1. L'inconnu à poil (1)

Clémentine

 — Joyeux anniversaire !

Des confettis. Partout. Un bruit de sifflet sans-gêne. Léopold, un chapeau rose en carton sur la tête, me sautant au cou à m'en étrangler. Des cris de joie.

— Clémentine Jasmin, bienvenue à ta propre fête d'anniversaire, tu es la dernière arrivée ! lança Grace, dans l'encadrement de la porte, en levant sa coupe de champagne.

Elle portait une combinaison rose avec des oreilles de lapin. Ses cheveux coupés au carré encadraient son visage poupon comme pour le mettre encore plus en valeur. Lorsque Léo eut fini de me baisoter les joues à m'en couvrir de bave, il me laissa enfin entrer dans son appartement, refermant la porte derrière nous.

La première chose qui me sauta aux yeux fut la déco. Tout, je dis bien absolument tout, était recouvert de paillettes, de rose et de froufrous. Des banderoles, ballons et autres objets étaient accrochés un peu partout, et alors que j'admirais les alentours, je me pris un deuxième jet de confettis dans le visage. C'était Clyde, le grand frère de Léopold et Grace, qui venait de m'en lancer une pleine poignée.

— Joyeux vingt-six ans, ma Clémounette adorée ! me souhaita-t-il avant de me faire la bise.

— Merci, je suis contente que vous soyez venus depuis Lyon, avec Grace. Ça me fait très plaisir.

— On allait quand même pas rater ton anniversaire, c'est la seule fête intéressante de l'année, commenta Grace. Celle de Léo est trop publique, celles de Clyde sont toujours ratées, et Saska ne veut pas en faire du tout.

Clyde se mit à râler dans son coin. Un peu plus loin, dans le salon, je vis Saska et Emmanuel, côte à côte. La première portait une robe rose cintrée à la taille, épousant les formes de son corps d'une rondeur généreuse, et le second arborait un tee-shirt de la même couleur rentré dans son jean. Ils étaient à couper le souffle.

— Bon anniversaire, Clem, souffla Saska en se rapprochant. (Emmanuel vint m'enlacer de brèves secondes en me souhaitant la même chose.) Clyde n'a pas voulu que je te donne mon cadeau maintenant, alors je n'ai qu'une carte.

Elle me tendit une carte à déplier avec un chaton comme image de couverture. Je pris le temps de lire son écriture soignée, penchée, d'une finesse et d'une élégance que je lui enviais. Les larmes me montèrent dès la première ligne.

Saska était ma meilleure amie depuis des années. Nous nous étions rencontrées le jour où j'étais rentrée dans sa boutique, furieuse, renversant la moitié de ses décorations, et avais posé un billet de 20 euros sur le comptoir en demandant s'il était possible de dire « Va te faire foutre » en langage des fleurs. Je venais de rompre et, ce jour-là, j'étais bien décidée à insulter mon ex de la façon la plus classe possible. Après un regard ébahi, un blanc de plusieurs secondes, nous avions explosé de rire en même temps. C'était à ce moment précis que nous étions devenues d'inséparables meilleures amies. Je ne l'avais plus jamais lâchée d'une semelle.

Du moins, pas jusqu'à ce que je n'en aie plus le choix.

— « Tu es comme une âme sœur d'amitié »... Oh, Sas', c'est magnifique, couinai-je en serrant la carte contre ma poitrine. Merci. Du fond du cœur.

— Emmanuel m'a un peu aidée pour le côté poétique, avoua-t-elle en jetant un coup d'œil au concerné. Mais c'est sincère. Tu es la meilleure des meilleures amies.

— Si tu supportais ça, je t'aurais câlinée jusqu'à ce que tu en deviennes bleue, lui dis-je la menaçant de l'index. Mais je crois bien que le seul chanceux ici autorisé à le faire n'est autre que le grand dadais rose à côté de toi.

Nous regardâmes Emmanuel. Qui haussa les sourcils, puis les épaules. Nous éclatâmes de rire.

