1. L'inconnu à poil (2)

Plusieurs heures étaient passées. Nous avions mangé, crêpes, bonbons, gâteau, pizzas, déballé les cadeaux, dansé comme des fous dans le duplex de 311 mètres carrés de Léopold qui avait une superbe vue sur la Tour Eiffel, fait un karaoké qui avait terminé en fou rire, et nous venions tout juste de commencer un action-vérité – ç'avait beau être nul, toutes les fêtes finissaient forcément en action-vérité, ça ne servait à rien de le nier.

Nous étions installés dans la chambre de Léopold, sur son lit double aux draps noirs, en cercle. Enfin, c'était plus une patate qu'un véritable cercle, puisque Saska s'était réfugiée entre les bras d'Emmanuel, Clyde était à moitié par terre, et Joanne s'était effondrée sur l'épaule de Grace avec la grâce d'un pélican. Pour ma part, j'avais pris l'un des oreillers pour le serrer entre mes bras, tandis que j'écoutais Joanne donner un gage à Saska.

— Je veux... je veux que tu roules une pelle à ton mec devant tout le monde ! balbutia-t-elle, bien trop saoule depuis longtemps.

— Joanne, on n'a plus seize ans, on s'en fout de ce genre de trucs, lui dis-je en voyant Saska devenir cramoisie.

— Ah ouais, t'as raison. Alors, je veux que tu lui suces la bite devant tout le monde !

Nous nous tapâmes presque tous le front en même temps.

— Laisse tomber, Jojo, on va trouver quelqu'un d'autre pour donner le gage. Léo, une idée ?

— Ouais, je sais déjà. Sas', et si tu.... Oh, Juste, qu'est-ce que tu fais là ?

Nos regards suivirent le sien. Nous découvrîmes un jeune homme, la vingtaine, aux cheveux châtains, la peau claire et d'une finesse incroyable, qui se tenait sur le seuil tout recroquevillé, comme s'il craignait qu'on lui saute dessus.

— Je... je venais de me réveiller, et j'ai entendu du bruit, alors..., murmura-t-il.

— C'est qui, c'ui-là ? demanda Joanne avec son raffinement habituel.

— Celui-là, comme tu dis, c'est mon... (Léopold sembla hésiter. Tout le monde comprit immédiatement pourquoi.) C'est... l'artiste avec lequel je collabore pour mon nouveau projet.

— Traduction : c'est son mec, lança Clyde.

— Aussi, mais ce n'était pas dans le contrat, c'est arrivé par hasard, expliqua-t-il en descendant du lit pour rejoindre le concerné. Chéri, je suis désolé, j'ai oublié de te prévenir, on fête l'anniversaire de Clémentine.

— Oh, je dérange ? couina-t-il en se blottissant instinctivement contre son petit ami.

— Non, pas du tout. Tu peux te joindre à nous, si tu veux. Je te présente Joanne, une amie à Clem, Clyde, mon grand frère – mais tu le connais déjà –, et Grace, ma petite sœur. Les autres, tu les as déjà tous rencontrés, si je ne me trompe pas.

— Salut, lança-t-il avec un petit signe de la main. Je voulais pas vous interrompre.

— Oh allez, Juste, tu me connais, tu peux venir avec nous, lui dis-je en lui faisant signe d'approcher. On fait un action-vérité. T'es un artiste, t'as plein d'idées, tu vas pouvoir nous aider à trouver un gage pour Saska.

— Tu... tu es sûre ?

— Certaine. Allez, viens, je sais que Joanne fait peur au premier abord, mais ici il n'y a que des anges. T'as pas à être tout timide.

Il souffla quelque chose que je n'entendis pas, mais je crus lire sur ses lèvres « Je fais pas exprès ». Léopold lui frotta le dos et le poussa gentiment pour l'inviter à entrer, et ils s'installèrent tous les deux là où se trouvait Léo auparavant, mais cette fois avec un jeune homme tout chétif entre les bras.

