4. S.O.S (1)

Emmanuel

— Allez, décroche !

Les sonneries s'enchaînaient, mais Carmen ne répondait pas. Soit elle était en cours, mais vu qu'elle séchait la plupart du temps, j'en doutais, soit elle ignorait royalement mes appels. Je lui avais déjà laissé cinq messages vocaux et huit SMS, en vain. Ma petite sœur m'en voulait. Beaucoup.

Je rangeai mon téléphone dans ma poche et levai le nez sur la rue. Il commençait à y avoir pas mal de monde à cette heure-là et la température chutait tout doucement, emportée en même temps que les rayons du soleil.

J'aperçus une jeune femme, sur l'autre trottoir, en train de vider son sac par terre. Elle avait l'air si désemparée que, pendant une seconde, j'hésitai à venir l'aider, mais me ravisai lorsqu'elle se redressa. Elle regarda autour d'elle avec les yeux d'une biche prise dans les phares d'un camion, puis s'éloigna à grandes enjambées. Je continuai mon propre chemin en me demandant si c'était bien Dora que j'avais aperçue sur son tee-shirt.

Je notai sur ma gauche une librairie qui semblait crouler sous les plantes (des plantes ?) à l'angle de la rue et la pris comme point de repère. De là, je tournai sur ma droite et rentrai droit dans quelque chose de dur.

— Oups, désolé ! m'exclamai-je en faisant un pas en arrière, découvrant une jeune femme avec un bandeau multicolore.

— Aucun souci. Les coïncidences ne sont jamais des hasards, dit-elle en réajustant ses lunettes.

Elle me dévisagea de haut en bas et je remarquai avec étonnement que plus je l'observais, plus je voyais des détails étranges sur elle, comme cet affreux rose à paillettes sur ses paupières, ou sa jupe qui avait l'air d'être à l'envers.

— Oooh, là, là ! s'écria-t-elle. Je savais que j'allais rencontrer le futur mari de ma patronne aujourd'hui, mais si j'avais su qu'il était aussi canon !

— Q... quoi ?

— Rien, laissez tomber. Vous voulez une madeleine ?

— Non, mais qui... ?

— Tant pis. (Elle sourit et pencha la tête de côté.) À très bientôt, beau gosse !

Puis elle me contourna et s'en alla d'une démarche sautillante, comme un petit elfe joyeux. Il me fallut de longues secondes pour me convaincre que je n'étais pas en train d'halluciner. Que venait-il de se passer, au juste ?

Ses paroles tournèrent dans mon esprit. « Le futur mari de ma patronne » ? C'était impossible. Premièrement, ce bout de femme était complètement dérangé et ne risquait pas d'avoir raison. Ensuite, je n'épouserai jamais qui que ce soit. Catégoriquement. Lorsque je voyais ce que le mariage avait fait à mes propres parents et comment ça avait affecté la vie de Carmen, celle de Tom et la mienne, je n'avais qu'une envie : fuir.

En fin de compte, ma petite sœur avait peut-être raison. Je m'étais échappé de mes responsabilités. J'avais roulé loin, loin, le plus loin possible, mais la vérité, c'était que le monstre qui me pourchassait n'était pas derrière moi. Il était en moi, dans ma tête – la graine noire.

J'inspirai à fond et détachai mon regard de l'angle de rue où avait disparu la petite elfe. Mes pas reprirent d'eux-mêmes, me promenant sur les trottoirs de Paris tandis que mon esprit était en ébullition à force d'essayer de se taire.

Et si je n'étais qu'un lâche ? Maintenant que papa était mort, pourquoi n'avais-je pas fait demi-tour ? Pourquoi son fantôme semblait-il me hanter ? Qu'avais-je fait pour que les dieux soient si cruels avec moi ?

J'adressai une prière silencieuse sans vraiment y croire. S'il vous plaît, faites que ma famille s'en sorte sans moi.

Le venin dans mes veines grignota encore un peu de son chemin vers mon cœur. J'étais empoisonné de l'intérieur, l'âme décomposée. Si on m'ouvrait en deux, on ne verrait qu'une coquille vide et noire, une noix pourrie, un homme abîmé.

