Prologue

Saska

Si le son le plus déchirant était celui d'une voix sur le point de pleurer, la plus horrible sensation était celle d'un cœur sur le point de lâcher.

J'étais incapable de faire le moindre geste. Les émotions me transperçaient la poitrine avec une violence inouïe, me coupant le souffle comme si j'étais sous l'eau. Aux lisières des abysses les plus sombres de mes sentiments. En apnée parmi les épaves déchues de mon âme.

L'écho de ses paroles dévastait ma cage thoracique et y laissait un trou béant. Pourtant, ce n'était pas l'effet qu'elles auraient dû avoir sur moi, au contraire. Elles auraient dû m'apaiser, m'enchanter, me porter jusqu'aux jouissances du bonheur. Mais non. À la place, je tremblais comme une feuille, prise d'une panique sourde et d'une incroyable douleur. Mes neurones se détraquaient, ma raison s'envolait et chaque seconde s'étiolait pour faire durer le supplice.

— Saska ? me demanda-t-il avec cette douceur insupportable.

Tais-toi, tais-toi ! Encore un mot et je ne serais plus qu'un tas informe de plaies et de sang. La réalité se distordait et ma vision périphérique s'obscurcissait, tandis que mon cœur se trouvait juste au bord du précipice, à quelques millimètres de la chute. Il était déjà en train de perdre l'équilibre.

Ma main se porta d'elle-même à mon buste, comme pour vérifier que mes organes n'étaient pas en train d'essayer de s'échapper. Je ne le sentis pas sous mes doigts, mais mes veines pulsaient à une vitesse folle. Mon sang se transformait en givre. De rouge à blanc. De vie à silence.

Des images qui n'appartenaient pas au présent envahirent mon esprit et me firent perdre pied. Tout à coup, ce ne furent plus deux yeux dorés comme le miel qui me dévisageaient ; ce ne fut plus une maison aux murs jaunes qui m'entourait ; ce ne fut plus Saska qui habitait ce corps. Le passé me frappa, m'abattit à terre, m'acheva de sa fourberie et de ses mensonges trop beaux pour être vrais.

— Nandh' ? dit une voix aux accents chauds de l'Espagne, tout droit sortie de mes souvenirs bannis. Nandhinie, mi querida, dis quelque chose.

J'ouvris la bouche, mais ma gorge était aussi sèche que du papier de verre. Une souffrance sourde bloquait mes cordes vocales. Je pouvais presque sentir les rayons du soleil caresser ma peau, l'odeur de la lavande et du thym sauvage emplir mes narines, le chant des cigales roucouler à longueur de journée. Mais surtout, la présence prohibée de l'homme qui avait pris tout ce qui ne lui appartenait pas, juste à mes côtés, comme si rien n'avait changé.

Je nous revis, allongés l'un à côté de l'autre dans l'herbe brûlée, à l'ombre d'un vieil olivier au tronc noueux. Je revis sa peau métissée de la couleur du café écrémé qu'il aimait tant boire le matin. Les bras croisés sous sa nuque, il me regardait, me perçant jusqu'à la moelle de ses deux iris vert olive cernés de pattes d'oies. Et grand dieu, je revis sa bouche ourlée et taillée par l'indécence. Je revis tout, dans les moindres détails, comme si j'y étais, là, maintenant.

Et ça faisait mal à en crever.

Cariño ? Je t'en supplie, réponds-moi.

Quand je me rendis compte de ce qui se passait, dans quel interdit j'étais en train de m'abandonner, une panique mêlée d'adrénaline galvanisa mes muscles et me ramena au présent. J'eus la désagréable sensation de revenir de loin, très loin, tellement loin que mes jambes ne purent plus me porter. Mes genoux tremblèrent et la température sembla chuter de dix degrés après m'être allongée sous le soleil du Sud. Froid polaire. Douleur cuisante.

— Saska ? Qu'est-ce qui se passe ?

— Je...

Les mots se perdirent sur ma langue. Mon prénom sonnait faux à mes oreilles. Je ne savais même plus qui j'étais. Trop de choses que j'avais tuées se déterraient et me hantaient comme des fantômes insatisfaits.

J'avais du sang sur les mains. Et c'était le mien.

— Je suis désolée, dis-je d'un timbre inaudible, je ne peux pas. Je ne peux plus.

Mon cœur tombait. Je chutais en essayant de le rattraper. Finalement, nous allions tous les deux nous écraser, emportés par un amour qui ne nous avait jamais été rendu et par la frayeur de construire une nouvelle vie sans lui.

— Je n'en suis plus capable, chuchotai-je en fermant les paupières pour retenir mes larmes.

Un silence flottait dans la pièce, érigeant un mur entre nous, un mur que nous avions déjà brisé plus d'une fois. Mais celui-ci était trop épais. Trop haut. Trop solide. Et je n'entendais plus sa voix m'appeler de l'autre côté, clamant des symphonies suaves qui me captivaient comme un papillon autour d'une lumière isolée. Il n'y avait qu'un long vide déroutant qui reflétait sa réponse.

Il l'avait dit alors qu'il n'aurait jamais dû. Je l'avais pourtant averti : je ne serais jamais capable de lui rendre ce qu'il pourrait me donner. J'étais trop usée, trop détruite. Il manquait une pièce pour compléter le puzzle, un boulon pour faire fonctionner la machine. Et malgré toute la volonté du monde, personne ne pouvait remplir un seau troué.

Ses paroles résonnaient dans mon crâne comme une chanson obscène, et la tentation d'en répéter la mélodie était trop forte pour ne pas être trompeuse.

« Je suis tombé amoureux de toi, Saska. »

Mais moi, je n'y arrivais pas. Je n'y arrivais plus.

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