Je voulus à nouveau détailler les décorations dispersées un peu partout, mais je fus interrompue par une voix familière et déjà pâteuse qui provenait de la cuisine.

— Le meilleur pour la fin, faites place à Jojo l'escargot, j'arriiive !

Une femme de mon âge, les cheveux bruns, le visage pailleté de taches de rousseur et le chemisier un peu trop déboutonné, apparut dans le salon, une bouteille de champagne dans chaque main. Elle vint vers moi en effectuant une trajectoire douteuse.

C'était Joanne, ma plus grande amie après Saska et Grace, que j'avais rencontrée à mon école de tatouage. Malgré sa délicatesse inexistante, son langage grossier et son rire de cochon, c'était une personne extraordinaire avec qui j'avais partagé de merveilleux souvenirs. Notamment lorsqu'elle était saoule : c'était comme ça qu'elle était la plus drôle. Et son attitude actuelle ne laissait que peu de doutes quand à l'état de sa sobriété.

— Joyeux anniversaire, Clem que j'aime, la pétasse la plus exquise au monde !

Elle s'écroula à moitié sur moi pour me faire un câlin. C'était sa manière à elle de me complimenter : « pétasse » faisait partie des mots valorisants de son vocabulaire. Je lui rendis son étreinte et attrapai les deux bouteilles au passage, craignant qu'elle les fasse tomber.

— Merci, Joanne, la remerciai-je en passant discrètement l'alcool à Saska. C'est super que tu sois là. Je pensais pas que Léo t'aurait laissée rentrer dans son appart.

— Les amis de Clémentine sont mes amis ! clama ce dernier. J'ai peut-être 200 millions d'abonnés, et mon agent a beau me tirer les oreilles pour mon « insouciance », mais je ne veux pas me retenir de vivre une vie normale juste parce que je suis célèbre. Je veux pouvoir donner mon adresse à des gens et leur faire suffisamment confiance pour ne pas finir avec la moitié de Paris sur le palier.

— L'entièreté de Paris, tu veux dire, siffla Joanne en partant s'échouer cette fois sur Léopold. Ta tronche est placardée sur tous les putains de murs de cette foutue ville. S'ils pouvaient repeindre le ciel avec ta tête, crois-moi qu'ils le feraient !

Léopold était d'une popularité absurde suite à une série qu'il avait jouée en compagnie de son frère, Clyde, et qui avait explosé tous les records dans le monde entier. Le duo était connu comme les frères coréens d'une beauté à couper le souffle et d'un humour qui faisait plier n'importe qui. Léopold avait profité de ce bond en avant pour monter sa propre entreprise, une marque de vêtements, cosmétiques et parfums, tout en continuant les tournages et les shootings. Clyde, en revanche, effrayé par cette avalanche d'attention, avait fait tout le contraire : il s'était replié dans son coin et faisait tout pour se faire oublier. Il n'aimait pas qu'on parle de lui. Et surtout, il cachait des choses trop lourdes pour prendre le risque de les révéler.

C'était aussi le cas de Léopold, qui faisait tout pour dissimuler son homosexualité au monde entier. Non pas qu'il en ait honte, mais il ne voulait pas devenir un « symbole gay », l'égérie de quelque chose qu'il considérait normal. Il ne voulait pas être connu uniquement parce qu'il mettait des hommes dans son lit. Et jusqu'ici, malgré un parcours chaotique qui avait failli basculer plusieurs fois, personne ne se doutait encore de rien, hormis son entourage proche.

Il fallait dire, en privé, il ne se gênait absolument pas pour parler de son amour pour les bites.

— Bon, maintenant que la reine de la soirée est arrivée, je propose que la fête commence ! s'écria Grace.

Elle fut accueillie par des cris d'enthousiasmes. Tout le monde se mit à sauter et chanter, et nous finîmes par faire un cercle, bras sur les épaules, tous ensemble, en chantant « Joyeux anniversaire » en mon nom. Je faillis pleurer. La sensation d'être unie avec mes meilleurs amis était incroyable. Si précieuse.

