11. Après-midi gâteau

Clémentine

 — Comment ça, deux cents grammes de sucre ?!

Mon exclamation outrée fit rire Thomas. Je relus la recette qu'il avait notée, ne voulant pas croire mes yeux.

— Et de beurre, aussi ? Thomas, t'es bien gentil, mais c'est pas comme ça que je vais garder la ligne.

— C'est pas moi qui ai inventé la recette. Si ça dit deux cents grammes, alors c'est deux cents grammes.

Je me redressai et me plantai face à lui. Nous avions l'air de deux gosses, avec nos tabliers à fleurs, mais pour rien au monde je ne voulais rater l'occasion de voir Thomas ainsi. C'était à en mourir de rire.

— Tu vois, ça ? (Je désignai ma taille et mes hanches.) Tu crois que j'ai fait comment pour rester comme ça à vingt-six ans ? C'était pas par la volonté du Saint-Esprit. C'était en fuyant ce genre de gâteaux comme la peste, dis-je en tapotant la recette du doigt.

— Bon... On peut réduire le sucre et couper le beurre avec du lait, si tu veux. Mais dans ce cas, on rajoute des fraises.

— Marché conclu.

Je lui présentai ma paume pour qu'il la tope, ce qu'il fit, un peu de travers. Je ris lorsque ses joues virèrent au cramoisi.

— Alors, par quoi on commence ? demandai-je.

— On fait fondre le beurre et le chocolat au bain-marie.

— Au bain-quoi ?

— Regarde.

Il prit une casserole, un bol et les ingrédients, remplit la première d'eau, plaça le deuxième à l'intérieur et mit les derniers dedans.

— À quoi ça sert ? demandai-je en observant son bain-machin. On aurait juste pu les mettre au micro-ondes.

— Ça sert à les faire fondre sans les brûler. L'eau chaude réchauffe en douceur.

— Comment ça se fait qu'on ne me l'ait jamais dit ?

— Peut-être parce que tu n'as jamais demandé ?

Je le regardai avec de gros yeux, ce qui le fit exploser de rire. J'attrapai une cuillère en bois pour le frapper avec, mais il fut plus rapide et m'enleva mon arme des mains.

— Rends-la-moi ! m'écriai-je en sautillant pour l'attraper.

Il la tenait à bout de bras, et même si j'étais grande, je ne rivalisais pas avec son mètre quatre-vingt-deux. J'abandonnai et préférai plutôt taper du poing sur son torse, lui faisant les yeux de chien battu.

— Ça marche pas, Clem.

— D'habitude, ça marche toujours !

— Pas avec moi. Je suis insensible à ton charme, plaisanta-t-il.

Je ris avec lui, mais quelque chose en moi se rembrunit imperceptiblement. Je ne m'y attardai pas.

— Tu es cruel, déclarai-je en croisant les bras.

— Et toi tu es dans mon chemin. Je dois remuer le chocolat.

Il pointa la casserole du bout de la cuillère, et je me poussai pour le laisser passer, un grand sourire aux lèvres. Depuis que Thomas était allé chez Emmanuel, il osait faire des blagues, m'envoyer des piques et – ô miracle ! – user du sarcasme avec moi. Plus les jours passaient, et plus je découvrais différentes facettes de lui. La blasée me faisait beaucoup rire.

— Je peux faire quelque chose ? demandai-je en regardant par-dessus son épaule.

— Tu peux mélanger la farine et la levure dans le saladier, là.

Je m'exécutai immédiatement, heureuse de me rendre utile. Je sortis la balance électronique et bidouillai jusqu'à ce qu'elle fonctionne, et pesai minutieusement mes ingrédients avant de les remuer.

— Et maintenant ?

— On va casser les œufs et séparer les blancs des jaunes.

Il se posta à côté de moi et, pendant une brève seconde, je me sentis toute petite. Son odeur de savon et d'homme envahit mes narines, familière, tout comme sa présence vibrante à quelques centimètres de moi. Je dus me forcer à me concentrer sur ses gestes.

