10. Jeux vidéo et débats (1)
Thomas
Lorsque je me réveillai le mardi matin, j'eus un mal fou à ouvrir les yeux : mes cils étaient collés par des restes de larmes séchées. J'avais encore pleuré dans mon sommeil.
Je les frottai longuement et m'appliquai à retirer tous les résidus qui me gênaient, avant de me lever et aller ouvrir mes volets. Je ne les fermais jamais complètement, à cause de ma peur de la pénombre, mais mes rétines fatiguées eurent quand même du mal à s'accommoder à la lumière soudaine. Je traînai des pieds jusqu'à la salle de bains où je fis ma toilette, avant de revenir m'habiller puis de descendre au rez-de-chaussée.
Clémentine était déjà là, comme toujours ; son travail commençait à dix heures, et j'avais tendance à me réveiller aux alentours de neuf heures. Elle était assise devant le plan de travail, un yaourt aux fruits devant elle, et parlait avec quelqu'un au téléphone. Je lui fis un petit signe de la main pour la saluer.
— Tiens, bonjour, Thomas ! On parlait justement de toi.
Je me figeai. Ils parlaient de moi ? Mais que disaient-ils ? Est-ce que Clémentine était en train de se moquer de moi, de dire qu'elle ne voulait plus que j'habite ici, que je prenais trop de place, que...
Ça suffit, Thomas. Elle t'a déjà dit le contraire des milliers de fois.
Mais je ne pouvais pas m'en empêcher. C'était mon premier réflexe : me préparer à l'abandon. Je marchai prudemment jusqu'au plan de travail où je me découpai une part de gâteau, dont il manquait déjà une bonne partie. Clémentine avait visiblement l'air de l'apprécier.
— C'est Emmanuel, au téléphone, m'indiqua-t-elle. Le copain de Saska.
Je hochai du menton. Je m'en voulais toujours de ne pas être allé saluer Saska lorsqu'elle était venue. Est-ce qu'elle avait raconté à son petit ami à quel point j'étais impoli ?
— Il te propose de venir chez eux aujourd'hui, continua-t-elle, et il me fallut plusieurs secondes pour comprendre que c'était bien à moi qu'elle parlait. Il vient de recevoir sa PS5, et il voudrait l'inaugurer avec toi.
— A... a... avec m... moi ?
— Oui, avec toi. Ça te dirait ?
L'information mit un temps fou à prendre du sens dans mon cerveau. Je me rendis compte que je ne bougeais plus, choqué par l'idée que... quelqu'un que je ne connaissais pas voulait jouer aux jeux vidéos avec moi ?
— Pourquoi ? demandai-je sans pouvoir m'en empêcher.
— Pourquoi pas ? Ça lui permettrait de faire ta connaissance... Saska n'est pas avec lui, alors il est tout seul.
— Je... je...
Mais pourquoi moi ? Pourquoi pas quelqu'un d'autre ? Et pourquoi voulait-il me rencontrer ? Est-ce que lui non plus, il ne me faisait pas confiance, comme Léopold ? Est-ce qu'il voulait s'assurer que Clémentine n'était pas en compagnie d'un psychopathe ? Est-ce qu'il allait me faire du mal ?
— Manu est très gentil. Tu n'as pas à t'inquiéter.
J'entendis une voix masculine lui répondre, sans pour autant distinguer les mots. Clémentine rit, prit une bouchée de yaourt, puis me regarda, dans l'attente.
— Le jour où on s'est rencontrés, il m'a foncé dessus et renversé une bouteille de lait entière sur mon tee-shirt, raconta-t-elle. D'ailleurs, je crois que je ne lui ai toujours pas rendu celui qu'il m'a prêté...
— Et... et... j'y resterais combien de t... de temps ?
Clémentine s'empressa de me répondre, sûrement dans la peur que je change d'avis et refuse en bloc :
— Jusqu'à ce que j'aie fini mon travail, à dix-huit heures. Je viendrai te chercher.
— Donc toute... toute la journée ?
La crainte de côtoyer un inconnu aussi longtemps me donnait la nausée.
— Non, bien sûr que non ! Juste l'après-midi. Il a du travail ce matin. Il viendrait te chercher aux alentours de treize heures, tu en penses quoi ?
Je n'arrivais pas à réfléchir. Clémentine semblait si enthousiaste à l'idée que je rencontre Emmanuel. Et puis apparemment, il était gentil et serviable.