Sans eux, je n'étais rien. Mes amis étaient comme ma famille. Je me sentais si bien en leur compagnie, entière, comme s'ils étaient la seule chose au monde dont j'avais besoin pour être heureuse. Surtout Saska et Léopold. À nous trois, nous formions un trio qui allait au-delà de l'amitié.

Parfois, je me plaisais à croire que c'était notre destinée. Que notre rencontre n'était pas un fruit du hasard. Qu'une quelconque force avait le pouvoir de mettre sur notre route les personnes dont nous avions exactement besoin.

Et moi, j'avais besoin de Saska et Léopold. Ils étaient mes piliers. Ma source de force. Tant qu'ils étaient là, je n'avais besoin de rien ni personne d'autre. Parce que nous nous complétions. Parce que nous nous guérissions.

Et Dieu que nous avions de choses à guérir...

Plusieurs heures étaient passées. Nous avions mangé, crêpes, bonbons, gâteau, pizzas, déballé les cadeaux, dansé comme des fous dans le duplex de 311 mètres carrés de Léopold qui avait une superbe vue sur la Tour Eiffel, fait un karaoké qui avait terminé en fou rire, et nous venions tout juste de commencer un action-vérité – ç'avait beau être nul, toutes les fêtes finissaient forcément en action-vérité, ça ne servait à rien de le nier.

Nous étions installés dans la chambre de Léopold, sur son lit double aux draps noirs, en cercle. Enfin, c'était plus une patate qu'un véritable cercle, puisque Saska s'était réfugiée entre les bras d'Emmanuel, Clyde était à moitié par terre, et Joanne s'était effondrée sur l'épaule de Grace avec la grâce d'un pélican. Pour ma part, j'avais pris l'un des oreillers pour le serrer entre mes bras, tandis que j'écoutais Joanne donner un gage à Saska.

— Je veux... je veux que tu roules une pelle à ton mec devant tout le monde ! balbutia-t-elle, bien trop saoule depuis longtemps.

— Joanne, on n'a plus seize ans, on s'en fout de ce genre de trucs, lui dis-je en voyant Saska devenir cramoisie.

— Ah ouais, t'as raison. Alors, je veux que tu lui suces la bite devant tout le monde !

Nous nous tapâmes presque tous le front en même temps.

— Laisse tomber, Jojo, on va trouver quelqu'un d'autre pour donner le gage. Léo, une idée ?

— Ouais, je sais déjà. Sas', et si tu.... Oh, Juste, qu'est-ce que tu fais là ?

Nos regards suivirent le sien. Nous découvrîmes un jeune homme, la vingtaine, aux cheveux châtains, la peau claire et d'une finesse incroyable, qui se tenait sur le seuil tout recroquevillé, comme s'il craignait qu'on lui saute dessus.

— Je... je venais de me réveiller, et j'ai entendu du bruit, alors..., murmura-t-il.

— C'est qui, c'ui-là ? demanda Joanne avec son raffinement habituel.

— Celui-là, comme tu dis, c'est mon... (Léopold sembla hésiter. Tout le monde comprit immédiatement pourquoi.) C'est... l'artiste avec lequel je collabore pour mon nouveau projet.

— Traduction : c'est son mec, lança Clyde.

— Aussi, mais ce n'était pas dans le contrat, c'est arrivé par hasard, expliqua-t-il en descendant du lit pour rejoindre le concerné. Chéri, je suis désolé, j'ai oublié de te prévenir, on fête l'anniversaire de Clémentine.

— Oh, je dérange ? couina-t-il en se blottissant instinctivement contre son petit ami.

— Non, pas du tout. Tu peux te joindre à nous, si tu veux. Je te présente Joanne, une amie à Clem, Clyde, mon grand frère – mais tu le connais déjà –, et Grace, ma petite sœur. Les autres, tu les as déjà tous rencontrés, si je ne me trompe pas.

— Salut, lança-t-il avec un petit signe de la main. Je voulais pas vous interrompre.

