7. L'anniversaire (2)

Mes doigts tremblaient lorsque je sortis de la limousine, et mes genoux étaient si faibles que je manquai de me ramasser, tête la première, sur le trottoir.

— Merci, euh..., bégayai-je à l'intention du conducteur, ne sachant pas si je devais le payer.

— M. Han a déjà réglé le trajet avec pourboire, soyez tranquille.

— Bien, dans ce cas, merci beaucoup !

— Passez une très bonne soirée, mademoiselle, sourit-il avec un clin d'œil.

Je refermai la portière et me redressai. J'avais eu la surprise, en sortant du TGV, de découvrir un homme avec une pancarte à mon nom en train d'attendre. Il m'avait expliqué qu'il était mon chauffeur, et que « M. Han » l'avait chargé de m'emmener jusqu'à la salle de fête. Et en sortant de la gare, j'avais découvert... une limousine. Blanche. Avec des sièges en cuir. J'avais cru m'évanouir sous le choc. Le point positif était que comme je n'avais pas pu me changer dans les toilettes du train puisqu'un enfant avait vomi dedans, je l'avais fait dans la voiture. J'avais vécu plus pratique, mais, au moins, j'avais réduit le nombre de personnes qui allaient me voir habillée en appât à proxénètes.

La limousine derrière moi démarra et s'en alla. D'autres voitures tape-à-l'œil se garaient ici et là, et des gens bien habillés en sortaient, dégageant une classe et un chic que je savais ne pas avoir. Je fis un pas et grimaçai. J'avais su que j'allais regretter les talons. Heureusement que j'avais ma paire de baskets dans mon sac à dos, que je pouvais dégainer dès que mes pieds commenceraient à hurler de désespoir.

Je levai le nez et ma bouche s'entrouvrit d'elle-même. La salle était gigantesque, presque aussi grande qu'une usine de fabrication d'avions, et surtout, des lumières aveuglantes en sortaient, formaient des halos, tournoyaient dans les airs. De la musique pulsait de la porte ouverte et les basses faisaient trembler les petits poils de mes bras. Le meilleur pour la fin : de là, je pouvais déjà voir une foule en furie tout simplement titanesque. Plusieurs centaines de personnes. Plus que ce que j'avais prévu.

Je m'obligeai à inspirer à fond, puis passai le dos de ma main sur mon front. Une petite silhouette menue chaussée d'escarpins vertigineux s'approcha de moi et je ne la reconnus que lorsqu'elle fut à un mètre.

— Grace ! dis-je avec une surprise non dissimulée.

— Nand... Saska ! se rattrapa-t-elle. Oh, comme je suis contente de te voir !

Elle s'avança, me prit une seconde dans ses bras fins sans oser me serrer, puis se recula. Je lui rendis son immense sourire, sincèrement heureuse de la voir.

— Tu as pu te libérer de tes rendez-vous ?

— Oui, ne t'en fais pas. La petite était adorable et je lui ai donné une pilule abortive. Ça n'a duré que dix minutes. Normalement, elle aurait dû aller voir un psy et tout ça, mais j'ai bien vu dans ses yeux qu'elle voulait en finir, et vite. Elle est dans une sale situation, la pauvre !

Je hochai du menton tandis que Grace avançait, à demi retournée vers moi. Nous échangeâmes quelques banalités, elle me proposa d'aller ranger mon sac, je refusai. Je voulais tout avoir sur moi pour parer n'importe quelle éventualité. Et puis, les sacs à dos laissaient les mains libres.

— Ça va, tes frères ? lui demandai-je.

— Impeccable. Ils continuent de me cacher de la presse, Dieu merci. Clyde se fait demander pour d'autres films, et Léopold s'est trouvé quelqu'un.

— Sérieux, notre Léo ? Ce n'est pas une blague ?

Léopold avait une réputation de séducteur entièrement justifiée. Il aimait profiter des plaisirs de la vie, et il aimait vraiment beaucoup. Se poser avec quelqu'un ne pouvait que lui faire du bien.

— Ce n'est pas une blague, gloussa-t-elle, ses boucles brunes rebondissant sur des épaules. Je te le présenterai, si tu veux.