Merde. Reprends-toi.

Il me donna un œuf et me dit de mettre le blanc dans le deuxième saladier, avant de le faire lui-même, sans marquer d'hésitation. C'était étrange de le voir si sûr de lui. Derrière les fourneaux, le Thomas timide n'existait pas : il était remplacé par un adulte serein et confiant. Atrocement séduisant, aussi, mais je ne voulais pas me l'avouer.

Évidemment, comme je n'étais pas douée, je cassai mon jaune. Thomas rattrapa mes bêtises pour moi, et je ne pus empêcher un frisson de me parcourir lorsque ses mains frôlèrent les miennes.

— Tu veux bien aller retirer le bol de la casserole, s'il te plaît ? me demanda-t-il. Ne te brûle pas.

Je souris à sa dernière phrase. Il était mignon quand il se montrait prévenant. J'éteignis le gaz, pris un torchon et vins poser le chocolat sur le plan de travail. Thomas était en train de s'essuyer les mains, les doigts pleins de blanc d'œuf.

— Tu peux commencer à battre les blancs, me dit-il, je m'occupe de la pâte.

— Et les fraises ?

— Après. Ne sois pas impatiente.

Il m'offrit un petit sourire avant de reporter son attention sur le gâteau. Je pris le fouet et commençai à battre, déterminée à faire la guerre à ces œufs.

Au bout d'un moment, quand Thomas eut fini avec sa pâte et que je n'avais obtenu qu'une mousse blanche pathétique, il attrapa doucement mon poignet pour m'arrêter et me prit l'ustensile des mains. Je le regardai prendre le relai sans un mot, partagée entre une étrange fascination et une sourde frustration – ce fut cette dernière qui l'emporta.

— Eh, je suis parfaitement capable de me débrouiller !

— Je te file juste un coup de main.

— Non, tu fais les choses à ma place, et je n'aime vraiment pas ça ! Redonne-moi ce fouet ou je...

— Tu sais, Clem, me coupa-t-il, ce que tu ressens, là, c'est exactement ce que je ressens quand tu m'aides ou que tu m'offres quelque chose. Sauf que là, c'est un gâteau. Toi, tu me sauves la vie.

Sa remarque me prit complètement de court. J'arrêtai de vouloir lui reprendre le saladier des mains et le dévisageai.

— Pour une fois, laisse-moi t'aider en retour, murmura-t-il. S'il te plaît.

Je restai coite de longues secondes. Il... Merde. Il venait de me clouer le bec. Était-ce vraiment ça qu'il ressentait ? Cette sensation d'impuissance et d'infériorité, cette gêne de ne pas y arriver soi-même ? Mais à propos de sa vie ?

Comment fait-il pour ne pas me détester ?

— Désolée, dis-je en reculant légèrement. Je ne voulais pas... C'était juste pour me chamailler.

— Non, c'est moi qui suis désolé, je viens de plomber l'ambiance. Tiens, tu peux continuer, si tu veux. Le plus dur est fait.

Il me redonna le fouet et je n'osai pas le refuser. Il passa derrière moi pour aller s'essuyer les mains, l'air tranquille, comme s'il ne venait pas de lâcher une bombe nucléaire, comme si je n'étais pas en train de tout remettre en question. Est-ce qu'au fond, il me haïssait d'agir ainsi avec lui ? Est-ce que je l'insupportais et il n'osait pas me le dire ? Était-ce possible, avec tant de bonnes intentions, d'être à ce point à côté de la plaque ?

— Thomas, tu...

Comment trouver les bons mots ? Tout se mélangeait dans ma tête. Je ne savais même pas ce que je voulais lui dire.

— ... Tu ne me détestes pas, hein ?

— Pourquoi je te détesterais ? (Il semblait vraiment surpris.) C'est à cause de ce que j'ai dit ?

— C'est juste... Depuis le début, tout ce que j'ai voulu, c'est bien faire. Mais si tu en as marre et que tu ne veux plus rester ici, je comprendrais, je...

