15. Eunoia

Thomas

Le lendemain, je fus le premier à me réveiller, ce qui était inhabituel : Clémentine était plus matinale que moi, même le weekend, elle était toujours debout à huit heures. Mais il était neuf heures et demie, et toujours aucun signe d'elle. J'étais dans la cuisine, un verre d'eau intact devant moi, et je guettais les escaliers comme si ma vie en dépendait, dans l'attente de la voir courir au rez-de-chaussée, ses cheveux blonds volant autour d'elle.

Personne.

Son travail commençait dans une demi-heure, et si elle ne partait pas dans les dix minutes, elle serait en retard. J'estimai que j'avais suffisamment attendu, alors je me levai et grimpai les marches deux par deux.

La veille, après avoir passé l'entièreté du dessin animé à nourrir Clémentine de gâteau et de thé, je lui avais ordonné de se doucher et d'aller se mettre au lit. Elle m'avait écouté, la mort dans l'âme, restant sous le jet d'eau bien plus longtemps que nécessaire. Elle n'avait pas répondu à mon « bonne nuit » quand je l'avais croisée, dans le couloir.

À peine si j'avais pu fermer l'œil de la nuit, rongé par l'inquiétude. Je devinai qu'elle non plus n'avait pas eu droit à beaucoup de sommeil.

J'arrivai devant sa porte et levai le poing, puis hésitai. Et si je la dérangeais ? Mais merde, elle m'en voudrait sûrement plus de ne pas l'avoir réveillée à temps que d'être venu la tirer du sommeil. Mais si elle...

— Entre, Thomas, entendis-je de l'autre côté. Je vois l'ombre de tes pieds sous la porte.

J'abaissai doucement la poignée et passai la tête dans l'entrebâillement. Seule sa tête émergeait de sous la couette, la pièce plongée dans la pénombre.

— Tu ne dors pas ? demandai-je.

Question bête.

— Je veux pas me lever, murmura-t-elle. J'ai pas la force de bosser.

Et elle disparut sous la couverture, ne laissant que ses cheveux dépasser.

J'entrai et allai ouvrir les volets. Je laissai une fenêtre ouverte, histoire de faire circuler l'air, puis vins me poster près de Clémentine, à côté du lit. J'appuyai doucement sur la bosse que formait son corps, espérant toucher son épaule.

— Je veux pas y aller, rechigna-t-elle, sa voix étouffée par le tissu.

— Il faut au moins prévenir Léopold.

— Veux pas. Veux rien. Je veux juste disparaître.

Je m'assis sur le rebord, doucement, et laissai ma main sur elle dans l'espoir de la réconforter. J'avais compris que Clémentine trouvait son réconfort dans le contact, et même si ce n'était pas le cas pour moi, j'étais prêt à faire un effort. Je pouvais bien repousser ma nature taciturne le temps que Clémentine aille un peu mieux.

— Et avant de disparaître, est-ce que tu voudrais un fondant au chocolat ?

— Non.

Merde. Si même les gâteaux ne fonctionnaient pas, alors l'heure était grave.

— Clem, qu'est-ce que je peux faire pour t'aider ?

Pas de réponse. Elle hésitait.

Une main sortit de sous la couette.

— Un câlin, s'il te plaît...

Je cachai mon soupir. Évidemment. Je ne me laissai pas le temps de réfléchir, parce que je savais que si je le faisais, j'allais refuser, et m'allongeai à côté d'elle, par-dessus la couverture. Elle se décala pour me laisser un peu de place, ce dont je lui fus reconnaissant, parce que j'étais à deux doigts de me casser la gueule. Je passai un bras au-dessus de son corps, espérant à nouveau atterrir sur une zone sans danger, et l'étreignis ainsi, sans un mot. Juste elle, moi, et cette couette pour nous séparer.

Pas pour longtemps, cependant : au bout d'une bonne minute, je la sentis bouger, et sa tête émergea, juste en face de la mienne. Nous nous regardâmes durant de longues secondes avant qu'elle ne sorte péniblement ses bras pour les enrouler derrière ma nuque. Elle se blottit contre moi et inspira profondément, pressant son corps tout fin contre le mien.

— Thomas... Merci d'être là, murmura-t-elle contre mon torse.

