9. Carlos Roca Luiz

Saska

Je me retournai au ralenti, comme dans un vieux film. Les contours étaient flous et les couleurs fades. J'étais consciente de chaque bruit : ma respiration courte, le frottement de ma robe, l'ambiance animée de la ville, les voix enjouées des inconnus.

Carlos, Carlos, Carlos, Carlos, Carlos, Carlos.

Lorsque mes yeux plongèrent dans un regard olive et surpris, toutes mes barrières s'effondrèrent d'un seul coup, créant un cataclysme d'une puissance incommensurable dans ma poitrine. Tout se brisa : mes volontés, mes convictions, mes pensées. Même mon cœur fit un bruit de verre pilé en se fracassant contre mes émotions. Ce fut trop, trop, trop, trop, trop, trop, TROP d'un coup. Mon esprit se braqua comme un cheval et forma une carapace dangereuse : le déni.

Les nerfs qui reliaient ma vue et ma perception refusèrent de fonctionner. Il ne pouvait pas, il ne pouvait pas se trouver devant moi. À moins d'un pas. Dans la même zone d'oxygène. Il m'avait oubliée. Je n'avais, pour lui, jamais existé. Nous n'était plus.

Pourtant, nous étions l'un en face de l'autre.

— Carl...

— Nandhinie, je suis tellement heureux de te voir ! s'exclama-t-il en m'attirant contre son torse. Ça fait longtemps, cariño !

Son odeur me fit un choc. Cette saveur brûlante et épicée à la fois, purement virile qui émoustillait mes sens, et qui aujourd'hui était réelle – réelle ! Même son buste était chaud. Familier. Je pouvais sentir ses muscles à travers ses vêtements, la proximité de son cou à la couleur basanée et de mes lèvres, le chatouillis de son souffle contre mon oreille. Tout. Tout. Tout. Je ressentais tout. Je ressentais trop. Carlos était là, Carlos était devant moi, et Carlos m'enlaçait. Jésus Christ, pitié, réveillez-moi !

— Je ne savais pas que tu étais là, continua-t-il sans me lâcher.

Son ton sonnait comme un reproche. Je dus repousser de toutes mes forces l'envie de l'étreindre à mon tour. Je n'avais pas le droit de m'imposer une telle torture, un tel plaisir. Je ne pouvais m'abandonner à quelque chose d'aussi facile et d'aussi tentant.

Je m'écartai la première. Carlos garda une certaine proximité avec moi et ce fut une véritable lutte intérieure que de ne pas faire un pas en arrière. Il empiétait sur ma bulle intime, l'écrasait sous son talon impitoyable, la conquérait de sa présence envahissante. Il m'intimidait. Il me fascinait. Et il le savait.

— Comment vas-tu ?

Mal. Terriblement mal.

— Bien.

Je ne comprenais même pas d'où me venait la force d'ouvrir la bouche. Ma langue était aussi sèche qu'une vieille momie et l'air que je peinais à respirer me brûlait jusque dans les poumons.

Inspirer. Expirer. Inspirer...

— Tu m'as beaucoup manqué.

... suffoquer.

Pas moi, eus-je envie de dire. Mais c'était faux. Et surtout, je ne voulais absolument pas le froisser. Mettre Carlos en colère, c'était comme lui tendre une arme et pointer son front.

Ou son cœur. Pour ma part, il avait tiré dans les deux.

— J...

— Carlos ? Carlos, bébé, que fais-tu ?

Une voix aiguë me coupa la parole. Moi qui avais rassemblé tout mon courage pour formuler une phrase entière, j'eus l'impression d'être un château de cartes qui s'écroulait. Badaboum, firent les dernières étincelles d'espoir qui s'étaient désespérément raccrochées à mes tripes.

— Oh, chérie, c'est toi, fit-il en se retournant. Je te présente Nandhinie, une vieille amie que je viens de retrouver. Nandhinie, Rachel, dit-il à mon attention. Ma fiancée.

Badaboum, fit Nandhinie depuis le tréfonds de mon âme.

— Enchantée, dit la fameuse Rachel en tendant une main manucurée vers moi. Carlos m'a parlé de vous.

Mon cerveau disjoncta. Il fallait que je bouge, que je lui serre la main, que je fasse semblant que mon monde ne venait pas de s'écrouler, m'emportant dans les décombres.

— Hum, ce n'est pas grave, enchaîna-t-elle en voyant que j'étais aussi immobile qu'une tombe. Est-ce que... est-ce que je peux vous proposer que nous allions prendre un verre, tous les trois, dans un bar ? J'ai toujours rêvé de vous rencontrer. Carlos dit tant de bien de vous !

