37. Justice

Saska

L'odeur de sang était partout sur Carlos et faisait remonter de mauvais souvenirs à la surface. Moi, attachée à une chaise, exactement de la même façon que la pauvre Rachel, à me faire fouetter le buste et les cuisses à coups de fouet à billes de fer.

Je frissonnai. Carlos dut croire que c'était de plaisir, ou de peur (ce qui revenait au même pour lui), car il me serra plus fort entre ses bras. Les hurlements animaux d'Emmanuel m'arrachaient le cœur et l'écrasaient comme pour en extraire plus de souffrance. Ne comprenait-il donc pas ? Ne voyait-il pas ce que j'étais en train de faire ? Je fermai les yeux pour ne pas devoir affronter à son visage couvert de larmes. Les deux gardes le tenaient par les coudes, leurs armes pendouillant à leur cou, remplies de balles mortelles. Mais Carlos avait promis. Ils ne le tueraient pas. Ils ne lui feraient aucun mal. Il était sain et sauf.

Cariño, dit Carlos en inspirant dans mes cheveux. Comme tu m'as manqué.

— Libère Emmanuel, s'il te plaît.

— Pas encore, pas encore. J'aime l'entendre avoir mal.

Pas moi. Une boule m'obstruait la gorge et menaçait d'éclater à tout instant. Mes yeux brûlaient, mais je repoussais de toutes mes forces ces pleurs qui forçaient les barrières de mes limites. Je devais être forte, pour lui, pour nous. Je devais y arriver.

Être proche de Carlos était difficile. Tous mes sens me hurlaient de déguerpir, de me débattre, de m'éloigner de l'aura maléfique qu'il dégageait, mais, à la place, je prenais sur moi pour rester contre son torse brûlant et essayais de paraître faible. Il aimait ma vulnérabilité ? Très bien. Mais, à aucun moment, il ne se disait qu'elle pouvait être factice.

Comme pour couronner le tout, je sentis une bosse se former dans son pantalon. Tout ce sang et toute cette horreur le faisaient bander.

— Tu sens combien j'ai envie de toi ? murmura-t-il dans mon oreille, déposant des baisers dans mon cou. (J'étais incapable de retenir des gémissements de peur, ce qui rajouta une couche de crédibilité à ma mascarade.) Dès que nous serons seuls, nous pourrons en profiter, ensemble.

— Libère Emmanuel. C'est tout ce que je demande.

Fais sortir au moins l'un de deux gardes, le temps que je pointe ton propre revolver contre ton front.

— Mhf. Ustedes dos ! lança-t-il aux hommes. Saca al hijo de puta de Emmanuel de aquí, y luego déjanos en paz. Quiero disfrutar de mi nuevo juguete.

Je n'avais pas tout compris, pourtant, quand je les vis reculer vers la sortie, une bouffée d'espoir me gonfla la poitrine. À l'extérieur, Emmanuel serait en sécurité et les gardes ne pourraient pas me mettre en joue. C'était un contre un. Carlos contre moi. Le blanc face au noir. Impossible de dire lequel d'entre nous était quoi.

— Bien, maintenant que ton damoiseau n'est plus là, dit-il quand la porte se fut refermée, tu peux enlever tous ces vêtements qui t'encombrent, mmm ?

Je pouvais le faire. Je devais le faire. Essayant de maîtriser mes tremblements, je retirai le sweat noir qu'Emmanuel m'avait offert pour Noël. Je me retrouvai uniquement en soutien-gorge devant l'homme qui m'avait violée un nombre incalculable de fois et comptait le faire à nouveau, là, maintenant.

Mes yeux se posèrent quelques instants sur le corps de Rachel. Désormais, tout espoir de vie s'était envolé pour elle. Cela faisait trop longtemps que son sang s'écoulait par goulées épaisses de son crâne.

— Tu comptes me faire l'amour devant un cadavre ? dis-je d'une voix blanche.

— Pourquoi pas ? Ce n'est pas tous les jours que l'occasion se présente.

Il baissa mes bretelles et me fit me retourner pour défaire mon sous-vêtement. Lorsqu'il se libéra et tomba au sol, j'eus le réflexe de couvrir ma poitrine de mes bras. Je voulais juste ce fichu revolver, mince !

— Oh, ne te cache pas, cariño ! Ne cache pas tes courbes trop rondes. Tu as fait du sport, durant mon absence ?

— Non.