— C'est normal. Tu m'as promis que je ne serais plus jamais seul, et c'est réciproque.

Merde. Pourquoi tu lui dis ce genre de choses alors que tu prévois de partir la semaine prochaine ?

Elle se serra un peu plus. Je fus envahi par son odeur rassurante, celle de son shampooing, de ses draps, ce mélange de soleil d'été et de matelas moelleux. Je ne pus m'empêcher de poser mes lèvres sur sa tête, mon nez près de ses cheveux, la serrant en retour. Je me sentais bien – je me sentais en sécurité. Clémentine n'avait eu de cesse de me protéger, quelle que soit la menace. À mon tour d'être là pour elle.

Heureuse. Je voulais juste qu'elle soit heureuse.

— Clémentine, je...

Qu'est-ce que je m'apprêtais à dire, au juste ? Je refermai la bouche, troublé par mes propres pensées. Clémentine fit un petit son interrogateur, et je lui répondis « rien ». Parce que je n'avais rien à dire. Je n'avais rien à dire, n'est-ce pas ? J'étais juste là pour elle. Je l'enlaçais pour la rassurer, et je fourrais mon nez dans ses cheveux parce qu'elle sentait bon. N'est-ce pas ?

Elle réajusta ses mains dans mon dos et se cala plus confortablement. Combien de temps cela faisait-il que je ne m'étais pas retrouvé aussi proche de quelqu'un ? Et comment en étais-je arrivé à le supporter sans rechigner ? Même... à l'apprécier ? Tout simplement parce que c'était Clémentine. Mais pourquoi Clémentine ? Pourquoi pas quelqu'un d'autre ? Pourquoi est-ce que je me démenais à essayer de la faire sourire quand je pourrais simplement prendre ce qu'elle me donnait sans demander mon reste ? Pourquoi je me sentais obligé d'être là pour elle ?

Et putain, pourquoi la perspective de m'éloigner était-elle si douloureuse ?

Pour une fois, j'aurais voulu m'attarder sur toutes ces questions au lieu de les rejeter en bloc, mais le ventre de Clémentine gargouilla, et après une seconde de silence, nous explosâmes de rire. Toutes mes inquiétudes s'envolèrent. Au Diable les pourquoi ; quand Clémentine riait aux éclats, l'univers retenait son souffle pour l'écouter, et je me sentais léger, léger, léger...

— Tu ne veux toujours pas de fondant ? lui demandai-je en me baissant pour la regarder.

Nos visages étaient bien trop proches. Je relevai le nez et repris ma position initiale.

— Bon, d'accord, je craque, capitula-t-elle. L'appel du chocolat est plus fort que moi.

Je me défis de son étreinte pour la laisser se relever, et mon corps me parut froid, tout à coup. Je me relevai, remis mon tee-shirt en place et me tournai vers elle.

Cette crétine essayait d'embarquer sa couette avec elle.

— Clem, laisse ta couverture ici. Elle ne va pas partir, tu sais.

— Aujourd'hui, c'est journée déprime, et je compte bien en passer l'intégralité dans cette couette !

— Bon, comme tu veux. Mais si tu te casses la gueule dans les escaliers, tu ne pourras pas dire que je ne t'ai pas prévenue.

— Si je tombe, je sais que tu seras là pour me rattraper.

Elle l'avait dit sans vraiment y penser, mais ses mots eurent un impact profond en moi. Lorsqu'elle eut trouvé un moyen de s'emmitoufler dans ses draps tout en pouvant marcher, je passai devant elle et lui ouvris la porte.

— Quel gentleman. Tu es toujours aux petits soins avec moi, pas vrai ?

— Qui ne le serait pas ?

Merde, je l'avais dit à voix haute. Je fis de mon mieux pour cacher ma gêne et passai devant elle pour, justement, la rattraper si elle tombait. Elle faillit trébucher plusieurs fois, mais, fière comme un coq qu'elle était, elle ne voulut pas l'avouer, et se vanta de son « équilibre irréprochable ». Alors, pour l'embêter, je la poussai gentiment, et si je ne l'avais pas rattrapée au vol, elle se serait lamentablement échouée par terre.

— Thomas, tu es un être cruel.

