Bonus. Derrière le masque
Léopold,
quelques jours plus tôt
Drogue.
J'avais envie de drogue.
J'avais besoin de drogue.
Il était tard, Saska n'était toujours pas rentrée de son dîner romantique avec Emmanuel – elle avait beau me répéter qu'il ne l'attirait pas, je connaissais bien ma petite sœur, et je voyais bien que ses yeux brillaient d'un certain éclat lorsqu'elle parlait de lui. Tant mieux : je ne lui souhaitais que du bonheur, et si cet Emmanuel lui en apportait, alors qu'il en soit ainsi.
Mon ordi brûlant sur les genoux, un verre d'eau dans la main, je faisais défiler les vidéos sur Pornhub, sourcils froncés. Ce serait tellement mieux si j'avais de la drogue, juste un peu, rien qu'un peu ; mais je ne connaissais pas les dealers de Paris, et je ne pouvais pas me permettre de m'exposer alors que ma tête était aussi connue que le loup blanc.
Une chevelure blonde attira mon attention. Je cliquai sur la vidéo et attendis qu'elle charge, râlant après le réseau qui était plus lent que Clémentine lorsqu'elle devait se maquiller. Le rond blanc au centre de l'écran ne cessait de tourner, tourner, tourner.
Comme ma tête. Comme mon cœur. Il tournait, tournait, tournait jusqu'à m'en donner la gerbe.
J'ai besoin de drogue.
La vidéo commença. J'attendis quelques secondes, le temps de voir le visage du blond, et quittai immédiatement quand je me rendis compte que ce n'était pas Atlantic.
Atlantic. L'écho de son nom dans mon esprit fut plus douloureux que tout au monde. Je dus fermer les yeux et presser mes mains contre ma bouche pour retenir un hurlement. Pourquoi est-ce que ça faisait aussi mal ? Était-ce ce qu'avait ressenti Saska durant de longs mois, sans que nous ne nous soyons rendu compte de quoi que ce soit ? Mais comment avait-elle pu endurer une telle souffrance en silence ?
C'était comme s'il avait enfoncé sa main dans ma poitrine et enserré mon cœur dans son poing, et chaque seconde loin de lui arrachait un peu plus mon organe vital d'entre mes côtes. Le sang s'étalait autour de moi, rouge vermeil, tachait mes vêtements, obstruait ma gorge – je portai mes doigts tremblants devant les yeux, et j'eus la brève impression de les voir recouverts d'un liquide poisseux.
Je déraillais complètement : depuis qu'il m'avait lancé ce regard horrifié, déçu, incompréhensif, alors que j'étais à deux doigts de vomir sur la queue de cet enfoiré de garde du corps, je pétais les plombs. Je voyais des choses qui n'existaient pas. J'entendais sa voix m'appeler. Je sentais sa présence dans mon dos, et quand je me retournais, il n'était pas là. Il n'y serait plus jamais. Quelque chose s'était brisé en lui, en moi, en nous, quelque chose qui ne pourrait jamais être réparé.
Je battis des paupières. Il n'y avait plus de sang. Seulement une immense, incommensurable douleur.
Pris entre la rage et la tristesse, je me concentrai de nouveau sur mon ordinateur et continuai à chercher. Chaque jour, dès que Saska avait le dos tourné, je tapais mon nom sur internet, attendant avec une boule au ventre de voir que la vidéo avait été diffusée et que les médias n'avaient que mon nom en bouche. Jusqu'ici, le garde du corps avait fait profil bas, et devait sûrement être en train de claquer ses deux millions et se caressant les roubignoles ; mais je ne pouvais m'empêcher d'avoir peur. Alors je fouillais. Encore. Encore. Encore. Mortifié à l'idée de voir ma tête ou celle d'Atlantic apparaître sur un site porno et accumuler des millions de vues.