— Demain, nous corrigerons cette erreur. Je ne supporte pas la cellulite. Tu m'as bien compris ?

Dire qu'il se projetait déjà dans le futur.

Le seul avenir que je vois pour toi, Carlos, c'est la morgue.

Emmanuel, lui, aimait bien ma cellulite. Quand nous étions allés à la piscine, il n'avait cessé de me répéter que j'étais jolie et que j'avais un corps magnifique. Je n'étais pas d'accord (je doutais de l'être avec lui un jour sur ce point), mais je commençais à accepter le fait que lui me trouvait attirante. Contrairement à Carlos. Tout ce que ce psychopathe aimait chez moi était le fait que je pouvais lui appartenir. Ou du moins, c'était ce qu'il croyait.

Il posa son arme sur le lit. Enfin ! Je devais réussir à m'en emparer sans qu'il s'en rende compte. Ce qu'il ne savait pas, le pauvre, c'était que je tirais très bien à l'arme de poing. D'autant plus que j'avais déjà étudié le modèle qu'il possédait. Un Beretta 92 FS, calibre 9x19, avec une glissière ouverte, un canon rayé de 125 millimètres et un barillet de quinze coups. J'ignorais s'il l'avait entièrement chargé, mais il devait y avoir plusieurs balles pour qu'il se soit permis de tirer sur Rachel.

Un haut-le-cœur faillit me faire vomir sur la moquette imprégnée de sang. Je me retins de justesse.

— Tourne-toi vers moi, Nandhinie, et mets-toi à genoux.

Oh non. Pas ça. Je détestais plus que tout au monde de... non, je ne pouvais pas. Je n'en étais pas capable.

— Carlos...

— J'ai dit : mets-toi à genoux.

Mais il l'avait ordonné à Nandhinie. Et face à lui, il avait Saska.

— Tu ne préfères pas...

Une idée. Vite. Vite. Vite !

— ... t'allonger sur le lit pendant que je le fais ?

Il me considéra pendant un instant. Quelque chose passa dans ses yeux. Je ne sus pas si c'était de la colère ou de l'excitation, aussi, avaler ma salive me parut être un exercice compliqué. J'avais eu soit la meilleure, soit la pire des idées.

— Mmm. J'aime te voir entreprenante. Pourquoi pas ?

Je cachai mon soulagement en baissant le menton comme signe de soumission. Il se déshabilla, ses vêtements apparaissant tour à tour dans mon champ visuel. Quand, finalement, il eut quitté son caleçon, il me poussa jusqu'à ce que mes genoux atteignent le matelas et que je tombe à la renverse. Il vint me surplomber, le regard baigné d'une lueur sombre.

— J'ai rêvé de ce moment tant de fois.

Sûrement autant que je l'avais cauchemardé.

— Je vais m'allonger. Mets-toi au-dessus. Je veux pouvoir voir tes yeux pendant que tu le feras.

Il avait toujours été ainsi : minutieux, perfectionniste, maître de lui. Je me poussai afin qu'il étire son corps dénudé de cette couleur mate qui m'avait fait fantasmer si longtemps et me rapprochai du bord du lit. De l'arme.

— Prends-moi tout entier, dit-il en arrangeant des coussins sous sa tête.

Cette situation était vraiment trop bizarre. J'étais sur le point de faire une fellation à Carlos Roca Luiz devant le cadavre de sa fiancée, tout en planifiant très sérieusement de l'assassiner de sang-froid.

J'approchai ma tête de son entrejambe. Réprimai une nausée violente. Posai ma main sur le revolver.

— Alors ? Qu'est-ce que tu attends, Nandh' ?

— Je profite de la vue.

Il fronça des sourcils.

— Tu sais, sous-estimer quelqu'un est toujours une grossière erreur, continuai-je. Mais toi, tu as fait encore plus fort : tu t'es trompé d'identité. Je ne suis pas Nandhinie. Elle est morte. Tu l'as tuée.

Ses muscles se crispèrent. Je ne savais pas si j'adorais ou détestais cette sensation de puissance qui se disséminait dans mes veines. Je décidai de repousser cette question dans un coin de mon esprit.

— Tu parles à quelqu'un qui n'existe pas. Et tu as face à toi une personne que tu n'effraies plus.

— Nandhin...

Je m'avançai au-dessus de lui et, d'un mouvement rapide, plaquai le canon contre sa gorge.

— J'espère que tu te sens l'âme poétique, parce que tu es sur le point de prononcer tes dernières paroles.