— Faut savoir, je suis un gentleman, ou non ?

— Pas quand tu fais ce genre de choses. J'ai cru que j'allais mourir.

— Je n'oserais pas te tuer. J'aurais trop peur que tu me hantes pour le restant de mes jours.

— Et tu as bien raison ! Je ferais de ta vie un véritable enfer.

Oh, ne t'en fais pas, Clémentine. Je n'ai pas besoin de ton fantôme pour ça.

— Installe-toi, au lieu de dire des bêtises. Je m'occupe de ton petit-déjeuner.

— Merci, Thomas. Tu es un amour.

Elle peina à monter sur sa chaise haute sans se séparer de sa couette. Je ne pus m'empêcher de sourire. Certes, c'était puéril, mais c'était tellement elle. J'ouvris le frigo et en sortis deux fondants, son yaourt préféré et du lait. Je préparai rapidement de quoi manger pour nous deux et m'installai à côté d'elle, cuillère en main, prêt à manger mes céréales.

— Tiens, il est déjà dix heures, remarqua-t-elle. Dix... Merde, il est dix heures ! Oh mon Dieu, j'ai pas prévenu Léopold !

Elle tenta de descendre de sa chaise, mais je la retins avant qu'elle ne se casse la gueule.

— Clem, ne bouge pas, d'accord ? Je vais chercher ton téléphone. Reste ici.

— Vite, vite !

Je montai les escaliers en courant et me hâtai d'aller chercher son portable, que je savais sur sa table de chevet. À l'instant où je le pris en main, il vibra, signe qu'elle avait reçu un message.

Je redescendis en marchant, yeux sur l'écran.

— Léopold t'a envoyé un SMS, lui fis-je savoir. « Coucou Clem, ma petite sœur adorée, ma fleur des champs, mon petit... » bref, « je vois que tu n'es pas là, alors je voulais te dire de prendre ta journée. Je sais que c'est difficile pour toi, donc prends le temps de te reposer, de manger des glaces et de regarder des films. Je pense fort à toi, je t'aime, tu es la plus jolie... », bla-bla-bla.

— Montre.

Quand je fus à sa hauteur, elle m'arracha le téléphone des mains et lut le message à toute vitesse. Elle resta figée quelques secondes avant de relever la tête vers moi, bouche bée.

— Il... il...

— Il ?

Ses yeux se mirent à briller. Non, non, non ! Est-ce que j'avais fait quelque chose de mal ?

— Il est bien trop gentil, chuchota-t-elle. Je ne mérite pas un meilleur ami aussi attentif.

— Non, Clémentine, ne pleure pas, dis-je en prenant son téléphone pour le reposer. Bien sûr que tu mérites un meilleur ami tel que Léopold, ne dis pas de bêtises.

— Mais qu'est-ce que tu en sais ? Qu'est-ce que tu en sais, Thomas ? Qui te dit que je le mérite vraiment ?

Ses pupilles tremblaient à cause des larmes, mais ces dernières ne coulaient pas. Clémentine ne se dénigrait jamais. Jamais... jusqu'à maintenant.

— Qu'est-ce qui te fait dire que je mérite cet amour ? couina-t-elle.

— Parce que... parce que...

Parce que tu es toi, Clémentine, et qu'il est impossible d'apprendre à te connaître sans tomber raide dingue de ta personnalité rayonnante et de ton immense sourire plus brillant que les étoiles.

— Parce que...

J'aurais aimé être capable de répondre. J'aurais aimé être capable de consoler son âme fatiguée. Mais je ne savais pas quoi dire, je ne savais pas comment le formuler. À mes yeux, Clémentine méritait le monde entier, et bien plus encore. Mais pourquoi ? Je ne pouvais pas l'expliquer. C'était juste... évident.

Aimer Clémentine, c'était une évidence. On ne pouvait pas croiser sa route sans qu'elle sème des fleurs le long de notre chemin. Mais je ne pouvais pas lui dire, pas comme ça. Ou peut-être que si ? De toute façon, il était trop tard. Elle avait déjà baissé la tête.

Pour la première fois, je n'arrivais pas à trouver les mots pour la consoler, tout simplement parce que ce que je ressentais était indescriptible.

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