6. Brûlure glacée
Carmen
— Dix... racine carré de seize... multiplié par la moitié du cosinus... du cosi-quoi ?
Les cheveux attachés en un chignon vague, une lampe jaunâtre perchée en équilibre sur mes cahiers, un stylo en sale état dans la bouche, j'essayais de comprendre la leçon de maths que j'avais manquée la veille. Je n'étais pas allée au lycée depuis deux jours : Tom avait de la fièvre et il était hors de question de le laisser sous la surveillance d'une mère en train de cuver. Et sincèrement, à cet instant précis, je maudissais mon grand frère plus que jamais.
Il avait fui, cet enfoiré. Il s'était échappé de la malédiction qui planait sur notre famille et m'avait laissée endosser des rôles que j'étais trop jeune pour gérer. Pire encore, il refusait de venir à l'enterrement. Ça allait être à moi de conduire jusqu'à l'église, qui allais devoir accompagner maman et porter Tom, faire un discours d'une hypocrisie qui frôlait le ridicule, et peut-être même faire semblant de pleurer. J'allais devoir m'occuper d'une adulte et d'un enfant en même temps, tout en espérant que je ne péterais pas moi-même les plombs. Parce que, oui, je subissais les vices des gènes : entre une mère bipolaire et un père schizophrène, j'avais hérité d'un peu des deux. J'étais une bombe à retardement et je craignais le moment où j'allais exploser. J'avais surtout peur de blesser Tom dans cette apocalypse. Il était si jeune et innocent... Trop innocent pour cette planète cruelle, et pour nous tous qui étions damnés.
— Mais si on applique le théorème, ça fait... l'équation par deux... pour trouver l'inconnue ? Mais qu'est-ce c'est cette merde ?
Je clignai des yeux et secouai la tête pour me concentrer. J'avais toujours eu des difficultés en mathématiques et rater les cours était la dernière chose dont j'avais besoin. Mais entre mon frère et moi, c'était mon frère, toujours, quoi qu'il en coûte.
Même si ma famille montrait le mauvais exemple, même si, moi aussi, il était légitime que j'abandonne, Tom était tout ce qu'il me restait. Je ne pouvais pas le laisser à son sort, lui qui était si mignon, avec son sourire et ses dents du bonheur. Ne pas faire du mal parce que le monde vous en fait. Les valeurs régissent dans nos propres agissements, pas dans le reflet de ceux des autres. Un dicton simple, mais si dur à acquérir, et surtout, tellement douloureux à appliquer.
Mes pensées dérivèrent contre ma volonté vers Léandre, le bébé, et... la drogue. Je ne l'avais pas dit à mon frère, mais je n'étais pas assez bête pour coucher avec un adulte fiancé. Je n'avais pas été en possession de mes actes, ce soir-là. Léandre m'avait fait boire. Et j'étais certaine qu'il n'avait pas mis que du Redbull dans mon verre.
J'avais déjà fricoté avec les joints et le cannabis, mais pas suffisamment pour le reconnaître. J'avais été dupée en beauté et je n'avais aucun moyen de le prouver, juste ce fœtus qui germait en moi.
Ce fut quand une goutte d'eau s'échoua sur mon cahier que je me rendis compte que je pleurais. Ma main était plaquée sur mon ventre, les ongles enfoncés dans ma peau, comme pour arracher cet être que je n'avais voulu d'aucune façon. Je ne sentais même pas la douleur. Je l'avais côtoyée à des niveaux bien plus hauts, et la caresse était futile lorsqu'on avait connu la griffure.
Et puis ce rendez-vous avec Grace... Accepterait-elle de me faire bouffer une de ses pilules pour stopper le processus ? Sans l'accord parental ? Mon grand frère avait été efficace. Je l'avais appelé la veille au soir, et le matin, à neuf heures, j'avais reçu un message de sa part pour me dire que Grace allait m'accueillir à l'hôpital. Honnêtement, je n'y avais pas cru. Je ne pensais pas qu'il arriverait à contacter Léandre, puis son ex, et encore moins que cette dernière me prendrait en son sein sans rechigner. C'était une agréable surprise parmi tous mes malheurs.
Mon téléphone sonna l'alarme que j'avais programmée pour seize heures : il était temps que j'aille réveiller Tom de sa sieste et que je lui donne un Doliprane pour sa fièvre. Je ne comptais plus sur maman pour le faire. Depuis l'appel de son fils, de son « Lapin », comme elle l'appelait, elle n'avait pas arrêté de boire : bière, vin, whisky, même le vinaigre. Tout ce qui contenait de quoi lui faire oublier sa misère. Notre misère. Mais maman était faible, mon grand frère était couard, papa était mort, et il ne restait plus que moi pour maintenir cette existence vacillante sur pieds. J'étais seule, entièrement, complètement et désespérément seule.