J'attrapai mon téléphone et fit rapidement défiler les notifications. Plusieurs milliers de messages m'attendaient, tant de la part de mes fans que de mes proches. Où es-tu, Léopold ? Que fait Léopold Heok ? Où est passée la star des réseaux sociaux ? Comment expliquer le long silence de la coqueluche des médias ? Une pression constante et une curiosité maladive. Il existait carrément des reportages sur mon quotidien ou des articles sur la signification de chacun de mes tatouages – qui étaient toujours faux, d'ailleurs. La société ne se contentait jamais de ce qu'on lui donnait et voulait toujours en savoir plus. Qu'est-ce que je mangeais, à quelle heure est-ce que je me levais, quelle était ma marque de rouge à lèvres favorite... et surtout, où étais-je ?
Dans un appartement de dix mètres carrés à la peinture mauve écœurant, en train de mater des pornos encore plus écœurants parce que je sais que ma vie et celle de l'homme que j'aime tiennent entre les mains d'un salopard.
S'ils pouvaient voir le glorieux Léopold Heok. En slip, sale, mal rasé et désespéré, n'ayant même pas une seule goutte d'alcool ou un seul gramme de drogue pour lui tenir compagnie. Juste lui et son infinie souffrance. Juste lui et des vidéos qui lui donnaient envie de se pendre.
Mon téléphone sonna, et une maigre étincelle de joie parvint à percer les limbes de mon cœur noirci lorsque je vis que c'était Clémentine qui m'appelait. Je décrochai immédiatement en fermant l'écran de mon ordinateur d'un coup sec.
— Allô ma chérie ? fis-je d'une voix exagérément enjouée.
— Laisse tomber, Léo, tes bêtises n'arrivent pas à cacher ton malheur.
Aïe. Elle venait d'appuyer là où ça faisait mal.
— Désolé. J'aurais essayé.
— Mm. À part ça, comment tu te sens ?
J'ai besoin de drogue.
— J'ai eu la foi de mettre de l'eye-liner.
— Et Saska ?
— Bien mieux que ce qu'on croyait. Elle sourit, parfois, et une fois elle a éclaté de rire. Et attends, tu vas pas me croire : elle flirte avec un garçon !
— Nooon...
— Si, si ! Il s'appelle Emmanuel, et il est plutôt beau gosse. Même que c'est son voisin, mais... ils n'ont pas l'air de le savoir ni l'un ni l'autre. Elle m'a dit qu'il était artiste.
Clémentine ne répondit pas. Je l'appelai, croyant que la communication s'était coupée, et j'entendis sa respiration au bout du fil me confirmer qu'elle était toujours là.
— Emmanuel, tu dis ? Tu es sûr que c'est pas William ?
— Quoi ? Non, j'en suis certain... pourquoi ?
— Tu te souviens l'épisode de la bouteille de lait que je t'ai raconté ? (Je ris au souvenir de ce récit.) Ben le type qui habite juste à côté de chez Saska... il s'appelle William Artem.
— Attends, tu penses que... ?
Je laissai ma question en suspension. Est-ce que ça voulait dire que là, de l'autre côté de ce mur, c'était William Artem qui y vivait ? Que Saska était voisine avec son idole sans même le savoir ?
Jésus Christ !
À ma grande surprise, je me mis à rire. Cette situation était complètement insensée. Ma vie était complètement insensée. Pourquoi rien ne pouvait tenir debout sans s'écrouler ?
— Bordel de merde, lâcha-t-elle dans un souffle.
— Comme tu dis.
— Tu sais ce qui est le plus étonnant dans tout ça ?
— Non ?
— Que Saska flirte.
Nous gloussâmes comme des gosses. Elle avait raison ; depuis l'année dernière, après sa rupture avec Carlos, Saska n'avait plus approché qui que ce soit. Elle s'était même éloignée de nous, ses meilleurs amis, qu'importe l'amour et la compassion que nous avions pu porter à son égard. Clémentine avait essayé de m'expliquer qu'elle avait besoin d'être seule, de guérir d'elle-même, mais elle ne savait pas combien la plaie était profonde. J'étais le seul à le savoir.
Enfin, le seul... avec Carlos.
J'avais failli l'étrangler lors de mon anniversaire, et avais été retenu de justesse par Atlantic qui m'avait délicieusement changé les idées. Et pendant que j'étais en train de lui parler mariage, lui parler amour, l'enfoiré espagnol était allé malmener ma petite sœur, lui parler, peut-être même la menacer. Et savoir qu'il était à Paris, avec son concert dans quelques semaines, ne me rassurait pas le moins du monde. Un mauvais pressentiment me nouait les organes.