À cet instant, je ne pus m'empêcher de penser que Grace était d'une beauté aussi époustouflante et cisaillée d'élégance que ses frères. Elle était la plus jeune et la plus discrète des trois, mais je l'adorais comme ma propre sœur. Son visage coréen était délicat et dépourvu de la moindre imperfection. Elle avait bouclé ses cheveux déjà courts, ce qui faisait qu'ils lui arrivaient désormais à peine aux épaules et, à chaque mouvement qu'elle faisait, ils bondissaient autour de ses joues. Elle portait un débardeur asymétrique et un short noir, dévoilant des jambes d'une longueur à rendre jalouse une ballerine et une taille aux courbes à damner les dieux. En bref, à côté d'elle, je ressemblais à Bob l'éponge avec des paillettes.

— Ce serait avec plaisir, répondis-je en forçant un sourire.

Elle ne parut s'apercevoir de rien, à mon grand soulagement. Pour une fois, j'étais contente de ne pas être face à Clémentine. Elle m'aurait démasquée avant même que je sorte de la limousine.

Qu'est-ce qu'il t'a pris, en même temps, de n'avoir que des amies super bien foutues ? Tu as peut-être un sérieux penchant pour le sadomasochisme, ma poule !

Je fis taire la petite voix insidieuse qui me pourrissait les pensées et me ressaisis. J'étais à un anniversaire, à un événement joyeux, et j'étais sur le point de passer un bon moment. Avec mes amis. Sans encombres. Sans surprises.

Si seulement j'avais su à quel point je me trompais.

— Joyeux anniversaire ! Joyeux anniversaire ! Joyeux anniversaaaire, Léopold ! Joyeux anniversaire !

Il souffla ses vingt-deux bougies d'un coup et reçut une véritable ovation en retour.

Ma présence sur l'immense scène qui surplombait la salle me rendait mal à l'aise : tous les yeux étaient braqués sur nous. Léopold passa pour tous nous enlacer, Clémentine, Clyde, un jeune homme blond que je ne connaissais pas, Bernard (son agent), puis moi, et nous remercia pour cette fête surprise qui était la meilleure de toute sa vie. Je lui rendis son étreinte au prix d'un gros effort et lui tendis mon cadeau soigneusement emballé qu'il accueillit avec des larmes aux yeux. Léopold avait peut-être un look mi-gothique, mi-efféminé qui quelque part me rappelait Johnny Depp, mais c'était un gros sensible qui ne savait pas recevoir les compliments. Il posa mon paquet sur l'immense pile qui trônait déjà. Au vu de tous les cadeaux qui l'attendaient, il allait en avoir pour des heures à tout déballer !

Quelqu'un coupa l'énorme gâteau en forme de pénis qui trônait sur la salle au centre de la scène. Sans trop comprendre comment, je finis avec une couille à l'ananas et une cuillère dans les mains, en plus d'un chapeau en carton qui refusait de tenir au sommet de ma tête. Le premier paquet que Léopold déballa était celui de Clémentine, et il se révéla que c'était un album photo de tous leurs meilleurs moments depuis qu'ils se connaissaient. Léo pleura.

Plusieurs minutes s'écoulèrent. Le papier coloré s'accumulait, les invités mangeaient et buvaient et, bientôt, la musique allait retentir. Je remarquai Léopold chuchoter quelque chose à un homme de la maintenance, puis s'éclipser discrètement par une porte de sécurité. Intriguée, je décidai de le suivre.

La première chose que je reçus au visage, ce fut une brise froide et chargée de fumée. Une fois ma toux calmée, je sentis mes talons blancs s'enfoncer dans quelque chose d'humide : de la boue. Génial. Je venais de ficher en l'air plus de 500 euros.

La nuit était tombée, mais la pollution lumineuse cachait toutes les étoiles. Il faisait étonnamment froid pour une soirée d'été, aussi, je regrettai immédiatement d'avoir pensé à tout, sauf à prendre une veste. Ma robe trop serrée remonta sur mes jambes lorsque je fis un grand pas pour éviter la terre, et j'eus pour seul effet de faire rire Léopold qui s'était appuyé contre le mur, une cigarette à la main.