Pourquoi pas ?
— Je vois dans ses yeux qu'il réfléchit, dit-elle à son interlocuteur. Prépare les manettes.
— Je n'ai pas dit oui ! protestai-je.
— Tu n'as pas dit non. Si l'idée était vraiment insurmontable, tu ne lui aurais même pas donné une chance.
Je détestais qu'elle ait raison. Mais ça ne me faisait pas plaisir pour autant. Si je considérais accepter, c'était uniquement parce que ça avait l'air de la rendre heureuse, et que tout ce qui pouvait la rendre heureuse était à mes yeux une manière de lui rendre ses services.
Pour Clémentine. Je le faisais uniquement pour Clémentine.
— Bon... OK. C'est d'accord.
— Vraiment ? Oh mon Dieu ! Thomas, t'es génial !
Et elle partit dans un babillage tout excité à l'adresse d'Emmanuel. Je me concentrai sur ma part de gâteau et la mâchai doucement, l'écoutant d'une oreille s'enthousiasmer à propos d'à quel point nous allions nous entendre et tous les nouveaux jeux que nous allions tester.
J'aimais bien les jeux vidéos : gamin, je passais souvent mes après-midi avec mes amis sur des jeux de course ou d'aventure. Les écrans offraient une échappatoire au monde réel qui était la bienvenue. On pouvait faire passer des heures en quelques minutes avec un jeu immersif.
Un pic de stress me noua l'estomac à l'idée de rencontrer Emmanuel, aussi je tentai de ne pas y penser de me concentrer uniquement sur mon petit-déjeuner. Quelques minutes plus tard, Clémentine raccrocha, et elle termina rapidement son yaourt avant de se tourner vers moi :
— Tu n'as pas à te faire de souci, d'accord ? Emmanuel est quelqu'un de très prévenant. Dis-toi qu'il a réussi à acquérir la confiance de Saska à une période où tout le monde le pensait impossible, et aujourd'hui, il vit avec elle. Si ce n'était pas quelqu'un de bien, je ne laisserais ni ma meilleure amie entre ses mains, ni toi.
Cela me rassura. Peu, mais ça me rassura.
— Je dois pas trop tarder, l'heure avance et je peux pas me permettre d'arriver en retard au boulot. Ça va aller, pour la matinée ? Tu sais que tu peux m'appeler avec le fixe si quelque chose ne va pas, hein ?
— Je... Ça va aller. Je pense.
— Je te laisse mon numéro et celui du salon quand même, d'accord ? Appelle de préférence le salon, et si je ne réponds pas, tu peux essayer sur mon portable.
Elle alla s'emparer d'un post-it et d'un stylo et y griffonna deux suites de chiffres, avant de décoller le papier et d'aller le flanquer sur le téléphone. Je la regardai faire, un petit sourire amusé aux lèvres. Elle était mignonne lorsqu'elle faisait la maman poule.
— Je vais me préparer, dit-elle en filant à l'étage.
Elle avait oublié de jeter son pot de yaourt. Je le fis pour elle avant d'aller laver sa cuillère, puis j'ouvris le frigo pour faire l'inventaire de ce que nous avions, afin de chercher des recettes pour ce midi et ce soir.
Je n'aimais pas cuisiner plus qu'autre chose, mais c'était quelque chose qui prenait du temps, me demandait une concentration maximale, et surtout, qui rendait un grand service à Clémentine. Toutes ces heures que je passais derrière les fourneaux, c'était du temps en plus pour elle – d'ailleurs, elle m'avait avoué qu'avant que je ne débarque ici, elle se nourrissait la moitié du temps de plats tout faits, et qu'elle se sentait mieux depuis qu'elle mangeait du fait maison à chaque repas. Alors je continuais de me documenter, je continuais d'apprendre, je continuais de cuisiner. Parce que chaque fois que Clémentine posait les yeux sur un plat que je venais de confectionner, elle avait ce sourire reconnaissant qui me faisait éprouver l'ombre d'une once de fierté.
J'arrivais à la faire sourire.
« Qui aurais-je pour me faire des lasagnes et des gâteaux quand je rentre ? Qui arriverait à me faire rire après une longue journée de travail ? Qui m'aiderait à y voir plus clair dans le grand bazar de ma vie sociale ? »
J'avais ce pouvoir. L'avais-je vraiment ? Oui, elle me l'avait dit. Mais ça me paraissait invraisemblable. Moi, j'arrivais à faire ça ? À avoir un impact positif ? À rendre le quotidien de quelqu'un plus beau ?