Saska, Emmanuel et moi connaissions Juste depuis plusieurs semaines déjà – depuis que Léopold avait commencé son projet avec lui, en fait. Le courant était très vite passé, ils s'étaient mis ensemble, et leur couple avait l'air de bien fonctionner, puisque la preuve, Juste était encore là. Comme ce n'était pas la première fois que je mettais les pieds dans le duplex tout neuf de Léo, j'avais pu rencontrer Juste à quelques occasions. C'était un garçon d'une gentillesse infinie mais d'une timidité maladive. Léopold le couvait comme un vrai papa poule.

Et, malgré moi, je ne pouvais m'empêcher de sentir que le lien qui les reliait ne serait jamais aussi puissant que celui qu'il y avait eu entre Léo et Atlantic.

L'année dernière, en rentrant d'une semaine de vacances à Venise, Léopold avait déboulé à notre ancien appart à Lyon, celui où habitaient Clyde et Grace, en compagnie d'un parfait inconnu. Grand, boucles blondes, musclé, des pattes d'oie aux coins des yeux, j'avais tout de suite perçu l'alchimie électrique entre eux. Et de toute façon, il n'aurait pas fallu être devin pour comprendre qu'ils s'aimaient : les regards qu'ils s'échangeaient me filaient encore des frissons rien qu'en y pensant. Ils passaient également leur temps à mater le cul de l'autre, mais ça, ce n'était pas étonnant : les mecs, entre eux, ça baise.

Et puis l'irréparable était arrivé. Alors que leur relation était en train de s'épanouir pour former la plus merveilleuse des fleurs, Léopold avait été victime d'un horrible chantage : l'un de ses gardes du corps rapproché avait réussi à les filmer, Atlantic et lui, en train de faire l'amour, et avait demandé un million d'euros à Léopold ainsi qu'une fellation pour ne pas poster la vidéo sur le Net et détruire la carrière de Léo. Et évidemment, comme la vie est une belle salope, Atlantic était arrivé pile au moment où son copain avait la bite de son garde du corps jusque dans les amygdales. Rien à y faire : Léo n'avait pas eu le temps de rappeler Atlantic que ce dernier avait déjà remballé ses affaires et disparu nous ne savions où. Ça avait complètement détruit Léopold. Au point où j'en étais venue à une époque à me demander chaque soir si le lendemain, mon meilleur ami se réveillerait.

C'était en septembre que l'incident avait eu lieu. Aujourd'hui, huit mois plus tard, il avait réussi à s'en remettre suffisamment pour que je ne craigne plus pour sa vie, et il s'était même remis en couple.

Mais ce n'était pas pareil. Rien ne serait jamais comme avec Atlantic, je le savais. Peut-être que Léopold aussi. Mais il était plus facile de se baigner dans les mensonges que de se noyer dans la vérité. Alors personne ne disait rien, même si nous savions tous que Léo se tenait sous une épée de Damoclès.

Après tout, il fallait bien vivre comme s'il n'y aurait aucun lendemain, pas vrai ?

— Saska, je te donne le gage de... de... de chanter joyeux anniversaire avec l'accent québécois, dit Juste.

— Oh non, je le fais super mal, se plaignit-elle en faisant la moue.

— On s'en fout, le but c'est de s'amuser, la rassurai-je.

Je posai inconsciemment la main sur la cuisse de Léopold. Je m'en rendis compte seulement lorsque Juste me jeta un regard mi-curieux, mi-horrifié.

— Eh, poussin, l'interpellai-je, avec Léo, on passe notre temps collés comme des moules. Ne t'inquiète pas, je ne risque pas de draguer le mec le plus gay de la planète alors que je suis moi-même lesbienne.

— Je croyais que tu avais dit que tu étais pansexuelle ? me demanda Emmanuel.

— Oui, mais comme personne ne connaît le terme, je préfère dire que je suis homo. Ça calme direct les gens.

— C'est quoi, paon-sexuelle ? gargouilla Joanne.

— Je t'expliquerai quand ta mémoire fonctionnera à nouveau. Là, t'es ronde comme une barrique.