Quelque chose grouilla en moi, me donnant l'insatiable envie de courir, de brûler mes muscles, d'écourter ma respiration. Un frisson froid dévala ma colonne vertébrale, comme un monstre qui léchait ma moelle. Je serrai des dents. Ne pas laisser la rose gagner.

Sans comprendre par quel miracle, je restai stoïque au regard des passants qui me croisaient. Je dépassais la plupart d'une bonne tête, mais personne ne faisait attention à moi, invisible, dissimulé dans l'ombre.

Un jour, Carmen m'avait dit que j'étais nocif pour moi-même, que je m'autodétruisais. Je n'avais jamais eu le courage de lui dire que c'était papa qui avait enclenché ce processus de torture funèbre.

Le plus triste, c'était que je voyais ma petite sœur prendre le même chemin que moi : c'est-à-dire ce que les experts appelaient une spirale descendante. Je n'avais jamais aimé le terme. Parce que, moi, j'avais l'impression de simplement tourner en rond, sans cesse, d'avoir le tournis, d'être repoussé par une force fondamentale de mon centre. Pas de tomber, plutôt de stagner sur la même hauteur. Et pour moi, c'était pire. Je n'évoluais pas. Je me contentais de rester dans ce même cercle, de me battre contre cette même énergie, d'attendre dans cette même cellule.

Parce que lorsqu'on tombe, on finit forcément par toucher le fond, et quand on touche le fond, on ne peut que remonter. C'est mathématique. C'est ce que les hommes en blouses blanches et lunettes épaisses disent. Mais que fait-on lorsque la toupie se contente de tourner ? Que fait-on lorsque le mouvement ne veut plus s'arrêter ?

Mes pieds m'avaient mené inconsciemment vers un parc et je me rendis compte que j'étais immobile depuis plusieurs minutes à l'ombre d'un arbre. Les promeneurs passaient, couraient, poussaient des gamins, baladaient des chiens, mais aucun ne me regardait. J'étais dans mon élément. Je me fondais là où j'avais mûri.

Je sortis presque machinalement mon portable et mes écouteurs de ma poche et ne tardai pas à diffuser The Weeknd dans mes tympans. La mélodie chaude et électronique de I Was Never There coula en moi comme du chocolat fondu, purgeant mes pensées et mes troubles.

La musique avait toujours été l'une de mes uniques échappatoires. L'art, en général, était la seule chose qui parvenait à me vider la tête, à me donner une raison de respirer. Sans l'art, je serais certainement poussière. À quoi bon vivre si c'était pour ne rien ressentir ? Même l'amour n'était pas parvenu à me sauver. Personne n'avait su me comprendre suffisamment, personne n'avait su décrypter qui j'étais. Ou alors, quand ils y arrivaient enfin, ils prenaient leurs jambes à leur cou.

C'était légitime. Qui voudrait d'une âme détruite comme la mienne ? On ne veut plus s'amuser lorsque le jouet est cassé.

What makes a grown man wanna cry ?
What makes him wanna take his life ?
His happiness is never real,
And mindless sex is how he feels, ooh, he feels.

Étrange, comme écouter une musique dépressive qui vous renvoyait votre propre image était apaisant. Comme si entendre ses tourments de la bouche d'un autre était ce qu'il nous fallait pour nous sentir moins seul. Comme si la musique pouvait nous guérir.

Ooh, now I know what love is,
And I know it ain't you for sure,
You'd rather something toxic,
So, I poison myself again, again,
'Til I feel nothing.

En réalité, je croyais fermement que la musique pouvait guérir. Sans elle, je ne serais déjà plus. Chanter, écouter, sortir ses tripes pour tisser des symphonies suaves. Y avait-il un art plus universel que la musique ? Y avait-il une façon de toucher les gens plus directement ?

And it's all because of you,
It's all because of you,
It's all because of you,
It's all because of you.

Y avait-il une meilleure façon d'accuser mon géniteur qu'en chantant ma douleur ?

Je sortis de ma cachette et parcourus le parc sans me presser, découvrant les fleurs vives et les chemins de sable. Le ciel était teinté d'orange et de rose, des couleurs magnifiques qui me firent regretter de ne pas avoir mon appareil photo sur moi.