Son sourire n'était pas faux. Son attitude n'était pas hautaine. Elle n'était pas la plus futée, mais elle n'était pas superficielle. Parfaite pour lui. Je n'arrivais même pas à être en colère contre cette femme qui vivait avec l'homme de ma vie, juste ressentir une vague pitié en songeant que leur mariage finirait indéniablement en désastre, et que la presse s'en délecterait en l'agrémentant d'une bonne couche de drame et de mensonges. Ce n'était même pas pas la fille avec laquelle il s'était affiché sur les réseaux.

— Désolée, mais Saska était sur le point de rentrer chez elle, intervint Grace, apparue de nulle part.

Elle se posta à ma droite, légèrement en avant, en position de défense. J'eus presque envie de l'enlacer pour être venue me sauver. Jamais je n'aurais pu m'en sortir toute seule face à Carlos. Et pire encore, face à son bonheur.

— Saska ? Ce n'est pas ton deuxième prénom, ça ? demanda monsieur-je-suis-trop-parfait-pour-l'être-véritablement.

— Si, exactement, continua Grace avec un air de pitbull enragé.

Une part de moi hurla que je m'appelais Saska, que je n'étais plus la même et que, dans cette nouvelle vie, Carlos n'avait aucune importance. Qu'il n'avait jamais existé. Que tous ces souvenirs, tout ce passé appartenaient à Nandhinie, comme un alter ego à qui j'avais donné mes mauvais choix. Que j'allais de l'avant, que je me reconstruisais sous une nouvelle identité, et que même si je n'étais pas encore prête à affronter la vie de plein fouet, j'étais capable d'y tremper le bout des orteils. Que mon cœur guérissait sous ce pseudonyme.

Mais une autre part – celle qui avait raison, hélas ! – susurra qu'au fond, Nandhinie avait été là la première, et qu'on ne pouvait pas se défaire de soi-même aussi facilement. Qu'elle faisait partie de cette enveloppe charnelle et que sa mémoire, bonne comme mauvaise, était ce qui m'avait forgée, que je le veuille ou non. Et que je pouvais prétendre tout ce que je me plaisais, en vérité, je n'étais toujours pas remise de Nandhinie, ni de ce qu'elle avait vécu. Et que donc, Carlos était ancré en moi pour l'éternité. Pas seulement dans Nandhinie ou dans Saska : mais dans la personne que formaient ces deux identités.

J'allais répliquer quelque chose lorsque mon téléphone sonna dans mon sac. Pendant une seconde, je restai immobile, bras ballants, puis mes deux neurones restants se reconnectèrent et mon corps retrouva sa capacité à se mouvoir. Je fis glisser une bretelle sur mon épaule et fouillai dedans, les doigts fébriles, gênée par le son bruyant qui retenait l'attention de tout le monde.

Il fit un pas vers moi. Merde. Merde. Merde. Merde ! Sa présence m'envahit comme une seconde peau, m'enveloppa et m'emprisonna. J'étais prise au piège par sa simple proximité. Quelque chose de violent se déchaîna dans mon ventre, dans mon cœur, jusque dans ma moelle, quelque chose qui réclamait Carlos et qui était indomptable. Et cette sonnerie incessante qui refusait de se taire !

J'avais deviné l'identité de mon interlocuteur avant même de lire le nom. Qui d'autre pourrait me joindre à cet instant ? Tous mes amis étaient à cette fête, Opale devait certainement déjà dormir, et Zoée ne m'appelait jamais. Alors, évidemment, c'était...

— Ma mère. Je... je... excusez-moi.

C'était la dernière personne que j'avais envie d'appeler, à cet instant, mais elle m'offrait une sortie de secours que je ne pouvais pas refuser. Je m'éloignai à grandes enjambées tout en décrochant, craignant le pire.

— Allô ?

— Ma petite Nandhinie ! fit ma mère dans le combiné. Je suis tellement heureuse que tu décroches enfin !

Je regrettais déjà. Mes yeux se posèrent sur les escarpins marronnasses qui avaient atterri sur le trottoir et je me rendis compte que j'étais pieds nus. Je ne sentais plus le froid : j'étais ankylosée. Anesthésiée par cette dose d'émotions trop violentes qui avaient laissé des séquelles dans mon âme.

— Ça fait des semaines que j'essaye de te joindre !

— Et ça fait des semaines que je t'évite.

— Oooh, tu recommences avec ces réponses acerbes. C'est sûrement les prémices d'une dépression, tu sais ? Et...

— Maman, maman ! l'arrêtai-je avant qu'elle parte dans ses délires. Ce ne sont pas les prémices de je ne sais quoi. Je n'ai juste pas envie de te voir, ni toi, ni papa.

— Tu as pris tes cachets, dernièrement ?