— Tu ne sais même pas comment décrocher le chien, puta !

Ce que je fis. Le clic prometteur résonna dans la pièce. Pour la première fois, je vis quelque chose qui ressemblait à de la peur se dessiner sur son visage.

— Tu ne veux pas non plus me mettre au défi de tirer ?

— C'est bon, je te crois. Qu'est-ce que tu veux ? De l'argent ? Obtenir vengeance ?

— Non. Je veux qu'on me rende justice.

J'appuyai plus fort l'arme contre sa peau. Une haine glaciale se répandait en moi, gelait mes os, solidifiait mes pensées. J'avais le pouvoir de l'anéantir. J'avais le pouvoir de le tuer, là, maintenant.

J'avais le pouvoir de le détruire comme lui m'avait détruite.

— Vas-y, tire, je m'en fiche, grogna-t-il entre ses dents. Je n'ai pas peur de l'Enfer.

— Peut-être devrais-tu.

— Si tu me tues, je sais que je t'y retrouverai.

L'espace d'un instant, j'hésitai. Moi, Saska, étais-je capable de tuer un homme ? De prendre une vie ? Même si c'était celle de Carlos ?

J'avais deux options. Suivre le plan (que je m'étais déjà permis de remanier) ou tuer Carlos.

Tuer Carlos. Tuer Carlos. Tuer Carlos. Ces deux mots tournaient dans ma tête, encore et encore, perdaient de leur sens. Tuer Carlos ? Si j'avais pu, un an auparavant, l'aurais-je fait ? Oui. Je n'avais rien à perdre. Mais désormais...

J'avais Emmanuel.

— Ce n'est pas « si », mais plutôt « quand », dis-je en essayant de surfer sur la vague du bluff. J'attends que tu prononces des mots dignes de ce nom. Ta mort doit être grandiose.

Soy el desesperado, la palabra sin ecos, el que lo perdió todo, y el que todo lo tuvo.

« Je suis le désespéré, la parole sans écho, celui qui a tout eu et qui a tout perdu. » Un poème de Pablo Nureda. Je le connaissais en français et en espagnol.

— Pas mal, mais tu peux mieux faire.

Morirá por su falta de disciplina ; perecerá por su gran insensatez.

— « Il mourra à cause de son manque de discipline, il périra à cause de sa grande folie. » Je ne t'ai pas connu aussi cultivé.

— J'ai travaillé pendant ton absence.

— Je vois ça. Et Rachel, elle a pu jouir de tes talents de conteur ?

— Tu comptes me tuer ou tu préfères taper la discussion d'abord ?

Aïe, il m'avait cernée ! Devinait-il mes intentions ? Contrairement à Emmanuel, je n'avais aucune idée de ce qui pouvait se passer dans sa tête. Nous étions trop différents. Savait-il que j'attendais simplement que le plan que nous avions déroulé, Terrence, Lucas, Emmanuel et moi, se mette en place ?

— Je trouve excitant l'idée de te dominer, dis-je en mentant au prix d'un effort considérable. Surtout un Beretta dans la main. D'ailleurs, comment t'es-tu procuré cette arme ?

— Quand on a de l'argent, on a tout.

— Et c'est pour cette raison que tu m'as traquée comme un malade mental pendant plus d'un an ?

Il ricana. Je n'aurais jamais cru devoir me retenir de tuer quelqu'un au cours de ma vie. C'était une sensation franchement bizarre et assez effrayante. Finalement, n'était-ce pas moi la malade mentale ?

— Tu es l'unique femme que j'aie jamais voulue, Nandhinie.

— Et c'est là que tu te trompes, le coupai-je. Je ne suis plus Nandhinie. Désormais, je suis Saska, et elle ne t'appartient pas.

— Elle appartient à Emmanuel, c'est ça ?

— Non plus. À personne d'autre qu'à elle-même.

Il eut un rire bref, qui mourut avec une tristesse qui ne m'atteignit pas. J'étais enfin détachée émotionnellement de lui. Je pouvais jeter la photo de nous que je gardais dans le placard de ma salle de bains sans une once de remords.

— Qu'attends-tu, Saska ?

— Tu le sauras bien assez tôt.

Nouveau froncement de sourcils. Dieu merci, il ne comprenait pas. Peut-être n'envisageait-il pas que j'ai pu prévoir un plan. Il me croyait encore si naïve et fragile.