Mon esprit se perdit dans l'environnement qui m'entourait, les arbres touffus, les parterres chatoyants, les quelques oiseaux cachés qui sifflotaient entre eux. Les derniers rayons du soleil jouaient dans le feuillage et dessinaient des taches au sol que je m'amusai à éviter, comme un gamin. C'était bon d'oublier que j'étais adulte, par moments. Ça me ramenait au temps où j'aimais le son de mon cœur.

Comment allais-je trouver de nouveaux modèles à prendre en photo, maintenant que j'étais novice, paumé et mentalement instable ? Je n'étais pas connu ici. Je n'avais pas un nom vraiment répandu. J'étais juste le petit Breton qui était monté à Paris.

Je me surpris à repenser à cette fille, une fois, qui avait été ma muse et amante pendant plusieurs mois. Nous avions vécu une idylle de rêve. Je la photographiais, la peignais, j'écrivais des milliers de poèmes sur l'éclat de ses yeux et la douceur de sa peau, je chantais des mélodies qu'elle se plaisait à fredonner. J'étais le crayon et elle était le croquis. N'importe qui aurait été aux anges : une femme aussi belle, rien que pour vous, rien que pour votre créativité, ça vous faisait quelque chose, quelque chose qu'on n'oubliait pas.

Grace. Elle s'appelait Grace.

Mais les amourettes parfaites et éternelles n'existaient pas. En tout cas, elles ne duraient jamais. Grace s'était lassée, fatiguée que je lui offre des rimes, et s'était carapatée à coups d'excuses foireuses. J'avais eu mon premier chagrin d'amour. Avoir des sentiments pour quelqu'un qui essayait de vous fuir, ça faisait mal, à tel point que, désormais encore, cette histoire comptait sur la liste de mes cicatrices, comme une ligne rose, une marque horizontale, une perle de sang, un tatouage sans encre.

Grace avait complètement disparu de ma vie, et ce, du jour au lendemain, presque sans prévenir. Je ne sus jamais ce qui l'avait fait partir. Était-ce moi ? Mes fissures ? Le gouffre qui m'habitait était-il si profond qu'elle avait eu peur de s'y perdre ?

Et si j'avais envie que quelqu'un se perde dans mon abîme ? Qu'il plonge dedans tête baissée, qu'il zigzague dans chaque fêlure, qu'il se noie dans cet océan sans fin ? Était-ce ce que je désirais ou ce dont j'avais besoin ? La nuance était infime mais si rude. J'avais pu en goûter la saveur de nombreuses fois, et elle était acide.

Je soupirai en changeant de musique, essayant d'en trouver une qui ne me ferait pas plonger dans toutes ces spéculations déprimantes. J'étais sorti pour m'aérer et découvrir un peu le quartier, pas pour m'enfoncer un pieu dans le cœur. J'avais passé la journée à déballer mes cartons et ranger mon appartement, ce qui avait été bien plus rapide que je l'aurais cru. Remplir un dix mètres carré, c'était vite fait. Je savais que j'étais en train d'emménager dans un trou de souris, mais en voyant de mes propres yeux la superficie de mon habitat, je n'avais pu m'empêcher de hoqueter. Comment étais-je censé trouver de la place pour peindre, pour dessiner, pour vivre ? J'étais un habitué des grands espaces. J'avais même quelques connaissances en botanique, et je venais de m'enfermer dans un deux-pièces de la taille d'une cellule.

Comme si m'enfermer dans ma tête n'était pas ass...

Look at you kids with your vintage music, comin' through satellites while cruisin', fredonnai-je à voix basse pour couper court à mes pensées. You're part of the past, but now you're the future, signals crossing can get confusing.

Le morceau passa au maximum dans mes oreilles. Merde, Lana Del Rey faisait des titres d'enfer. Sa voix me menait en orbite plus vite qu'un orgasme.

It's enough just to make you feel crazy, crazy, crazy. Sometimes, it's enough just to make you feel crazy.

Une petite mamie se retourna sur mon passage et je lui fis un sourire. Elle portait un col Claudine et du rouge à lèvres desséché et traînait ce qui devait être un chien derrière elle. En revanche, caniche ou chihuahua, je ne saurais vous dire. J'aimais bien les plantes, mais moins les animaux. Ils étaient imprévisibles, sauvages, primitifs. Peut-être qu'ils me rappelaient trop quelqu'un qui envahissait déjà mes pensées.

Papa est mort.

Et je ne ressentais rien.

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