— Tant qu'on en parle, débuta Grace d'une petite voix. Il y a quelque chose que j'aimerais vous dire.

— Un coming-out ? devinai-je. Alors, toi aussi tu as découvert la merveilleuse face cachée de la lune ?

— Oui, je... je suis lesbienne. Je l'ai découvert récemment. Je sais qu'on est sortis ensemble, dit-elle à l'adresse d'Emmanuel, mais à l'époque, je ne le savais pas encore.

— Comment t'as découvert ? demanda Saska.

— Quand elle s'est retrouvée avec la chatte d'une nana dans la figure, répondit Clyde à sa place. Me regardez pas comme ça, je me suis retrouvé au mauvais endroit au mauvais moment, se défendit-il. Vous savez qu'il faut passer par la chambre de Grace pour aller à la salle de bains, et moi je venais de rentrer de soirée, j'avais envie de pisser, et c'est là que le drame est arrivé.

— Roh, t'exagères, c'était pas un drame, dit Grace en roulant des yeux. C'était gênant, mais ce sont des choses qui arrivent.

— Tu es ma petite sœur, je me souviens de toi en train de jouer aux petites voitures ! Et encore, heureusement que t'étais habillée, sinon mes nerfs auraient lâché.

— Vous êtes si dramatiques, râla Léopold en massant les épaules de Juste. Le nombre de fois où vous m'avez vu ou entendu baiser devrait vous avoir vaccinés, non ?

— Il faut dire, tu te gênes pas pour montrer la puissance de tes cordes vocales, marmonnai-je.

— Ni celle de ton vocabulaire. « Oh, oui, vas-y plus fort, défonce-moi le cul ! » imita Clyde en fermant les yeux. « T'es en plein dessus, démonte-moi la prostate ! »

— Oh mon Dieu, tu dis des choses comme ça ? demanda Juste avec un regard horrifié.

Silence.

Gros silence.

— Alors, commença Léo avec un rire nerveux. Je sais que ce n'est pas une info dont vous raffolez, mais avec Juste, je suis toujours au-dessus, et ça ne se passe pas du tout comme ça.

— Je... je savais pas que tu étais aussi cru au lit, déglutit le concerné.

— Ça dépend de mes partenaires, mais c'est vrai qu'avec... avec... euh... avec d'autres personnes, le sexe était un peu... Non, beaucoup plus violent.

— Tu as fait du BDSM ? s'écria Juste en pâlissant.

— Wow, du calme, je vais pas me mettre à te fouetter ou te faire lécher mes pompes ! tempéra Léopold avec les joues rouges. (Lui qui était si peu pudique, c'était étrange de le voir gêné.) Mais ouais, j'ai, euh... exploré quelques facettes du bondage et de la domination, mais rien d'extrême, c'était juste pour pimenter le truc. Bon, est-ce que je suis obligé d'étaler l'entièreté de ma vie sexuelle devant tout le monde ?

— D'habitude, tu te gênes pas pour en parler, fis-je remarquer en lui donnant une pichenette sur l'épaule.

— D'habitude, il n'y a personne que ça effraie, répliqua-t-il. C'est mieux qu'on change de sujet.

Silence, à nouveau. Tout le monde regardait Juste avec des yeux ronds. Ce dernier devint si blanc que je craignis qu'il perde connaissance.

— Je... je vais retourner me recoucher, balbutia-t-il en s'échappant de l'étreinte de Léopold. Passez une bonne soirée. Et joyeux anniversaire, Clémentine, désolé d'avoir tout gâché.

— Tu n'as rien gâché, tentai-je afin de le rassurer, mais je fus coupée par Léopold qui se leva à sa suite.

— Juste, attends ! Excusez-moi les gars, s'interrompit-il en s'accrochant au chambranle, je peux pas le laisser tout seul. Amusez-vous sans moi. Et empêchez Joanne de vomir sur mes draps !

Il disparut dans le couloir avec un « Chéri, attends-moi ! » qui résonna jusqu'ici. Nous restâmes silencieux, secoués par la scène qui venait de se produire. Nous n'étions pas dupes. Hormis Joanne, tout le monde ici avait plus ou moins deviné que quelque chose clochait.

