21. Gueule de bois (2)

Je n'étais pas allé à l'enterrement de Laura.

Je ne voulais pas. Je ne voulais pas voir son visage dépourvu de vie, le cercueil dans lequel son cadavre reposait, je ne voulais pas la voir disparaître sous terre et je ne voulais pas entendre les discours larmoyants sur combien elle était précieuse et elle allait nous manquer. Bien sûr qu'elle était précieuse, bien sûr qu'elle allait me manquer. C'était un euphémisme. Je me sentais détruit, littéralement détruit. En ruines. Aussi mort qu'elle, à la seule différence que moi, je marchais, je parlais – mon cœur battait. J'allais vivre, grandir et vieillir. Elle, elle n'allait que pourrir puis disparaître. C'était injuste. Pourquoi moi, pourquoi elle ? Pourquoi s'était-elle ôté la vie ? Pourquoi n'avais-je pas été suffisant pour la garder en vie ? Est-ce que si j'avais été là, si je n'étais pas allé à cette stupide fête de lycée et étais resté avec elle, elle serait toujours là ? Est-ce que je l'avais vraiment tuée ? Mes mains, mes mains blanches et froides, portaient-elles à tout jamais son sang ? Était-ce ma faute ?

Il m'aura fallu attendre après le bac – que j'avais eu avec 10,4 de moyenne, un miracle – pour oser aller visiter sa tombe. J'y étais allé seul, un mercredi après-midi. Je n'avais rien apporté. Je ne voulais pas déposer de fleurs, ça rendait les choses beaucoup trop réelles. Les gens offrent des fleurs aux morts, et Laura... Laura... elle était morte. Mais je ne voulais pas y croire, je ne pouvais pas y croire, pas encore. J'étais encore trop fragile pour me débarrasser du carcan rassurant du déni. J'avais visité sa tombe, mais j'avais fait comme si ce n'était pas la sienne. J'avais lu son épitaphe – « Un ange parti trop tôt » –, je l'avais relue, encore et encore, jusqu'à ne plus rien ressentir, jusqu'à ce que l'envie de la détruire cesse de bouillir en moi. Un ange. Elle détestait qu'on l'appelle comme ça. Elle disait qu'elle n'était pas un ange, mais un démon, que ses ailes étaient noires et qu'elle regrettait que les choses soient comme ça. Je ne compris que bien plus tard ce que ses paroles signifiaient – il m'aura fallu devenir un démon, un être empoisonné, moi aussi, pour saisir le véritable sens de ses propos. On ne pouvait pas être un ange lorsque des choses si terribles polluaient notre esprit. On ne pouvait pas être une chose pure et fragile lorsque l'envie de mettre le monde à feu et à sang nous hantait de la sorte. Le monde voyait en elle un « ange qui avait rejoint les cieux », mais elle s'était toujours considérée comme un monstre que seule la mort accueillerait à bras ouverts. Elle disait parfois que vivre n'était pas un miracle : c'était une punition. Si j'avais compris tous ces mots, à l'époque, est-ce que j'aurais pu l'empêcher de commettre l'irréparable ? Si j'avais réussi à la convaincre qu'il existait des choses qui valaient la peine d'être vécues, est-ce qu'elle serait restée ? Avais-je contribué à sa mort ? Pourquoi n'avais-je pas pu être assez ?