— Clémentine, stop, tu te trompes complètement. Je n'ai jamais dit que je te détestais, d'accord ? Je voulais juste te faire remarquer combien c'est frustrant de ne pas pouvoir faire les choses soi-même. Je n'ai pas dit que c'était de ta faute. Tu... Clem, tu me sauves la vie, tu le sais, ça ? Comment je pourrais te détester alors que tu fais tout ça pour moi ?

En parlant, il avait posé une main dans mon dos, et j'étais tout simplement en train d'imploser intérieurement à ce contact. C'était doux, c'était sans arrière-pensée, mais c'était justement cette douceur et cette innocence qui rendaient ce geste si précieux. Il l'avait fait par réflexe, sans réfléchir. Thomas, le si distant Thomas, plus mystérieux et renfermé que la boîte de Pandore, venait de poser une main dans mon dos pour me rassurer. Comment étais-je censée rester calme ?

— Je ne sais pas, j'ai paniqué, dis-je en m'éloignant discrètement. Ça sonnait comme un reproche, alors...

— Je suis désolé si tu as cru que je te reprochais de m'aider, ce n'est pas le cas. Je te le jure. Au contraire, je te suis infiniment reconnaissant, et c'est de ne pas pouvoir te rendre tout ce que tu me donnes qui me frustre.

— Je ne veux rien en retour.

— Les gens veulent toujours quelque chose en retour, même s'ils ne s'en rendent pas compte. Ce n'est pas grave, c'est normal. C'est comme ça que l'humain fonctionne.

— Là, je ne suis pas d'accord, dis-je en m'appuyant sur le plan de travail. Tu es en train de dire que la bonté n'existe pas.

— Exactement. Elle n'existe pas. Les gens se persuadent être des personnes bien, qui ne veulent jamais qu'on leur rende tous leurs efforts, mais c'est faux. Et cette réalité finit toujours par retomber dans la gueule de quelqu'un.

— Qu'est-ce qui te fait dire ça ?

— L'expérience.

Encore une fois, je ne sus quoi répondre. J'avais l'impression qu'avec Thomas, plus je creusais, moins j'en savais. Est-ce qu'un jour seulement il s'ouvrirait à moi ?

J'avais des milliers de questions à lui poser, mais je me refusais de les aborder la première. S'il ne voulait pas en parler, je me devais de le respecter. Et même si ma curiosité me rongeait de plus en plus chaque jour, je prenais sur moi et j'attendais, j'attendais qu'il soit prêt à être vulnérable. J'attendais qu'il ait suffisamment confiance en moi pour me confier un petit bout de lui.

Je ne pensais pas qu'il viendrait si vite à moi.

— J'ai connu beaucoup de personnes qui disaient agir par « bonté d'âme », dit-il en remuant la pâte chocolatée. Mais il se trouve qu'elles se voilaient toutes la face. Quand les gens n'obtiennent rien, ils se lassent et se demandent pourquoi est-ce qu'ils continuent à donner, puisqu'ils ne peuvent pas recevoir. Alors ils t'abandonnent. Certains ont même le cran de s'excuser et de te souhaiter bonne chance, comme s'ils ne venaient pas de te foutre dehors du jour au lendemain.

Je n'osai pas dire quoi que ce soit ; c'était ce qui se rapprochait le plus d'une histoire sur son passé, et pour rien au monde je ne voulais briser ce moment.

— Alors non, je ne crois plus en la bonté. La vie m'a suffisamment fait comprendre qu'elle n'était qu'illusoire pour que je retienne la leçon.

— Pourquoi tu as accepté que je t'héberge, si tu étais persuadé dès le début que je demanderais quelque chose en retour ?

— Parce que c'était ma seule chance. J'étais à deux doigts d'y passer. Tu étais le dernier des miracles : quelqu'un qui me logerait et me nourrirait, sans broncher et sans me faire de mal. C'était inespéré. J'avais faim, j'étais seul et plus proche de la mort que jamais. Soit je prenais la main que tu me tendais, soit je pouvais dire adieu à ce monde de merde.