— Oh allez, Juste, tu me connais, tu peux venir avec nous, lui dis-je en lui faisant signe d'approcher. On fait un action-vérité. T'es un artiste, t'as plein d'idées, tu vas pouvoir nous aider à trouver un gage pour Saska.

— Tu... tu es sûre ?

— Certaine. Allez, viens, je sais que Joanne fait peur au premier abord, mais ici il n'y a que des anges. T'as pas à être tout timide.

Il souffla quelque chose que je n'entendis pas, mais je crus lire sur ses lèvres « Je fais pas exprès ». Léopold lui frotta le dos et le poussa gentiment pour l'inviter à entrer, et ils s'installèrent tous les deux là où se trouvait Léo auparavant, mais cette fois avec un jeune homme tout chétif entre les bras.

Saska, Emmanuel et moi connaissions Juste depuis plusieurs semaines déjà – depuis que Léopold avait commencé son projet avec lui, en fait. Le courant était très vite passé, ils s'étaient mis ensemble, et leur couple avait l'air de bien fonctionner, puisque la preuve, Juste était encore là. Comme ce n'était pas la première fois que je mettais les pieds dans le duplex tout neuf de Léo, j'avais pu rencontrer Juste à quelques occasions. C'était un garçon d'une gentillesse infinie mais d'une timidité maladive. Léopold le couvait comme un vrai papa poule.

Et, malgré moi, je ne pouvais m'empêcher de sentir que le lien qui les reliait ne serait jamais aussi puissant que celui qu'il y avait eu entre Léo et Atlantic.

L'année dernière, en rentrant d'une semaine de vacances à Venise, Léopold avait déboulé à notre ancien appart à Lyon, celui où habitaient Clyde et Grace, en compagnie d'un parfait inconnu. Grand, boucles blondes, musclé, des pattes d'oie aux coins des yeux, j'avais tout de suite perçu l'alchimie électrique entre eux. Et de toute façon, il n'aurait pas fallu être devin pour comprendre qu'ils s'aimaient : les regards qu'ils s'échangeaient me filaient encore des frissons rien qu'en y pensant. Ils passaient également leur temps à mater le cul de l'autre, mais ça, ce n'était pas étonnant : les mecs, entre eux, ça baise.

Et puis l'irréparable était arrivé. Alors que leur relation était en train de s'épanouir pour former la plus merveilleuse des fleurs, Léopold avait été victime d'un horrible chantage : l'un de ses gardes du corps rapproché avait réussi à les filmer, Atlantic et lui, en train de faire l'amour, et avait demandé un million d'euros à Léopold ainsi qu'une fellation pour ne pas poster la vidéo sur le Net et détruire la carrière de Léo. Et évidemment, comme la vie est une belle salope, Atlantic était arrivé pile au moment où son copain avait la bite de son garde du corps jusque dans les amygdales. Rien à y faire : Léo n'avait pas eu le temps de rappeler Atlantic que ce dernier avait déjà remballé ses affaires et disparu nous ne savions où. Ça avait complètement détruit Léopold. Au point où j'en étais venue à une époque à me demander chaque soir si le lendemain, mon meilleur ami se réveillerait.

C'était en septembre que l'incident avait eu lieu. Aujourd'hui, huit mois plus tard, il avait réussi à s'en remettre suffisamment pour que je ne craigne plus pour sa vie, et il s'était même remis en couple.

Mais ce n'était pas pareil. Rien ne serait jamais comme avec Atlantic, je le savais. Peut-être que Léopold aussi. Mais il était plus facile de se baigner dans les mensonges que de se noyer dans la vérité. Alors personne ne disait rien, même si nous savions tous que Léo se tenait sous une épée de Damoclès.

Après tout, il fallait bien vivre comme s'il n'y aurait aucun lendemain, pas vrai ?

— Saska, je te donne le gage de... de... de chanter joyeux anniversaire avec l'accent québécois, dit Juste.

— Oh non, je le fais super mal, se plaignit-elle en faisant la moue.