— Jolie, la tenue, ricana-t-il en soufflant sa fumée par le nez.

— C'est Clem qui me l'a envoyée. Crois-moi, si je ne savais pas qu'elle m'aurait étripée si je ne l'avais pas portée, jamais je n'aurais eu l'idée de mettre ce truc entre la Petite Sirène et Bob l'éponge. En plus, ça démange à des endroits que je ne peux pas gratter.

— Bob l'éponge ? (Il haussa les sourcils en faisant tomber les cendres de sa cigarette.) Bah, ne t'en fais pas. Ça ne te va pas si mal. Ça montre tes gambettes.

Je posai mes mains sur mes hanches et le fusillai du regard. S'il y avait bien une chose que je n'aimais pas, c'était montrer mes cuisses qui se touchaient et mes chevilles trop épaisses pour être élégantes.

— Sérieux, Sas'. Si je n'étais pas une tafiole, j'aurais louché sur ton joli cul.

— Tafiole, c'est une insulte, tu sais ?

— Précisément.

Il fuma un grand coup, comme si sa nicotine lui était vitale pour penser correctement. Je ne pouvais pas l'en blâmer, nous avions tous nos addictions. Moi, c'était les souvenirs toxiques, lui, la cigarette. Et je n'étais pas sûre que l'un soit plus nocif que l'autre.

— Comment il s'appelle, ton copain ? demandai-je pour changer de sujet.

— Qui t'a dit que j'avais un copain ?

— Grace. Mais j'aurais préféré que ce soit toi qui me l'apprennes.

Il inspira une longue bouffée et prit le temps de la souffler par cercles.

— Si je ne te l'ai pas dit, c'est parce que, avec lui, c'est pas pareil. Seuls Clémentine, Grace et Clyde sont au courant parce que je vis avec eux. Je n'arrive pas à me dire que c'est une histoire sans lendemain. Mais c'est... c'est un gars cool, et je n'ai pas envie de lui faire du mal.

— Léop...

— Je sais ce que tu vas me dire. Il faut que je saute dans le bain, que j'ose enfin me poser, que je construise quelque chose. Mais, Sas', je... je suis nocif pour ce gars-là. Il ne me mérite pas. Moi, je suis juste une merde qui a montré sa belle gueule à la télé, et qui est tellement pétée de thunes depuis que même son gâteau est en forme de bite géante. Alors que lui, lui... c'est un artiste. Il écrit des chansons, et parfois, il prend sa guitare, et... et putain, qu'est-ce que je deviens niais ! jura-t-il.

Il jeta sa cigarette par terre. Je fis un pas, m'enfonçai encore un peu plus dans la boue et le rejoignis contre le mur.

— C'est bidon, l'excuse du « T'es trop bien pour moi », hein ? me demanda-t-il en sortant une nouvelle cigarette de son paquet. Mais je te jure, il ne mérite pas un mec instable et indécis comme moi. Lui, il lui faut quelqu'un pour prendre soin de lui, lui faire des bouillons quand il est malade, lui chuchoter qu'il l'aime avant de partir au travail. Et je ne suis pas ce mec.

— Léo, tu vas la fermer et m'écouter cinq secondes.

Il alluma son briquet et la flamme forma un halo rouge sur son visage si désespérément parfait. Je pris l'intégralité de la fumée dans le nez lorsqu'il expira, mais je m'abstins de tout commentaire.

— Je ne doute pas que ce blondinet soit un homme génial. J'ai bien vu comment vous vous dévoriez du regard. À un moment, j'ai même pensé que vous alliez vous culbuter sur la scène, devant tout le monde, ajoutai-je sous ses ricanements. Mais, crois-moi, tu mérites quelqu'un d'aussi bien dans ta vie. Quoi qu'ait pu te dire ton père, et qu'importe que tu le croies ou non, être homo, c'est normal. Ce n'est pas une aberration. Zut, personne n'a le droit de te dire qui aimer !

— Il n'était pas question de mon p...

— Si, justement. Tu te traites de merde, tu dis que tu es une tafiole, tu t'interdis même le bonheur ! Et tout ça à cause de quoi ? À cause des paroles d'un homophobe qui n'a pas les yeux en face des trous.