C'est parce que j'ai besoin de drogue.
— Léo, quand est-ce que tu rentres à la maison ? demanda Clémentine en changeant de ton, devenant bien plus sérieuse.
— Je ne sais pas. Je ne me sens pas d'affronter Bernard ou les paparazzis. C'est calme, ici...
— En parlant de Bernard, il est fou furieux. Il appelle Clyde au moins vingt fois par jour pour savoir où tu es. Et le salon devient ingérable, sans toi... Les clients attendent ton retour.
— Je ne peux pas, Clem. Pas encore.
J'ai juste besoin de drogue.
— Même Grace se fait du souci, tu ne réponds pas à ses appels.
— Dis-lui que je vais bien. Ma vie s'écroule, mais je suis pas assez con pour me foutre sous les décombres.
Tu mens. Tu mens. Menteur. J'ai besoin de drogue.
— En revanche t'es assez lâche pour te cacher dans la vie d'une autre.
— Ne me traite pas de lâche ! m'exclamai-je en me redressant.
L'ordinateur faillit tomber au sol. Je le rattrapai de justesse, aveuglé par le choc et la colère.
— Je te traiterai de lâche tant que tu te comporteras comme tel ! Tu me sors les grands mots, avec tes éboulements et tes décombres, mais je ne suis pas stupide : tu vas mal. Et je ne vais pas te laisser te démerder tout seul. J'ai fait l'erreur une fois avec Saska, je ne la ferai pas une deuxième fois avec toi. Donc je te traite de lâche, Léopold Heok, et crois-moi que je vais être derrière toi pour te décrotter le cul jusqu'à ce que tu me prouves le contraire.
Je restai coi de longues secondes, partagé entre l'envie de ravaler ma fierté et celle de balancer tout ce qui était à portée de mes mains. Elle avait raison. Clémentine avait toujours raison lorsqu'il s'agissait des sentiments des autres. Je voulais lui faire croire que j'allais bien, que je me remettais, alors qu'en réalité... l'absence d'Atlantic me tuait sur place. Chaque respiration que je prenais me paraissait comme un acte que je ne méritais pas. Chaque sourire qui arrivait à étirer mes lèvres était d'une fadeur insipide. Chaque journée qui passait loin de lui était du temps perdu.
Mon regard tomba sur les tatouages sur ma main gauche. La fin du mot ABSOLUTION se détachait en noir sur la peau diaphane de mes phalanges. Et, plus bas, autour de mon poignet, reposait le bracelet fin en argent qu'Atlantic m'avait offert pour mon anniversaire. Je tournai le bras pour trouver les lettres L et A gravées l'une à côté de l'autre, délicates mais affirmées. Mes yeux s'embuèrent.
— Léo ? T'es toujours là ?
— Oui, répondis-je d'une voix qui trahissait mes fêlures intérieures. Je... Tu as raison, je suis désolé...
— Je ne veux pas que tu t'excuses. Je veux que tu ailles mieux. Tu le comprends, ça ? Je veux juste que tu sois heureux... Que vous soyez heureux, toi et Saska. Vous êtes ce qu'il y a de plus cher à mon cœur.
Une larme roula sur ma joue et me chatouilla l'épiderme le long de sa course. Elle finit par se perdre à la commissure de mes lèvres, et je passai ma langue dessus pour l'effacer. Bon Dieu, qu'est-ce que j'aimais cette fille ! Et qu'est-ce que j'étais nul pour le lui exprimer ! Cette apparence de désinvolture et d'intouchabilité que je me forgeais n'était qu'une carapace – au fond, je n'étais qu'un homme roué de coups par la vie, qui s'accrochait à son entourage comme à une bouée. Et ça, seule Clémentine était capable de vraiment le voir. Même Atlantic n'avait pas su creuser au plus profond de moi-même.
Et il valait mieux pour nous deux. Tout ce qu'on trouve, lorsqu'on gratte la croûte, c'est beaucoup de pus...