— On s'en fout, le but c'est de s'amuser, la rassurai-je.

Je posai inconsciemment la main sur la cuisse de Léopold. Je m'en rendis compte seulement lorsque Juste me jeta un regard mi-curieux, mi-horrifié.

— Eh, poussin, l'interpellai-je, avec Léo, on passe notre temps collés comme des moules. Ne t'inquiète pas, je ne risque pas de draguer le mec le plus gay de la planète alors que je suis moi-même lesbienne.

— Je croyais que tu avais dit que tu étais pansexuelle ? me demanda Emmanuel.

— Oui, mais comme personne ne connaît le terme, je préfère dire que je suis homo. Ça calme direct les gens.

— C'est quoi, paon-sexuelle ? gargouilla Joanne.

— Je t'expliquerai quand ta mémoire fonctionnera à nouveau. Là, t'es ronde comme une barrique.

— Tant qu'on en parle, débuta Grace d'une petite voix. Il y a quelque chose que j'aimerais vous dire.

— Un coming-out ? devinai-je. Alors, toi aussi tu as découvert la merveilleuse face cachée de la lune ?

— Oui, je... je suis lesbienne. Je l'ai découvert récemment. Je sais qu'on est sortis ensemble, dit-elle à l'adresse d'Emmanuel, mais à l'époque, je ne le savais pas encore.

— Comment t'as découvert ? demanda Saska.

— Quand elle s'est retrouvée avec la chatte d'une nana dans la figure, répondit Clyde à sa place. Me regardez pas comme ça, je me suis retrouvé au mauvais endroit au mauvais moment, se défendit-il. Vous savez qu'il faut passer par la chambre de Grace pour aller à la salle de bains, et moi je venais de rentrer de soirée, j'avais envie de pisser, et c'est là que le drame est arrivé.

— Roh, t'exagères, c'était pas un drame, dit Grace en roulant des yeux. C'était gênant, mais ce sont des choses qui arrivent.

— Tu es ma petite sœur, je me souviens de toi en train de jouer aux petites voitures ! Et encore, heureusement que t'étais habillée, sinon mes nerfs auraient lâché.

— Vous êtes si dramatiques, râla Léopold en massant les épaules de Juste. Le nombre de fois où vous m'avez vu ou entendu baiser devrait vous avoir vaccinés, non ?

— Il faut dire, tu te gênes pas pour montrer la puissance de tes cordes vocales, marmonnai-je.

— Ni celle de ton vocabulaire. « Oh, oui, vas-y plus fort, défonce-moi le cul ! » imita Clyde en fermant les yeux. « T'es en plein dessus, démonte-moi la prostate ! »

— Oh mon Dieu, tu dis des choses comme ça ? demanda Juste avec un regard horrifié.

Silence.

Gros silence.

— Alors, commença Léo avec un rire nerveux. Je sais que ce n'est pas une info dont vous raffolez, mais avec Juste, je suis toujours au-dessus, et ça ne se passe pas du tout comme ça.

— Je... je savais pas que tu étais aussi cru au lit, déglutit le concerné.

— Ça dépend de mes partenaires, mais c'est vrai qu'avec... avec... euh... avec d'autres personnes, le sexe était un peu... Non, beaucoup plus violent.

— Tu as fait du BDSM ? s'écria Juste en pâlissant.

— Wow, du calme, je vais pas me mettre à te fouetter ou te faire lécher mes pompes ! tempéra Léopold avec les joues rouges. (Lui qui était si peu pudique, c'était étrange de le voir gêné.) Mais ouais, j'ai, euh... exploré quelques facettes du bondage et de la domination, mais rien d'extrême, c'était juste pour pimenter le truc. Bon, est-ce que je suis obligé d'étaler l'entièreté de ma vie sexuelle devant tout le monde ?

— D'habitude, tu te gênes pas pour en parler, fis-je remarquer en lui donnant une pichenette sur l'épaule.

— D'habitude, il n'y a personne que ça effraie, répliqua-t-il. C'est mieux qu'on change de sujet.