Putain, c'était tellement douloureux que j'en eus le tournis. Mes pensées s'emmêlèrent, mon cœur valdingua et mon ventre se tordit. Mes côtes devinrent trop étroites pour garder tout ce qui s'agitait en moi. J'avais un lion tapi dans l'ombre et il griffait ma chair de l'intérieur pour se libérer, une bête sauvage, farouche, avide de sang, un monstre que je taisais parce qu'il m'effrayait.
Maudits. Nous étions tous maudits.
J'arrêtai l'alarme qui me vrillait les oreilles et me levai, passant ma manche sous mes yeux d'un geste rageur. Tom était ma perle d'espoir, mon étoile scintillante, je ne pouvais pas me permettre de lui montrer mes faiblesses. Qu'aurait-il pour se raccrocher si même moi je me fissurais ? Quel avenir aurait-il si personne n'était là pour le guider, du haut de ses maigres quatre ans ? Quelle personne serais-je pour oser retirer le masque en sa présence et lui montrer la laideur putride de notre monde ?
Je montai les escaliers grinçants qui gémirent sous mon poids, laissant mes doigts effleurer le mur écaillé. Notre maison n'était ni propre ni en ruines, juste un peu à l'abandon. Malgré sa petite taille, l'entretenir demandait un effort constant et, surtout, c'était une partie perdue d'avance. Le bois des poutres était humide et rongé, les tapisseries pendaient comme des loques déchues, et des souris avaient infesté le sous-sol. Les angles étaient noircis par le moisi et les couches maladroites de peintures que j'avais étalées pour les camoufler étaient bien inutiles. J'avais tenté de rafistoler notre maison du mieux que je pouvais avec mes compétences dérisoires en bricolage. Trois jours que mon frère était parti et que papa était mort, et c'était déjà la catastrophe. Nous étions en train de couler. Mayday, mayday, mayday, les rares occupants du bateau ne sont pas en mesure de survivre.
Je traversai le couloir étroit, puis m'arrêtai devant la chambre de Tom. Quelque chose clochait. Je claquais toujours la poignée en partant, sachant que si on ne le faisait pas, le vent sifflait dans la pièce. Pourtant, la porte était entrouverte.
Je collai mon oreille à côté du chambranle et écoutai, le cœur rugissant à mes tempes. Je n'entendis d'abord que les ronflements réguliers de mon petit frère, puis, très douce, feutrée comme du coton, une voix, une mélodie.
Sans bruit, je poussai la porte de quelques millimètres et plaquai mon œil contre l'interstice. Une lumière fade se déversait dans la chambre, filtrée par le rideau rouge tiré devant la fenêtre. Et, sous cette couleur de sang, maman, penchée au-dessus du lit de Tom, telle une ombre prête à dévorer ma seule lumière.
Elle chantait si bas qu'il était presque impossible de l'entendre. Mais je pouvais reconnaître cette musique entre mille : c'était celle avec laquelle elle nous avait bercés, ses trois enfants, toute notre jeunesse. C'était une symphonie familière qui désormais me paraissait prometteuse de mensonges. Je n'eus besoin que d'une seconde pour comprendre que maman n'était pas en train de rassurer son fils. Elle était en train d'amadouer sa proie.
La silhouette sombre de ma mère me glaça le sang lorsqu'elle se pencha pour embrasser Tom sur la tempe. Je crus qu'elle allait le mordre. Oh, maman, pourquoi as-tu laissé la folie pulluler en toi et infester notre famille ? Pourquoi n'as-tu rien fait pour nous protéger de ta démence ?
Je n'eus pas le temps de réagir lorsqu'elle se redressa et se tourna vers la porte, comme si elle avait senti ma présence. Et c'était certainement le cas. Elle regarda dans ma direction avec une telle intensité que je sus qu'elle me voyait. Elle avait compris. Je ne pouvais plus fuir. Des milliers de non-dits volèrent dans ce contact, et l'éclat noir dans ses yeux était si froid qu'il parvint presque à geler la flamme de vie qui brillait en moi.