Moi qui avais toujours tout gâché, j'arrivais enfin à faire quelque chose de bien ?
J'étais en train de passer un coup d'éponge sur le plan de travail lorsque Clémentine redescendit, sac en main. Aujourd'hui, elle portait un jean évasé et un débardeur garni de motifs et de froufrous, et elle essaya trois vestes différentes devant le miroir avant d'opter pour quelque chose qui ressemblait à un kimono, blanc avec des motifs de cigognes. C'était un bel habit, et à chacun de ses mouvements, le tissu gonflait, léger.
— C'est Léopold qui me l'a offert pour mon anniversaire, dit-elle en voyant que je l'observais. Il est beau, pas vrai ?
— Très.
— Il reste du jambon, si tu veux, il faut le manger avant la date de péremption. Et j'ai lancé une machine, tu pourras l'étendre d'ici deux heures ?
— Bien sûr.
— Merci, Thomas, tu me sauves la vie. À ce soir, passe une bonne journée !
Elle m'envoya un bisou du bout des doigts, et je la saluai sans pouvoir retenir un sourire débile. Je n'y pouvais rien : chaque fois qu'elle agissait comme ça, je me mettais à rire, même si ce n'était pas forcément drôle. C'était juste incontrôlable. Elle prit les clés de la maison et partit, et le soudain silence me fit bizarre. Mon sourire fana.
Une fois la cuisine propre, je retournai dans ma chambre, et fus surpris de voir que Princesse ne s'était pas installée sur le fauteuil, comme elle en avait l'habitude, mais sur le lit. Elle me regarda avec son dédain habituel, secoua sa queue, puis ferma les yeux et m'ignora.
Je ne pensais pas un jour devenir ami avec un animal, et encore moins avec Princesse, mais le fait était là : la journée, quand Clémentine n'était pas là, c'était à Princesse que je parlais, et des fois, elle me miaulait en retour. Je la soupçonnais de me demander de la fermer, mais je ne parlais pas le chat. Je venais de temps en temps lui gratter les oreilles, et parfois c'était elle qui venait me réclamer de l'attention, en se frottant à mes jambes ou en grimpant carrément sur mes genoux.
Je la caressai rapidement avant de prendre mon livre et de m'installer à côté d'elle. Elle sortit brièvement les griffes pour s'accrocher aux draps lorsque je me laissai tomber, faisant rebondir le matelas, puis elle se calma et se mit de nouveau en position de sieste.
Je préférais certes grandement les bandes dessinées aux romans, mais je devais avouer que ces derniers faisaient passer le temps tout aussi vite, et offraient une expérience très différente de la lecture. Avec une bande dessinée, on s'immergeait dans l'univers de l'auteur tel qu'il l'avait conçu, on voyait les mouvements, et l'histoire se basait en très grande majorité sur les conversations entre personnages ou les scènes d'action. Un roman, c'était plus subtil, plus personnel. On imaginait nous-mêmes les décors, les personnages, leurs expressions. On assistait aux moments clés, mais aussi aux choses du quotidien, les détails de tous les jours, la vie telle qu'elle était. Là où les bandes dessinées nous emmenaient vers des horizons toujours inconnus, les romans étaient poignants de réalismes. Au lieu de voir les émotions des personnages, nous les vivions avec eux.
Pourtant, alors même que je lisais une scène importante, mon esprit partit à la dérive, et sans m'en rendre compte, je me remis à penser au sourire de Clémentine. La voir heureuse, c'était lui rendre service, et lui rendre service, c'était tout ce que j'avais : alors il était normal que je fasse tout en mon pouvoir pour qu'elle sourie. Qu'elle rie. Qu'elle me traite de crétin lorsque je tentais une blague ou qu'elle me rassure quand j'étais stressé. Que ses yeux s'illuminent lorsque je la surprenais avec un nouveau plat ou qu'elle soupire de soulagement lorsqu'elle se rendait compte que j'avais fait le ménage. Même si c'était au dépit de mes intentions ou de mes envies, il fallait que je la rende heureuse.
C'était pour ça que j'avais accepté d'aller chez Emmanuel, pour la rendre heureuse. Pour lui rendre service. Pour payer mes dettes.
Peut-être qu'à force de me le répéter, j'allais y croire.
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