Silence, à nouveau. Tout le monde regardait Juste avec des yeux ronds. Ce dernier devint si blanc que je craignis qu'il perde connaissance.

— Je... je vais retourner me recoucher, balbutia-t-il en s'échappant de l'étreinte de Léopold. Passez une bonne soirée. Et joyeux anniversaire, Clémentine, désolé d'avoir tout gâché.

— Tu n'as rien gâché, tentai-je afin de le rassurer, mais je fus coupée par Léopold qui se leva à sa suite.

— Juste, attends ! Excusez-moi les gars, s'interrompit-il en s'accrochant au chambranle, je peux pas le laisser tout seul. Amusez-vous sans moi. Et empêchez Joanne de vomir sur mes draps !

Il disparut dans le couloir avec un « Chéri, attends-moi ! » qui résonna jusqu'ici. Nous restâmes silencieux, secoués par la scène qui venait de se produire. Nous n'étions pas dupes. Hormis Joanne, tout le monde ici avait plus ou moins deviné que quelque chose clochait.

— Vous croyez que Juste a vécu un traumatisme sexuel ? demanda Grace, disant tout haut ce que nous pensions tout bas.

— On n'en sait rien, et même si c'était le cas, ce ne sont pas nos affaires, dis-je, mes instincts de défense en éveil. À l'avenir, on essaiera juste de ne pas parler de ça devant lui, ça ne sert à rien de remuer le couteau dans la plaie.

— Léopold va mettre combien de temps à revenir ? demanda Emmanuel, la main perdue dans les cheveux châtains de Saska.

— Le connaissant, je crois qu'il ne reviendra pas. On n'a qu'à finir la soirée sans lui.

— Dommage, il mettait grave de l'ambiance, soupira Joanne.

Je soupçonnais cette dernière d'avoir flashé sur mon meilleur ami. J'espérais sincèrement que non : elle n'avait aucune chance, et alimenter un amour à sens unique n'allait que la détruire. Ou alors, elle enviait secrètement la popularité et la richesse de ce dernier. Léopold avait toujours attiré la jalousie sans même le vouloir. C'était l'un des aspects de la célébrité : le simple fait de réussir, ou même d'exister attisait la haine des plus fragiles.

Joanne n'était pas fragile, mais elle avait ses faiblesses. Et elle n'avait jamais vécu dans le luxe. L'argent représentait pour elle un pactole inestimable, et se retrouver dans un appartement qui coûtait plusieurs dizaines de fois le prix du sien n'était pas toujours facile. Je ne lui en voulais pas. Je comprenais ce sentiment d'injustice. Elle avait au moins la maturité de ne pas détester Léopold pour quelque chose dont il n'était, à la base, pas responsable. Même torchée.

Ma relation avec Joanne avait commencé d'une drôle de manière. Au début, à l'école de tatouage, elle avait fait l'erreur d'écouter les mauvais ragots à mon sujet, et m'avait voué une haine injustifiée que je n'avais pas tout de suite comprise. Puis, avec le temps, elle s'était rendu compte que ce que l'on disait sur moi était faux, et que nous avions au contraire des tonnes de points communs. Une fois que la glace s'était brisée, nous n'avions plus pu nous lâcher. Nous rigolions trop ensemble. Aujourd'hui encore, j'étais plus qu'heureuse de la retrouver sur Paris, où elle tenait son propre salon de tatouage. Après des années séparées, la revoir me donnait l'impression qu'on ne s'était jamais quittées. C'était le genre d'amitié que ni le temps ni la distance pouvaient ternir.

Je posai sur elle un regard bienveillant. Elle avait beau être bourrée de défauts, je l'aimais profondément. J'avais vécu avec elle des souvenirs inoubliables. Et puis, personne n'était parfait. Surtout pas moi.

— Bon, pour relancer la fête, je propose qu'on aille chercher du champagne ! dis-je en tapant sur mes cuisses.

Tout le monde accepta. Et ce fut à cet instant précis que Joanne vomit sur les draps de Léopold.

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