Je me rendis à peine compte que j'avais arrêté depuis longtemps de faire monter les blancs en neige. Thomas ne me regardait pas, mais je n'avais pas besoin de ses yeux pour que sa sincérité me transperce. Pour moi, lui offrir mon aide m'avait semblé naturel, presque banal ; je donnais à quelqu'un qui en avait besoin un toit et des plats chauds. Mais pour lui, ç'avait été sa seule chance de survie.

Que lui serait-il arrivé, si j'avais appelé la police, ce soir-là ? Que serait-il devenu ? Est-ce qu'il serait seulement en vie ?

— J'avais le choix, continua-t-il. J'aurais pu refuser et me laisser dépérir entre deux poubelles, ça n'aurait rien changé, pour le peu que j'en avais à foutre. La mort ne me fait plus peur depuis bien longtemps. Mais... Je sais pas, je ne pourrais pas l'expliquer, c'est... Quelque chose m'a attiré chez toi. Quelque chose m'a fait me dire que j'étais en sécurité, que tu étais sincère, et que... que... tu n'étais pas comme les autres. J'avais désespérément besoin d'y croire, alors je m'y suis accroché. J'avais besoin de prétendre, rien qu'un instant, que la vie avait enfin été clémente avec moi, et qu'elle m'avait mené sur ta route pour une bonne raison. Je n'ai pas pu m'en empêcher de te faire confiance.

— Tu regrettes ? chuchotai-je.

Il releva la tête et me regarda dans les yeux. D'un vert si flagrant, ses yeux, si tranchant tandis qu'il était entouré de vaisseaux rouges, luisant de larmes.

— Pas le moins du monde.

Je ne pus m'en empêcher ; je lâchai tout ce que j'avais dans les mains et me blottis contre lui, le serrant de toutes mes forces. Il m'enlaça en retour, reniflant par-dessus mon épaule, et je me mis à réciter une litanie de mots rassurants. « Ça va aller, je suis là, tu peux pleurer. » C'était la première fois qu'il parlait autant, et c'était la première fois qu'il s'ouvrait à moi. Une boule familière se coinça dans ma gorge, mais je la repoussai, ne voulant pas pleurer maintenant. Thomas avait posé son front dans mon cou, laissant des hoquets silencieux agiter son corps, et il me tenait, il me tenait comme si j'étais à la fois la chose la plus fragile et la plus forte au monde. Il s'accrochait à moi, mais c'était presque comme s'il craignait de me briser. Comme s'il n'était pas celui qui avait besoin de toute cette tendresse. Comme si c'était moi qu'il fallait sauver.

Peut-être bien. Mais quelle place avait mon malheur face au sien ? Il n'y avait pas de place pour la faiblesse lorsqu'il s'agissait de plus faible encore que soi. Avant d'être là pour moi, il fallait que je sois là pour lui. Je pouvais y survivre. Lui, non.

— Je suis désolé, s'excusa-t-il avant d'être interrompu par un sanglot. Je suis désolé, tellement désolé...

— Désolé de quoi ?

Silence. Ses pleurs étaient un des sons les plus déchirants qu'il m'ait été donné d'entendre. Chaque larme qui glissait contre mon cou avait le tranchant d'une épée. Je ressentais toutes ses émotions avec une acuité chirurgicale, et elles faisaient putain de mal. Comment faisait-il pour supporter un tel fardeau de douleur ?

— Désolé d'exister, répondit-il finalement.

Je dus fermer les yeux de toutes mes forces pour ne pas pleurer. Oh, Thomas, si doux et si meurtri par la vie... qui s'excusait d'exister.

Qu'avait-il pu bien vivre pour en arriver là ? Et est-ce qu'au final, j'avais réellement le pouvoir de l'aider, ou allais-je le détruire, comme tous les autres avant moi ?

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