Je me pétrifiai. Je fus incapable de faire le moindre mouvement, pas même un battement de cils. Mes muscles se contractèrent, engendrant des crampes qui m'immobilisèrent les mollets. Courir. Voilà ce que me hurlait mon instinct. M'éloigner de la Gorgone qui était déjà en train de me transformer en pierre. Me cacher, me terrer en attendant que maman redevienne... maman.
Avant que je puisse ne serait-ce qu'inspirer, elle traversa la chambre et ouvrit la porte. Un sentiment de vulnérabilité me fit rougir jusqu'à la racine des cheveux, consciente d'avoir été prise sur le fait. Maman changeait constamment d'humeur, mais quand elle était dans sa mauvaise phase, la meilleure solution restait de faire profil bas. Je venais d'échouer lamentablement. En plus de déloger le rat, je l'avais caressé à contresens du poil.
— Bonjour, Carmen.
Sa voix n'était plus chaleureuse comme lorsqu'elle chantait. Elle était infestée de trop de haine pour une fille aussi jeune que moi.
— Je suis venue réveiller Tom.
— Je ne te conseille pas.
Traduction : « Je te l'interdis. Et si tu le fais, tu le payeras. »
— Il faut qu'il prenne son médic...
— Ne parle pas de pilules, me coupa-t-elle en claquant la porte derrière elle. Je suis déjà assez bassinée dedans comme ça.
Tu parles. Ses médicaments, elle ne les prenait jamais. Je savais qu'elle les jetait dans l'évier chaque matin. Je l'avais vue faire, une fois, quand elle s'était crue à l'abri des regards.
Ça me rendait malade qu'elle me mente si effrontément sans ciller. Ma confiance en elle s'émiettait si vite que c'en était ridicule – et elle se redorait si facilement dans ses bonnes semaines que j'en avais honte. J'étais aussi instable qu'elle, au bout du compte.
Ou peut-être dépendais-je trop de son amour que je désespérais de recevoir, constamment, comme toutes mes amies. Peut-être en avais-je marre de passer du coq à l'âne sans raison, sans prévenir. Peut-être aspirais-je seulement à un peu de routine.
Ironique, pour une gamine enceinte.
— Maman, j...
— Si tu espères m'amadouer d'une quelconque manière, abandonne immédiatement. Je refuse que tu empoisonnes Tommy de ces choses blanchâtres qui ont tué ton père.
C'est comme si elle venait d'enfoncer un poignard dans mon thorax. La lame chauffée à blanc me brûlait avec une ardeur insoutenable.
— Je ne laisserai plus un membre de ma famille me quitter.
Elle remuait le couteau. Le tournait. Encore. Encore. Encore.
— À commencer par toi.
Encore.
J'ouvris la bouche, mais me rendis compte bien vite que je ne savais pas quoi dire. En fait, il n'y avait rien à dire. De toute façon, quoi qu'il sorte d'entre mes lèvres, ça sonnerait toujours comme un reproche aux oreilles de maman. Parler avec elle relevait du miracle dans les moments tels que celui-ci. Lui faire entendre raison était une désillusion.
Elle me contourna et s'en alla sans un mot de plus. J'attendis que l'écho de ses pas s'étouffe jusqu'au salon avant de doucement pousser la porte, tremblant de la tête aux pieds. Merde, c'était loin d'être la première fois que je vivais ce genre de scènes (et encore, j'avais assisté à pire), mais ça me faisait toujours le même effet. Un vide immense et éperdument froid dans la poitrine. Un gouffre nappé d'une brume grise. Un trou noir, sans issue, sans éclat. Une force qui aspirait même la lumière.
Je pris soin de marcher sur la pointe des pieds et évitai les planches que je savais grinçantes. Doucement, avec une précaution chirurgicale, je refermai et verrouillai la porte, puis me tournai vers Tom, qui n'avait pas bougé. De la sueur miroitait sur son front et sa peau était aussi pâle que de la porcelaine. Cette simple vision me fendilla le cœur.
— Tom ? chuchotai-je en me penchant par-dessus le lit, exactement de la même manière que maman. Tom, wake up, you have to be up before mom sees me.
Malgré tous ses défauts, il y avait quand même bien une chose pour laquelle j'étais reconnaissante envers maman. D'origine londonienne, elle nous avait toujours parlé en anglais dès qu'elle le pouvait, nous offrant la chance d'être bilingues. Mes notes dans cette matière étaient parmi les seules à remonter ma moyenne : mon niveau trop maigre dans le domaine scientifique ne cessait de me tirer vers le bas. Et malheureusement, mon prof de français était un homme avec un esprit aussi étriqué qu'une tête d'épingle. Il ne comprenait absolument pas ma vision littéraire, ce qui faisait chuter mes notes. Nous étions en désaccord profond. Lui qui rattachait ses valeurs aux anciennes œuvres et aux styles presque archaïques, j'étais, en opposition, très ancrée dans l'art contemporain. Pour illustrer le contraste, il était du genre à lire de l'Apollinaire tandis que je me plaisais dans du Rupi Kaur.