— Alors, qu'est-ce que ça fait de tenir en joue quelqu'un ?

— Mes doigts n'arrêtent pas d'effleurer la queue de détente.

— N'est-ce pas ? Cette impression d'invulnérabilité, tu la ressens, pas vrai ? Tu sens cette invincibilité imprégnée de sadisme ?

— Non. J'ai juste envie de te trouer la cervelle.

— Tu mens.

— Non.

C'était la vérité. C'était lui qui ne savait plus lire en moi.

— Je ne te reconnais pas.

— Parce que tu t'évertues à voir Nandhinie là où il n'y a que Saska.

— Ce nom ne te va vraiment pas. Nandhinie est plus joli.

— Et ta voix serait plus agréable si tu te taisais un peu.

Il n'y avait pas une once d'hilarité dans mon ton. Froide. Voilà comment je me sentais. Une louve lucide et en position de force. Patiente.

— Je t'aime encore, tu sais, dit-il.

— C'est faux.

— Si, si... J'aime te voir au-dessus de mon corps nu. Ça me rappelle le plus bel été de ma vie.

— C'était le pire.

— Tout dépend du point de vue. Mais tu vois, j'avais dit que je te retrouverais et je t'ai retrouvée.

— Parce que j'ai daigné venir à toi, dans le seul but de t'éliminer.

— Tu ne peux pas échapper à mon emprise.

— La seule emprise que j'aie envie de ressentir, là, maintenant, c'est celle de mes mains autour d'une tasse de thé chaud.

— Vas-y, vas-y, prends ton temps, fais-toi un thé. Il y a un minibar dans la suite.

— C'est ridicule. Je devrais t'assommer au lieu de causer avec toi de nourriture, comme si c'était normal, comme si c'était anodin.

— Mais tu n'as jamais été anodine, pas vrai ? Tu n'as jamais été normale.

Je ne répondis pas. Ce n'était ni un reproche ni un compliment. Une simple constatation. Je n'étais pas normale. Mais ce n'était pas grave, parce que, désormais, j'étais aux côtés de quelqu'un qui m'apprenait à m'aimer un peu plus chaque jour pour ce que j'étais.

Un grand fracas retentit derrière nous. Je réprimai l'envie de me retourner et appuyai sur la gorge d'un Carlos qui commençait à se débattre.

— Qui est-ce ? Tu as appelé quelqu'un ? demanda-t-il avec des yeux fous. Nandhinie, qu'est-ce que tu as fait ?

— J'ai un ami qui s'appelle Lucas et qui a des contacts avec la police, alors, on a demandé aux forces spéciales de se pointer à treize heures précises pour te cueillir comme un fruit mûr. Je craignais que tu n'écopes pas de la prison à perpétuité, mais, avec le meurtre de Rachel, je n'ai même pas besoin de porter plainte contre toi pour te voir croupir derrière les barreaux.

— Je n'ai pas peur de la police. Je n'ai pas peur de toi !

— C'est pour cette raison que tu cries ?

Il poussa un rugissement de rage qui me fit trembler de la tête aux pieds. La colère de Carlos continuait de me foutre les jetons.

— Police ! dit un homme derrière nous. Déposez vos armes et mettez les mains en l'air !

J'obéis immédiatement et me hâtai de me lever du lit avant que Carlos n'ait une brillante idée, comme m'étrangler ou me donner un coup de poing. Ce ne serait pas la première fois. Mais, à compter de ce jour, ce serait la dernière.

On me menotta tout en débitant des paroles protocolaires que je n'entendis qu'à moitié. Carlos allait être jugé. Carlos allait être condamné. Justice allait être faite. Nandhinie pourrait reposer dans un coin de mon âme en paix, sachant que l'homme qui l'avait meurtrie au point de l'effacer payait pour ses crimes.

On me laissa renfiler mon sweat, les deux bras enchaînés enfilés dans une seule manche, et nous sortîmes affublés ainsi, suivis d'une équipe qui avait drapé le corps de Rachel dans un tissu blanc. L'air de Paris me parut extraordinairement frais lorsque nous passâmes les portes tournantes.

J'avais l'étrange envie de rire. Fini. C'était fini. Carlos n'allait plus me traquer. Je n'avais plus à craindre ses coups vicieux dès que je posais le pied dehors. Je n'avais plus à redouter de croiser ses yeux olive dès que j'osais ouvrir les paupières. J'étais libre.

J'étais libre.

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