Je soupirai longuement, cherchant les bons mots. Léopold semblait hermétique à mes paroles, et encore plus à leur vérité, mais je ne comptais pas m'arrêter pour si peu. Mes amis voulaient peut-être le meilleur pour moi, il n'en démordait pas que c'était réciproque.

— Je sais parfaitement combien les parents sont capables de nous détruire, même quand ils ont tort. Combien le désir de leur plaire est parfois plus fort que tout. Mais tu viens de fêter tes vingt-deux ans, Léo, tu as une vie active, deux jobs, de l'argent, et toute une vie devant toi. Vie que tu n'arrêtes pas de foutre en l'air, dis-je en tapant sur sa cigarette pour la faire tomber par terre.

— Sas', putain !

— Mets-toi en colère si tu veux. Traite-moi de maman poule. Mais, Léopold, s'il te plaît, entends ça. Tu as droit au bonheur. Tu as droit au bonheur avec un homme. Avec cet homme. Tu n'es ni une merde, ni une tafiole, et encore moins la personne que tu crois être. Alors, tu sais quoi ? Tu vas rentrer dans cette salle de fête, tu vas emporter ce blondinet avec toi quelque part à l'abri des regards, et tu vas lui dire que tu ressens quelque chose pour lui. Pas de l'amour, ni même des sentiments, mais peut-être le début de tout ça. Tu vas être sincère avec lui, tu vas être honnête, et tu verras que s'il est aussi génial que tu le dis – et je n'en doute pas –, il te prouvera qu'il est prêt à s'embarquer dans cette relation avec toi, de tout son être, de toute son âme.

Il passa ses paumes sur ses joues, comme pour les essuyer de quelque chose, et se tourna dos à moi. Je levai une main incertaine et la posai sur son épaule tout doucement, craignant qu'il me repousse alors que je cherchais seulement à l'aider. Il ne fit rien de tout ça : il resta docile et enfouit son visage entre ses doigts, reniflant un grand coup.

— Je ne voulais pas te faire pleurer, dis-je en frottant son omoplate, surprise par la douceur de son costard. Mais il faut que tu arrêtes de mentir à tout le monde. À commencer par toi-même.

— Nandh', s'il te plaît, j'ai besoin d'un moment tout seul.

Je me figeai tandis que mes veines se vidèrent de leur sang. J'eus l'impression qu'un seau d'eau glacée venait de me tomber sur la figure, m'engourdissant jusqu'aux orteils.

Léopold parut sentir ma crispation, car il se retourna et me jeta un coup d'œil, sourcils froncés. Ses iris étaient injectés de sang et brillants de larmes qu'il refusait de laisser couler. Le pire, c'était que, même ainsi, il restait beau à en couper le souffle. Une vague de honte et de culpabilité m'assaillit de plein fouet, goutte d'eau qui fit presque déborder le vase. J'étais si laide à côté de mes amis. Et j'étais si misérable de leur faire la morale alors que je n'en menais vraiment pas large.

— Je... je suis désolé, Saska, c'est sorti tout seul. C'est dur de s'y habituer, s'empressa-t-il de murmurer en comprenant ce qui se passait.

Je ravalai la boule qui se coinçait dans ma gorge et comptai trois secondes. Puis je souris. Après tout, j'avais décidé d'aller mieux, n'est-ce pas ? D'arrêter de replonger à chaque parcelle de souvenir qui arrivait à se frayer un chemin jusqu'à mon cœur. Et puis, ce n'était pas de moi qu'il s'agissait à cet instant, mais de Léopold. Chaque chose en son temps.

— Non, ça va, je vais bien, lui assurai-je en tapotant doucement son épaule. Je vais te laisser seul. Mais pense à ce que je t'ai dit, d'accord ?

Je voulus ajouter « Je t'aime », mais les mots restèrent coincés. J'ouvris la bouche, rien n'en sortit. C'était une barrière qui refusait catégoriquement de céder. Je l'avais dit trop souvent à la mauvaise personne et, désormais, je craignais ces paroles comme la peste. Stupide mécanisme de défense. J'avais juste l'air d'un poisson, maintenant – enfin, d'une sirène boudinée.