— Vous croyez que Juste a vécu un traumatisme sexuel ? demanda Grace, disant tout haut ce que nous pensions tout bas.

— On n'en sait rien, et même si c'était le cas, ce ne sont pas nos affaires, dis-je, mes instincts de défense en éveil. À l'avenir, on essaiera juste de ne pas parler de ça devant lui, ça ne sert à rien de remuer le couteau dans la plaie.

— Léopold va mettre combien de temps à revenir ? demanda Emmanuel, la main perdue dans les cheveux châtains de Saska.

— Le connaissant, je crois qu'il ne reviendra pas. On n'a qu'à finir la soirée sans lui.

— Dommage, il mettait grave de l'ambiance, soupira Joanne.

Je soupçonnais cette dernière d'avoir flashé sur mon meilleur ami. J'espérais sincèrement que non : elle n'avait aucune chance, et alimenter un amour à sens unique n'allait que la détruire. Ou alors, elle enviait secrètement la popularité et la richesse de ce dernier. Léopold avait toujours attiré la jalousie sans même le vouloir. C'était l'un des aspects de la célébrité : le simple fait de réussir, ou même d'exister attisait la haine des plus fragiles.

Joanne n'était pas fragile, mais elle avait ses faiblesses. Et elle n'avait jamais vécu dans le luxe. L'argent représentait pour elle un pactole inestimable, et se retrouver dans un appartement qui coûtait plusieurs dizaines de fois le prix du sien n'était pas toujours facile. Je ne lui en voulais pas. Je comprenais ce sentiment d'injustice. Elle avait au moins la maturité de ne pas détester Léopold pour quelque chose dont il n'était, à la base, pas responsable. Même torchée.

Ma relation avec Joanne avait commencé d'une drôle de manière. Au début, à l'école de tatouage, elle avait fait l'erreur d'écouter les mauvais ragots à mon sujet, et m'avait voué une haine injustifiée que je n'avais pas tout de suite comprise. Puis, avec le temps, elle s'était rendu compte que ce que l'on disait sur moi était faux, et que nous avions au contraire des tonnes de points communs. Une fois que la glace s'était brisée, nous n'avions plus pu nous lâcher. Nous rigolions trop ensemble. Aujourd'hui encore, j'étais plus qu'heureuse de la retrouver sur Paris, où elle tenait son propre salon de tatouage. Après des années séparées, la revoir me donnait l'impression qu'on ne s'était jamais quittées. C'était le genre d'amitié que ni le temps ni la distance pouvaient ternir.

Je posai sur elle un regard bienveillant. Elle avait beau être bourrée de défauts, je l'aimais profondément. J'avais vécu avec elle des souvenirs inoubliables. Et puis, personne n'était parfait. Surtout pas moi.

— Bon, pour relancer la fête, je propose qu'on aille chercher du champagne ! dis-je en tapant sur mes cuisses.

Tout le monde accepta. Et ce fut à cet instant précis que Joanne vomit sur les draps de Léopold.

Un pas. Lever le pied, l'avancer, le reposer. Merde, je n'arrivais pas à voir à quelle distance était le sol. J'eus l'impression de rater une marche et manquai de me casser la bibine sur le trottoir. Mon sac m'échappa des mains, et je me mis à quatre pattes pour le récupérer, tâtonnant le sol pour vérifier que rien n'en était sorti. Je me remis péniblement debout en m'appuyant sur la voiture à côté de moi garée sur la chaussée, et sursautai de tous les diables lorsque celle-ci activa l'antivol. Je portai mes mains à mes oreilles pour couvrir le son suraigu et tentai de reprendre ma route le plus vite possible.