Les mois suivant sa mort, ma santé mentale dégringola. Chaque petit boulot que j'arrivais à décrocher, je finissais par le perdre. Mon père, qui déjà ne me parlait pratiquement jamais, m'ignorait désormais complètement, et ma mère, qui luttait avec sa propre dépression, faisait son possible pour m'aider, mais elle finissait toujours par me mettre des bâtons dans les roues sans le vouloir. Les parents de Laura ne voulaient plus entendre parler de moi. Je comprenais pourquoi : je leur rappelais trop leur fille perdue. Mais le savoir ne rendait pas la chose moins douloureuse. Le seul boulot que je réussis à garder plus d'un an, ce fut livreur, mais là encore, je finis par être licencié. Alors je baissai les bras. Je sombrai rapidement dans l'alcool. M'enivrer était la seule chose qui arrivait à me faire oublier. Oublier ma misère, oublier ma douleur, oublier Laura. Oublier les démons que je voyais dans chaque recoin sombre, oublier les cauchemars incessants où je la tuais, encore et encore. Petit à petit, les cauchemars se dissipèrent, et son souvenir fit mon mal, mais les démons subsistèrent, et l'alcool aussi. Mon père menaçait désormais ma mère de me foutre dehors si je ne retrouvais pas d'emploi – j'avais vingt-six ans et je vivais encore chez papa maman, il était temps que je vole de mes propres ailes. Ma mère avait tout fait pour le dissuader, lui expliquer que j'étais encore trop mal pour vivre seul, mais mon père ne voulut rien entendre. Il finit par mettre ses menaces à exécution à me mettre à la porte. J'eus tout juste le temps d'attraper une veste, mon portable et de l'argent avant qu'il ne verrouille l'entrée, moi dehors.

J'étais resté des heures sur le perron, à attendre qu'il ouvre. Des heures à espérer. Des heures à pleurer. Puis quand j'eus compris qu'il était sérieux et que désormais, j'étais livré à mon sort, je m'étais levé et j'avais commencé à marcher. Je ne savais pas où aller. Je n'avais pas d'amis, pas de famille éloignée. J'étais seul. Mes parents habitaient en banlieue parisienne, mais comment pouvais survivre dans la capitale sans rien sur moi ?

J'avais vagabondé ainsi plusieurs jours, achetant des sandwichs dans des supérettes et dormant sur des bancs, grelottant de froid. L'argent vint rapidement à manquer. Au bout du huitième jour, il ne me restait que quelques euros et plus la moindre trace d'espoir. Je décidai de dépenser ce qu'il me restait en bières et de me suicider du haut d'un pont. Après tout, la vie ne voulait pas de moi, alors quel intérêt à rester ? J'ouvris la première bouteille avec les dents et ainsi commençai mon suicide. Ma seule consolation était que là où je me rendais, j'allais peut-être rejoindre Laura.

Je titubai. Je ne savais pas où j'étais. Il faisait nuit et il faisait froid. Le sol refusait de rester stable, aussi je n'arrêtais pas de tomber. Je me pris les pieds sur le rebord d'un trottoir et m'étalai de tout mon long par terre. Lorsque j'arrivai à me redresser, je vis que j'étais en face d'une petite maison. Je sonnai, plusieurs fois, très longtemps, mais n'eus aucune réponse. La vie ne voulait pas de moi, et apparemment, le monde non plus. Frustré, je titubai un peu plus loin, et m'arrêtai au niveau d'un chemin de pierres entre deux bâtiments. Je me penchai et ramassai un caillou de bonne taille – je faillais vomir –, et revins sur mes pas, bien décidé à me venger auprès de cette personne qui ne voulait pas m'ouvrir. Je me plaçai devant une fenêtre, pris de l'élan, et balançai le caillou de toutes mes forces dessus. La fenêtre explosa dans un grand bruit. Satisfait, je débarrassai le rebord des morceaux de verre et entrai.

Un truc blanc et poilu me sauta dessus en crachant. Je hurlai, tombai, entraînant le machin avec moi. Au bout de plusieurs secondes de lutte acharnée, je réussis à le tenir éloigné de moi. Il fallait que j'enferme cette machine de guerre. Je tournai la tête et vis un lave-vaisselle. Alléluia ! Je balançai le monstre blanc dedans et refermai la porte.

Je me relevai et regardai autour de moi. Il faisait chaud, ici. Pourquoi est-ce que j'étais là, déjà ? Je décidai d'enlever mes vêtements. Je ne supportais plus leur odeur immonde de bière et de vieille transpiration. Dans mon périple pour me déshabiller, je rencontrai un canapé, et je me laissai choir dedans : cela faisait bien longtemps que je ne m'étais pas allongé sur quelque chose d'aussi confortable. Je ne tardai pas à m'endormir, souriant à l'idée que j'allais bientôt retrouver Laura.

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