— Je te promets que je rentre bientôt, Clem, j'ai juste besoin... j'ai besoin de rester un peu avec Saska. Tu sais, son calme, son silence, sa compréhension, sa vie toute ordonnée... j'ai besoin que quelqu'un contrôle la mienne à ma place le temps de quelques jours. Et même si je t'aime plus fort que tout ce que tu peux imaginer, je ne peux pas laisser mes maux entre tes mains. Tu es trop sensible au malheur des autres. Je ne veux pas te détruire.
Saska, elle, était déjà en ruines.
— Léo, idiot, idiot, idiot... Non, ce n'est pas à toi que je parle, Clyde, s'écria-t-elle hors de son téléphone. Je viens juste de rentrer à l'appart, et c'est le bordel, ici. Je voulais aussi te dire qu... Aïe ! Baghera, ouste ! File, sale bête !
Je ris sans pouvoir m'en empêcher. Baghera était mon chat, une espèce d'énorme boule de poil qui pesait huit kilos et dont le pelage noir traînait constamment par terre. Son passe-temps favori, c'était se mettre à des endroits où on était le plus susceptible de lui marcher dessus. À croire qu'il était à l'image exacte de son maître : stupide et masochiste.
— Je viens encore d'écraser la queue de ton monstre, grogna Clémentine, l'air mécontent. Et évidemment, cette espèce de mutant a planté ses griffes dans mon mollet fraîchement épilé...
— N'insulte pas Baghera. C'est le seul animal au monde qui sache faire un miaulement qui ressemble à un « ta gueule ».
— Crois-moi, il n'est pas le seul ; tu es aussi un champion en la matière ! Oh, euh... je dois te laisser, Grace vient de passer avec une couverture sur la tête et un pot de glace dans les mains...
— Va la consoler. Ce doit encore être la pression de l'hôpital qui la pousse à bout. Tu lui fais des bisous de ma part, hein ?
— Promis. Je t'aime, Léo.
— Je t'aime, Clem.
Je raccrochai le premier, la tête pleine de souvenirs. Lors des premières semaines de notre colocation, entre Clémentine, ma fratrie et moi, nous nous appelions par nos noms de famille, repoussés par une haine froide l'un envers l'autre – nous ne nous aimions pas, et nous ne nous gênions pas pour le montrer dès que possible. Au fil du temps, à force de vivre à quatre dans quarante mètres carré, nous avions fini par engager la discussion et découvrir toutes nos similitudes. Cette vieille habitude était devenue une blague entre nous. Après tout, les meilleures amitiés n'avaient-elles pas toutes des débuts tumultueux ?
Je reposai mon téléphone, le cœur un peu plus léger, et me rassis sur le matelas extraordinairement petit de Saska, mon ordinateur sur les genoux. Je ne prenais pas beaucoup de place, avec mon mètre soixante-dix et mes quarante-cinq kilos, mais j'avais quand même les pieds qui flottaient dans le vide. Je les ramenai vers moi, frissonnant à l'idée stupide que quelque chose les attrape.
Atlantic se moquait souvent de moi lorsque je faisais ça. Il disait que je n'avais pas à avoir peur, qu'il n'y avait pas de monstre sous le lit – et il avait raison. Le monstre avait toujours été dans le lit. Et il portait la peau d'un coréen tatoué.
Je rallumai l'écran et entrepris de continuer mes recherches. À chaque tête blonde que je voyais, mon sang se mettait à pulser, puis à complètement se stopper, jusqu'à ce que je réalise que ce n'était pas nous et que je clique sur une autre vidéo.
Non, ce n'était pas nous. Pas encore. Bientôt.
Ce n'était qu'une question de jours avant que ma vie ne vole complètement en éclats. Et j'avais grand intérêt à trouver de la drogue d'ici là...
⁂
« Even as a child everyone would say
Même enfant tout le monde disait
He was gonna be a star someday
Il sera une étoile un jour
Finally he found a way to reach the sky
Finalement il a trouvé un moyen d'atteindre le ciel
But he didn't know what he'd find
Mais il ne savait pas ce qu'il y trouverait... »
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