Je ne cherchai même pas à cacher mon soupir d'exaspération. Ces cachets, je ne les avais jamais pris, et je ne les prendrai jamais, tout simplement parce que je n'étais pas malade. Je ne l'avais jamais été. J'étais juste... moi. Et c'était précisément pour cette raison que mes parents me pensaient détraquée. Je n'étais jamais rentrée dans les codes et n'avais jamais cherché à le faire, contrairement à beaucoup de personnes marginales.

— Non.

— Eh bien, ça explique tout ! Je t'en renverrai un paquet. Oh, voilà ton père, tu veux lui parler ?

— Maman, non, non, non !

— Gros bisous, ma chérie ! Je t'aime fort.

Elle fit un baiser bruyant et des frottements retentirent. Je grimaçai lorsque la voix grave, un peu rétro de mon père s'éleva.

— Mais serait-ce ma petite puce qui appelle enfin ses parents ?

— Déjà, ce n'est pas moi qui ai appelé, c'est maman, et...

— Tu as enfin accepté de venir aux repas de famille ?

— Certainement pas ! Il est hors de question que je remette les pieds à ces réunions de m...

— Fantastique ! Je compte sur ta présence dimanche prochain. Nous mettrons un couvert de plus. Ne nous pose pas un lapin, comme la dernière fois, hein ?

Je pouvais presque le voir d'ici me faire un clin d'œil. Je me pinçai l'arête du nez en écartant mon téléphone de mon visage, afin d'éviter de me mettre à hurler sur mon père.

— Papa, je ne viendrai pas. Ça ne sert à rien d'espérer ou d'attendre ou de...

— Je cuisinerai des coquilles Saint-Jacques. À la semaine prochaine !

Il me raccrocha au nez. C'était mon père tout craché, ça : il était certain que tout se ferait toujours à sa manière simplement parce qu'il l'avait décidé. Une montée de colère bouillit dans mon ventre, comme un volcan grondant qui s'apprêtait à entrer en éruption.

Está todo bien, Nandhinie ?

Une main large et chaude entoura ma taille. Une sirène d'alarme s'alluma dans mon cerveau : Carlos, contact, Carlos, contact. Ce fut trop pour mon corps déjà malmené. Avant même que je puisse le contrôler, ma main fusa et repoussa le bras possessif de mon ex, le faisant tituber d'un pas.

Je me rendis de mon erreur une seconde trop tard. Un sourire carnassier étira ses lèvres diaboliquement parfaites tandis qu'il m'observait perdre de mes couleurs. Je l'avais repoussé. J'avais commis l'impardonnable, l'irréparable.

Sa fiancée et Grace étaient quelques mètres plus loin, plongées dans une discussion que je devinais pimentée. Je me sentis tout à coup petite et vulnérable, dans cette robe ridicule, pieds nus et démunie de toute échappatoire. Juste Carlos... et moi. Nous.

— Désormais, c'est toi et moi, dit-il comme s'il avait lu dans mes pensées.

— L... l...

— Chuuut, souffla-t-il en posant un doigt sur mes lèvres, son visage près, bien trop près du mien.

Ce peau à peau galvanisa mes nerfs. C'était insupportablement doux. Trop réel pour l'être vraiment. Déni. Rage. Honte.

Amour.

— Si tu savais comme j'avais hâte, murmura-t-il dans mon oreille, pressant son corps contre le mien. J'ai tant attendu, attendu que ce soit le bon moment pour te rencontrer...

— Lai...

— Ne dis rien, Nandhinie. Tu as déjà suffisamment éveillé ma colère, et je suis sûr que tu n'aimerais pas l'aggraver, mmm ?

Je hochai frénétiquement du menton, au bord des larmes. Ses mains se promenaient sur mon visage, mes cheveux, mon cou, comme si je lui appartenais. Comme si sa fiancée n'était pas à cinq mètres de nous.

Mais Carlos était un homme à sensations. Il aimait le danger.

— Ton odeur est restée gravée en moi, chuchota-t-il en inspirant dans mon cou, provoquant des frissons que je m'évertuais à repousser. Rien n'a changé, Nandh', pas vrai ? Tu es toujours sous mon emprise, même au bout d'un an ? Allons, tu me facilites trop la tâche. Dis-moi que tu as un copain, un crush, quelqu'un ? Vas-y. Surprends-moi.

C'était une question piège. Si j'avais eu un copain et que je le lui avais dit, j'aurais gagné un aller simple pour les pompes funèbres. Mais s'il savait que je n'avais personne, eh bien, je ne préférais pas savoir ce que le sort me réservait. Les seuls mots que j'arrivai à prononcer furent :

— Laisse-moi t'oublier, je t'en supplie...

— Tss-tss, non, mi querida ! Je n'aurais pas fait tous ces efforts pour te laisser partir. Je t'ai tant cherchée, tant traquée. J'ai espionné tous tes faits et gestes pendant un an. J'ai même fait installer une caméra cachée dans ton appartement. Je sais tout de toi... Tout.