Léopold hocha du menton et sortit son paquet de cigarettes. Je reculai un peu trop précipitamment, m'enfonçai dans la terre molle et rouvris la lourde porte de sécurité. Juste avant que je disparaisse, mon meilleur ami m'interpella :

— Il s'appelle Atlantic. C'est parce qu'il est né dans un avion, au-dessus de l'océan atlantique.

Je ne sus pas si je devais sourire ou non, alors je fis une grimace qui était censée être entre les deux. En quelques secondes, j'étais de retour à l'intérieur, comme si de rien n'était. Hormis le fait que mes chaussures n'étaient plus du tout blanches et que je sentais la fumée froide.

Je vis un peu plus loin le fameux Atlantic en train de manger son gâteau. Il semblait chercher quelqu'un des yeux et je ne pus empêcher mon cœur de se serrer en comprenant qui.

C'était bien beau de remonter les bretelles de mon meilleur ami concernant l'amour, mais j'étais si pitoyable que je doutais d'avoir été crédible. Après tout, Léopold savait passer à autre chose, alors que moi, même un an plus tard, je restais indéniablement amoureuse de l'homme qui m'avait complètement brisée.

La soirée pouvait-elle encore s'empirer ? Il ne manquait plus que Carlos débarque, tiens.

Le petit démon sur mon épaule gauche me susurra que c'était une perspective brillante. Le petit ange chuchota de ne pas trop y penser : ma poisse légendaire m'attirait toujours des ennuis. Et il avait horriblement raison.

La fête battait son plein lorsque Clyde apparut sur la scène, baissant le son et les lumières d'un coup.

J'étais accoudée au bar, à côté de Clémentine qui se tordait de rire après une blague que je n'avais pas entendue, d'un homme que je ne connaissais pas, et sous l'influence d'une boisson dont je n'avais aucune idée du contenu. Tout n'était qu'inconnu, imprévu et excitation autour de moi, et ça me rendait malade. J'avais un mauvais pressentiment. Je voulais vomir. Même mon cocktail turquoise au gin, au curaçao bleu et au citron ne parvenait pas à me détendre. Pourtant, c'était mon deuxième.

Le silence fut immédiat, extatique. Chacun était fébrile et se demandait ce qui se passait. Qu'avait à dire notre deuxième star de la soirée ?

— Mesdames, messieurs et non-binaires, je ne suis pas ici pour vous annoncer les slows ou l'arrivée des pizzas, mais bien de celle de notre invité surprise.

Des rires secouèrent la salle, tandis que les coins de mes lèvres se retroussaient gentiment. Je me grattai discrètement les fesses, trop serrée dans ma robe.

— Je vous prie d'accueillir, en live et en inédit, le célèbre rappeur Carlos Roca Luiz, et son morceau À jamais loin de toi !

Une huée de cris et d'applaudissements me scia les tympans. Je redressai la tête, trop effrayée de bien avoir entendu. Était-ce possible ? Était-ce seulement imaginable qu'ils aient osé faire ça ? Me faire ça ?

Clyde recula, un immense sourire lui fendant le visage, magnifique dans son costume blanc cassé. Il n'avait jamais été au courant de ma relation avec Carlos et ne savait donc pas qu'il était la personne que je redoutais le plus au monde. Une autre silhouette apparut derrière lui, vêtue d'une veste vert sapin accordée à son jean et à ses chaussures. Une tête à la peau mate surplombait ce style forestier et mon cœur chuta tout simplement dans mes chaussettes.

Il était là. Devant moi, à moins d'une dizaine de mètres. Il était là. Il était là ! Beau comme un dieu déchu, avec ses dents parfaitement blanches et ses cheveux hirsutes, cette dégaine mi-soignée, mi-négligée qui lui donnait l'air d'un homme sympathique et innocent. J'avais l'impression de pouvoir le toucher rien qu'en tendant le bras. Mon petit démon jubila sur mon épaule. Oh mon Dieu, il était si près ! Si magnifique ! Ma cervelle se grilla et je reçus un électrochoc. Il était là !