Mais malheureusement, lorsque j'étais bourrée, je marchai aussi bien qu'un bébé. C'est-à-dire que je me cassais la gueule tous les deux pas parce que j'étais incapable de voir à plus de trente centimètres. L'alcool avait un effet dévastateur sur moi, et je ne m'autorisais que rarement à en abuser, sachant quelles étaient les conséquences. Mais ce soir, c'était mon anniversaire, alors j'avais tous les droits. Dont celui de siphonner la moitié du champagne de Léopold, en dépit du fait que chaque bouteille avait dû coûter plus cher que ma maison.

Eh oui, parce que désormais, j'habitais dans une maison à Paris ! J'avais déménagé en même temps que Léopold. À l'instant où nous avions appris ce qui s'était passé entre Saska et Carlos Roca Luiz, un chanteur reconnu à l'international, nous avions quitté notre colocation avec Clyde et Grace sur Lyon pour nous installer à Paris, chacun de notre côté. Cela faisait longtemps que nous y songions, et la mésaventure de notre meilleure amie avait été la goutte de trop. Découvrir qu'elle avait failli mourir – à de multiples reprises – sous les assauts d'un psychopathe manipulateur m'avait rendue folle de rage, et surtout, inquiète à en mourir. Nous n'avions plus hésité : nous avions cherché les biens les plus proches de chez elle et avions déménagé il y avait quelques semaines maintenant.

C'était pour cette raison que j'avais fêté mon anniversaire chez Léopold : d'une part, ma maison faisait la taille de sa cuisine, et d'une autre, elle était encore truffée de cartons que je n'avais pas déballés. Voir l'étendue du travail qui m'attendait me décourageait au plus haut point.

Je m'en voulais de ne pas avoir vu les signes pourtant évidents d'un traumatisme profond que portait Saska. J'avais bêtement cru à l'histoire qu'elle avait inventée de toutes parts pour nous protéger de la vérité : que Carlos avait eu des ennuis pour une histoire de drogue et qu'elle avait préféré rompre par peur d'être emportée dans ce monde destructeur. En réalité, ma meilleure amie avait passé un été entier à se faire insulter, rabaisser, battre, humilier, et même violer. Elle avait juste fini par craquer et s'était enfuie avant d'être tuée par un homme qu'elle avait cru aimer.

Il avait dû lui falloir un courage inimaginable pour oser s'échapper des griffes d'un tel malade. Et surtout, pour y arriver, en dépit du fait qu'il avait continué à la traquer et la harceler même après leur rupture. Ou alors, c'était un instinct de survie primitif qui l'avait poussée à s'enfuir de sa maison et à échouer dans un poste de police. Malgré l'occasion qui s'était présentée à elle, elle n'avait pas porté plainte. Parce que, encore une fois, Carlos l'avait manipulée.

En janvier de cette année, après des mois de pression invisible, Carlos avait fini par frapper : il s'en était pris à Zoée, l'employée et une des meilleures amies de Saska, en lui faisant tirer une balle dans le dos. Heureusement, cette dernière s'était logée dans son épaule, et n'avait touché aucun organe vital. Il avait cependant été nécessaire de lui faire une pose de prothèse inversée, ses muscles étant trop abîmés par l'impact. Saska était revenue en urgence sur Paris pour voir cette dernière et s'assurer de son état. C'était à ce moment-là que Carlos l'avait appelée et lui avait donné rendez-vous dans la suite dans laquelle il logeait depuis plusieurs semaines : Saska n'avait pas eu le choix. Elle s'y était rendue en compagnie d'Emmanuel, qui avait refusé de la laisser affronter ses démons seule, et l'aide de la police par le biais de l'un de ses amis. Dans cette suite, elle avait vu des choses affreuses dont elle n'avait même pas pu m'en parler. Mais j'avais vu dans ses yeux flotter le reflet du sang et de la mort. À l'aide d'un habile tour de chantage, elle était parvenue à rendre Carlos vulnérable et à lui coller sa propre arme sur la gorge. C'était ainsi que le chanteur au sommet de sa carrière avait dégringolé, désormais en prison pour le restant de sa vie. La liste de ses fautes était si longue qu'on ne pouvait même pas les énumérer. Il avait violé la loi comme il avait violé Saska.

Trop de fois.