— Tom, please ! Réveille-toi !
Il remua, fronça des sourcils et papillonna des paupières. Ses yeux étaient vitreux, fatigués, presque trop pour un enfant aussi petit. Je savais que c'était la faute à la maladie, mais voir tant de peine recouvrir sa candeur ne pouvait m'empêcher de songer qu'il était déjà trop tard. Me rendais-je compte, à quatre ans, de la corruption qui m'entourait ? Je ne m'en souvenais même plus. Mon enfance n'était qu'un vaste flou où parfois émergeaient quelques bulles de bonheur, quand maman allait bien et qu'elle s'occupait de moi. Le reste du temps, je m'enfermais sur moi-même, seule, avec un frère trop grand pour jouer avec moi et des livres trop compliqués pour être lus.
Tom grogna et son visage se tordit comme quand il était sur le point de pleurer. Je m'empressai de plaquer une main sur sa bouche et de faire une grimace drôle, dans l'espoir qu'il rie et oublie son humeur ronchon. S'il se mettait à crier, j'étais fichue. Ici, les murs avaient les oreilles de maman.
— Tom, tout va bien, d'accord ? Juste, ne pleure pas, essaye de ne pas faire de bruit. S'il te plaît, ne pleure pas. Je sais que c'est dur, mais il le faut.
Ma détresse l'alerta et il écarquilla les yeux, faute de pouvoir hurler. Il ne pouvait pas comprendre ce qui se passait. Mais les enfants étaient de vraies éponges à émotions et réagissaient de la même manière que nous. Je me forçai à me détendre et à sourire, puis retirai lentement ma main.
— Pourquoi il faut pas faire de bruit ? chuchota-t-il avec cette pureté que je lui enviais tant.
— Parce que maman ne veut pas qu'on en fasse, et il faut écouter maman. Je vais te donner ton médicament. Tu as toujours mal à la tête ?
Il hocha du menton. Je passai ma paume sur son visage, essuyant la sueur qui dégoulinait et se perdait dans ses cheveux. Je me retournai, vérifiant qu'aucun bruit ne provenait de derrière la porte, et sortis rapidement le Doliprane de ma poche.
— Je n'ai pas d'eau, je suis désolée, tu vas devoir l'avaler avec ta salive, dis-je en poussant sur la petite bulle en plastique pour prendre le cachet.
— Beurk !
— Je sais, Tom, s'il te plaît, il faut que tu fasses un effort. Je te promets que je te donnerai mon dessert, ce soir, si tu es sage.
Il ouvrit immédiatement la bouche. Comme quoi, la bouffe était un puissant moyen de persuasion.
Il plissa des lèvres lorsque le goût désagréable du médicament se répandit sur sa langue. Je l'encourageai en lui faisant penser au fameux dessert, trop effrayée qu'il le recrache.
— Beurk, répéta-t-il après l'avoir difficilement avalé.
— Tu es un grand garçon. Je suis tellement fière de toi. Tu peux te rendormir, maintenant.
J'arrangeai le coussin sous sa tête, le bordai de sa couverture et vérifiai soigneusement que ses pieds ne dépassaient pas. J'aurais aimé plus que tout pouvoir lui donner à boire, mais je ne pouvais pas prendre le risque d'aller chercher de l'eau dans la cuisine. J'étais certaine que maman y était, une bouteille dans la main, un verre dans l'autre, à se saouler jusqu'à l'oubli.
— Fais de beaux rêves.
Je savais pourtant qu'il faisait des cauchemars.
Je m'en allai après un bisou sur sa joue et fis très lentement tourner le loquet de la serrure. Tom m'interpella juste avant que j'abaisse la poignée.
— Carmen ?
— Oui ?
Il me toisa de ses yeux malades.
— Maman me fait peur.
Mes cheveux se hérissèrent sur ma tête, déclenchant un frisson froid qui dévala mon corps. Un mélange de frayeur et de chagrin déchira quelque chose dans ma poitrine. Le lion se mit à rugir, quémandant sa liberté, arrachant des lambeaux de moi-même.
— À moi aussi.
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