Mes genoux lâchèrent tout bonnement et je m'effondrai sur le comptoir. Des bras vinrent se loger sous mes aisselles pour me retenir, un effluve de parfum un peu écœurant mélangé à de l'alcool titilla mes narines. Clémentine était derrière moi et semblait me dire quelque chose, mais le tumulte recouvrait ses paroles et mes oreilles refusaient de fonctionner. C'était comme si tout à coup, mon sang venait de faire demi-tour dans mes veines. Carlos. Ici. Devant moi. En chair et en os. Mais pour l'amour du ciel, quel était l'imbécile qui s'était occupé du déroulement de la soirée, ici ?

— Saska, viens, il faut qu'on sorte, hurla Clémentine à deux centimètres de mon visage.

J'étais incapable de comprendre ses mots. Tous mes muscles tremblaient, faisaient claquer mes dents et papillonner mes paupières. L'envie aussi brusque qu'interdite de le regarder me fit me dévisser la nuque et, quand mes yeux se posèrent sur lui, il eut le malheur de se tourner dans ma direction.

Une multitude de flash-back défilèrent dans mon esprit comme un film mal monté. Imprécis, douloureux et dans le désordre, les souvenirs passèrent les uns après les autres en quelques dixièmes de seconde, faisant remonter des sensations que je m'étais promis de ne plus ressentir pour un homme. La honte. Le désir de vengeance. La culpabilité. L'amour.

Il ne me vit pas. Ou alors, il me vit, mais il s'en ficha comme d'une guigne. Il porta le micro qu'il tenait à ses lèvres, et d'une voix aussi chaude et rocailleuse qu'elle l'avait toujours été, il murmura :

Buenas noches. Bonsoir à tous.

La foule se déchaîna en retour. Les gens sautaient, hurlaient, se bousculaient, mais j'étais la seule en train de faire un blackout. Personne d'autre ne venait de voir tous ses efforts pour sortir de la dépression se faire piétiner. Personne n'avait l'impression que le temps était en train de se suspendre, s'étirer, comme un élastique, puis de se relâcher et de claquer droit sur son cœur. Personne ne voyait la personne que je voyais, moi. Un homme beau. Un homme fier. Un menteur.

— Saska, s'il te plaît, suis-moi, il faut que tu sortes tes fesses d'ici !

Je n'en étais pas capable : mon corps ne répondait plus de ma propre volonté. Désormais, c'était lui qui tenait les cordes de la marionnette. C'était lui qui manquait pour faire avancer la machine. Le boulon. La pièce de puzzle. Le tampon pour boucher le trou du seau.

Alors pourquoi me sentais-je aussi vide ?

— Sas', nom de Dieu, par son amour, sa barbe et ses couilles, VIENS LÀ ! beugla Clémentine en me tirant de force derrière elle.

Je trébuchai à cause de mes talons et lui tombai dans les jambes. Elle s'écroula, comme un domino, dans un tas désordonné de jupes et de cheveux. Des gens crièrent à côté de nous, certains tentèrent de nous relever, d'autres ricanèrent de la situation. Mais au fond, je ne m'en rendais même pas compte. Ma réalité n'était plus la même. Mon centre de gravité avait changé. J'étais certaine qu'il était là, en lui, dans son cœur, et que c'était pour cette raison que je ne pouvais pas détacher mes pupilles de son visage. Que c'était pour cette raison que je me relevai, la robe à moitié remontée sur ma hanche dévoilant ma petite culotte, et que je hurlai de toutes mes forces :

— CARLOS !

Quelques têtes se tournèrent dans ma direction, mais mon cri s'était noyé dans la masse. Je ne sus pas s'il m'avait entendue. Probablement que oui. Et probablement qu'il n'en avait rien à foutre.

Clémentine m'attrapa par le col, m'étranglant à moitié, et me tira hors de la salle, aidée par un agent du staff qui passait par là. Je ne me rendrais compte que beaucoup plus tard, lorsque Clem me le raconterait après coup, que je répétais son prénom à m'en déchirer les poumons et m'en saigner la gorge, comme un appel à l'aide auquel il n'avait jamais répondu.

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