Il ricana sans amusement. La peur me tordit le ventre alors que je réalisai l'ampleur de ses paroles. Traquer ? Espionner ? Caméra cachée ?!

— Il y a juste un bémol. Ton nouveau voisin. Celui qui a emménagé la semaine dernière, il n'était pas prévu. Et tu sais que je n'aime pas les imprévus, mmm ?

Nouveau hochement de tête. Ma nervosité grimpa encore d'un cran.

— Je ne sais pas qui c'est. Mais ne t'inquiète pas, dès que je connaîtrai tout de lui, je pourrai véritablement commencer à mettre mon plan en pratique. Et pour une fois, tu seras la protagoniste de mon histoire, mi dulce amor.

Il m'embrassa. Comme ça, sans se soucier du monde, sans se soucier de moi. Et ce fut tellement douloureux que je n'arrivai même plus à respirer.

Je pensais qu'il avait tout volé. Mais il continuait d'arracher des bouts de moi-même, de tourner le couteau dans ma cage thoracique jusqu'à briser mes côtes et atteindre mes organes. Puis il me crachait dessus. Et enfin, il posait un pansement sur les blessures qu'il avait causées.

Pervers narcissique. Était-ce vraiment sa faute ? S'en voulait-il ? Il ne pouvait pas s'en empêcher. Pouvait-on blâmer un innocent coupable ? Pouvait-on pardonner un homme qui avait traumatisé une femme au point qu'elle doive changer de prénom pour se défaire de son souvenir ?

Il se recula, un sourire étirant son visage si beau, tandis que quelque chose de mouillé s'échoua sur ma joue. J'avais mal. Tellement mal. Au point où même la mort ne me semblait pas assez radicale pour stopper toute cette douleur.

Je ne veux plus faire partie de ton livre, devrais-je dire.

Laisse-moi me reconstruire, quémandait mon cœur malmené en ramassant ses propres miettes.

Embrasse-moi à nouveau, souffla la voix faible de Nandhinie.

Mes joues s'inondèrent de larmes froides. Il les essuya du pouce et mon corps réagit avant que je puisse m'en empêcher : je posai ma tête dans sa paume.

— Je t'aime, Nandh'. C'est toi. Ç'a toujours été toi. Donne-moi une seconde chance, s'il te plaît.

Mais tu es fiancé.

— Tu m'aimes...

— Évidemment. Cette fête, cette interruption surprise, le choix du morceau, tout était pour toi. Ne tremble pas, cariño. Tout va bien, je suis là, maintenant, d'accord ?

Quelqu'un, sauvez-moi, par pitié. Arrachez-moi de ses griffes, même si je dois y laisser un bras ou un poumon. Sauvez-moi. Sauvez-moi.

— Pour moi...

— Laisse-moi l'occasion de me faire pardonner, Nandhinie, s'il te plaît. J'ai déconné avec toi, je le sais, je regrette. Tout ce que je veux, c'est reconstruire ma vie avec toi. Cette Rachel, elle n'est qu'une poupée provisoire. Un pion dans la partie. Un soldat sur un jeu d'échecs. Moi, je suis le roi, et toi...

À l'aide.

— ... tu es la reine.

À L'AIDE.

— Carlos, bébé ? brailla la voix aiguë de Rachel. On y va ? Il fait frisquet dehors et j'ai oublié mon cache-cœur dans le jet privé.

— J'arrive, mon ange, répondit-il sans me lâcher des yeux. J'ai tout ce dont j'ai besoin.

Moi. Bien sûr.

Il recula en réajustant sa veste verte et je me retournai aussitôt pour cacher mes larmes. Qu'avais-je donc fait au monde ? Pourquoi s'acharnait-il sur moi ? Je n'avais cessé de nager vers la surface, toujours, de me battre contre les poids qui me tiraient vers le bas, et tout ce que j'avais en retour, c'était un bras d'honneur de la part de l'univers.

La solitude s'abattit sur moi et me tacla aux genoux. Je faillis tomber face contre terre. J'étais seule. Personne ne pouvait me sauver, personne ne savait ce que j'endurais, personne ne comprenait le vide qui me rongeait les entrailles à la simple évocation de Carlos Roca Luiz.

Je vous en supplie, quelqu'un, faites quelque chose. N'importe qui. Aidez-moi. Ne me laissez pas mourir.

Littéralement : je craignais pour ma vie. L'éclat fou dans les yeux de Carlos n'était pas qu'une simple envie de vengeance. C'était de l'excitation à l'idée de me tuer.

Regardez-moi droit dans les yeux et promettez-moi que je ne vais pas mourir.

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