Mais aujourd'hui, elle se reconstruisait aux côtés d'un homme infiniment gentil. Emmanuel la guérissait et se guérissait lui-même avec elle. S'il avait fallu du temps à Saska avant de finalement s'ouvrir à lui, c'était par peur, par la peur instinctive de revivre l'enfer que Carlos lui avait imposé. Lorsqu'elle a fini par comprendre qu'Emmanuel n'était pas comme Carlos, et qu'au contraire, elle se sentait en sécurité avec lui, elle avait laissé éclore l'amour qui s'était tissé entre eux. Aujourd'hui, ils formaient le couple le plus fort et le plus harmonieux que j'avais jamais pu connaître. La vie les avait mis sur le chemin l'un de l'autre, et ensemble ils écrivaient une nouvelle histoire seulement à l'encre du bonheur.

J'étais heureuse pour elle. Si heureuse. Je ne souhaitais que le bonheur à mes amis. Mais le bonheur pouvait être difficile et le construire demandait une force titanesque lorsqu'on revenait d'aussi loin que Saska ou Léopold. Tous deux avaient été traînés dans la merde avant d'arriver là où ils en étaient. Et encore, ce n'était que le début.

La vie avait encore beaucoup de surprises en réserve.

Par je ne savais quel miracle, je reconnus la porte de ma maison : j'étais arrivée chez moi. Je fouillai dans mon sac pour trouver les clés, que je ne trouvai évidemment pas, comme toujours. Déjà que sobre, j'avais un mal fou à mettre la main dessus, bourrée, je n'avais quasiment aucune chance. J'eus beau retourner chaque poche, introuvables. Je ne les avais quand même pas oubliées chez Léo, si ? Ou alors elles s'étaient échappées lorsque j'avais tombé mon sac ?

Je remuai ce dernier dans l'espoir d'entendre leur tintement métallique, et sans que je comprenne comment, un miracle se produisit : elles tombèrent de mon sac et s'échouèrent à quelques millimètres d'une plaque d'égout. J'attendis le moment où elles tomberaient dedans. Il n'arriva pas.

Avec mille précautions, je me penchai et tirai mon trousseau loin des portes de l'oubli. Je me relevai en m'appuyant sur le rebord de la fenêtre de ma cuisine et sentis quelque chose de bizarre s'enfoncer dans ma paume. De coupant. Je portai ma main à mon visage et y vis du sang. Merde. Du sang ?

J'inspectai le rebord et y vis de nombreux morceaux de verre. Mais d'où qu'il sortait, celui-là ? Je regardai de nouveau ma main, qui commençait à sérieusement me faire mal, puis le rebord. Mon cerveau eut un mal fou à se reconnecter pour comprendre ce qui se passait.

Je levai un peu le regard et vis ma fenêtre. Ou du moins, ce qu'il en restait. Un trou béant se trouvait en son centre. Je compris la présence des morceaux de verre. Cependant, saoule comme j'étais, je n'eus pas la bonne conscience de me demander qui avait brisé ma fenêtre et pourquoi. Tout ce que je fis fut déverrouiller ma porte et rentrer chez moi.

J'allumai les lumières. Me fis agresser les rétines par l'ampoule du salon. Vis les habituels cartons qui traînaient toujours un peu partout. Puis la douleur dans ma paume gauche me ramena au présent : il fallait que je me soigne.

Je montai directement à l'étage, prenant les escaliers qui se trouvaient sur la gauche de ma maison, pour me rendre dans la salle de bains. Voir mon reflet me fit un choc. J'étais dégoulinante de maquillage, j'avais réussi à me mettre du sang sur la joue, et mes cheveux étaient dans un tel désordre que je faillis hurler. Je ressemblais vraiment à ça ?

Je décidai de m'en préoccuper plus tard et sortis la trousse de soins. Je passai ma main sous l'eau, histoire de faire partir tout ce sang qui m'empêchait de voir la plaie, et découvris qu'un morceau de verre de la taille d'un ongle y était planté. Je grimaçai. Est-ce qu'il y avait besoin que j'aille aux urgences ? Surtout que, torchée comme j'étais, ne risquais-je pas de me blesser plus qu'autre chose ?

Je ne réfléchis pas longtemps. La douleur commençait à devenir insupportable. Je fermai le robinet et pris une pince à épiler, puis, serrant mon courage imaginaire de toutes mes forces, j'extirpai le morceau de ma paume. Je couinai de douleur. Un flot de sang deux fois plus dense s'échappa de ma main et s'échoua un peu partout.

— Ah non, pas mon jean ! m'écriai-je en me relevant, mon précieux habit désormais tacheté de rouge.

Je remis ma main dans le lavabo tout en cherchant de quoi bander la plaie. Miracle, je possédais le nécessaire, et comme j'avais un minimum de chance dans mon malheur, c'était la main gauche, donc je n'eus pas trop de mal à la recouvrir de sparadraps, étant droitière. J'avais quand même songé à mettre un gros coton par-dessus la plaie pour absorber le sang qui refusait de s'arrêter de couler. Je parvins plus ou moins à fixer le bout du bandage avec du scotch, et une fois le tout terminé, je me rendis compte que j'avais trop serré. Merde. Tant pis. J'étais vraiment trop saoule pour faire quelque chose de mieux.

Je redescendis dans mon salon et me dirigeai vers la cuisine, en forme de U, qui était tout de suite à droite lorsqu'on rentrait. Elle était séparée du reste de la maison par son petit bar américain truffé de tiroirs – vides, vous l'aurez compris – et la fenêtre brisée se trouvait en son centre, au-dessus du lavabo. Mon premier réflexe fut d'ouvrir le frigo. Pas grand-chose. Je chopai quand même un yaourt et m'installai sur l'une des chaises hautes du bar.

Je venais à peine de sortir une cuillère du tiroir à couvert et d'ouvrir mon yaourt qu'un miaulement retentit derrière moi. Je me retournai, déjà gaga, et fus surprise de ne voir personne.

Mais où est Princesse ?

Princesse était une chatte angora toute blanche, aux poils d'une douceur infinie mais d'un caractère de cochon. Cette demoiselle se permettait de faire la précieuse dès qu'il s'agissait de nourriture. « Miaou, j'aime pas tes croquettes à 10 euros le paquet », miaulait-elle avant de partir la queue en l'air. Mais ça ne m'empêchait pas de l'aimer de tout mon cœur.

— Princesse ? appelai-je.

— Miaou.

Rêvais-je ou le son provenait-il de mon lave-linge? Titubante, j'allai ouvrir ce dernier, et y découvris effectivement Princesse, le dos rond et l'air franchement agacé. Elle sauta hors du bac et s'ébroua en feulant, puis se lécha le cul. Elle repartit comme si de rien n'était. Je la vis de loin s'installer dans l'un des rares cartons vides, son préféré, puis s'y rouler en boule pour faire sa toilette. Je refermai le lave-linge et me réinstallai sur ma chaise pour manger mon yaourt.

À l'instant où je voulus plonger ma cuillère, ce fut cette fois un ronflement qui m'interrompit. Un ronflement d'homme. Qui provenait de mon salon.

Je vivais seule.

Je balançai ma cuillère et me dirigeai vers mon canapé, qui était tourné dos à moi afin de faire face à la petite télé murale. Les mains sur les hanches, je me penchai par-dessus pour vérifier si mon soupçon était fondé. Puis je hurlai de toutes mes forces.

Un homme – un homme nu – était en train de dormir sur mon canapé.

Mon premier réflexe fut d'attraper mon téléphone dans la poche arrière de mon jean et d'y chercher le nom de Saska. Je tapai rapidement un message, malgré ma main emmitouflée sous une couche un peu trop généreuse de bandages, et rangeai mon portable immédiatement après l'avoir envoyé. Puis je regardai de nouveau l'inconnu à poil.

« Est-ce que c'est normal de retrouver sa maison avec une fenêtre brisée, un homme nu dans le sofa et son chat coincé dans le lave-linge ? »

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