36. Pourtant nous y croyions

Emmanuel

Nous rentrâmes dans un parfait silence. Même nos respirations étaient suspendues en cette fraction de temps que nous étions en train de déliter. Nous passâmes le seuil.

Saska tira sur ma main et nous avançâmes ensemble dans la pièce sombre. Dès que nous nous fûmes éloignés de la porte, nous stoppâmes, nos yeux s'habituant doucement à la quasi-pénombre.

Puis tout se passa très vite.

La porte derrière nous claqua et, poussé par une peur sauvage, je me retournai instinctivement. Au même moment, quelqu'un tira les rideaux et inonda la chambre d'une lumière aveuglante. Saska hurla à mes côtés, un cri de terreur pure, d'une horreur brutale et primitive. Sa main broya la mienne. Un ricanement s'éleva, celui d'une voix que j'avais entendue occasionnellement, mais que je pouvais reconnaître entre mille.

Je fus étourdi par la clarté soudaine. Je discernai péniblement un homme en costard derrière nous – non, deux. Ils portaient chacun un objet noir, long et imposant. Des armes.

Le cri de Saska s'évanouit et je me retournai pour faire face à l'homme qui avait mis nos têtes à prix. J'eus un instant d'incompréhension lorsque mes yeux se posèrent sur une masse inattendue. Déni. Étais-je devenu barjot ?

Je ne la connaissais pas, pourtant, je sus immédiatement qui elle était. Blonde, nue et attachée à une chaise par les poignets et les chevilles, le corps de l'amante de Carlos gisait, recouvert d'une quantité effrayante de sang. Sa poitrine se soulevait à peine. Une nausée violente me tordit l'estomac.

Je me forçai à lever le regard, parce que derrière la mutilée se trouvait une ombre. C'était lui. Un sourire mauvais étirait ses lèvres et il tenait un pistolet dont le canon était plaqué sur la tempe de la blonde. Je comprenais désormais les paroles de Saska : « La prochaine victime ne sera pas un blessé, mais un mort. » En effet. Et la malheureuse se dressait devant nous, au centre de la pièce, la chair en lambeaux et la vie à deux doigts d'être foutue en l'air.

— Tiens, Emmanuel, quelle agréable surprise ! dit Carlos en plantant ses iris d'une froideur inimaginable sur moi. Je ne m'attendais pas à te trouver ici. Ce n'est pas grave, c'est même mieux : je vais pouvoir faire d'une pierre deux coups.

— Qu'est-ce que tu lui as fait, espèce d'enculé ? cracha Saska.

Mes sourcils se haussèrent d'eux-mêmes. Jamais je n'avais entendu Saska jurer de la sorte.

— Rachel ? Oh, j'ai simplement fait joujou avec elle. Il se trouve que j'ai emporté quelques-uns de mes outils préférés dans ma valise, comme le martinet à picots ou le bâillon imprégné d'essence. Ça ne te rappelle rien, Nandhinie ?

Les doigts de Saska eurent un geste spasmodique autour des miens. Carlos appuyait là où ça faisait mal – il était très fort en la matière. C'était ainsi qu'il arrivait à prendre l'ascendant sur ses victimes.

Rappelle-toi ce que Saska t'a dit. Le prendre à son propre jeu.

Il nous suffisait de nous montrer plus intelligents. Et nous l'étions.

— Derrière vous se trouvent deux de mes gardes du corps les plus entraînés. Si vous tentez quoi que ce soit, ils abattront Emmanuel en moins d'une demi-seconde. Leurs armes sont silencieuses. Pas assez bruyantes pour alerter la sécurité. De plus, la pièce est parfaitement insonorisée. Donc, ma chère Nandhinie, soit tu m'obéis, soit l'homme que tu as embrassé sur les falaises de la Manche se fait exploser la cervelle sur la moquette.

— Pourquoi menaces-tu Rachel ?

— Je t'ai dit, pour faire joujou. Je m'ennuyais en attendant ton arrivée. Et je te connais, tu es trop empathique, alors voir souffrir les autres te déstabilise. Tu sais quel est mon but ? Te mener à faire une erreur. Que tu te retrouves coincée. Hop, échec et mat. Je prends la reine.

Il sourit. J'eus l'envie de lui cracher un mollard au visage, afin de lui rappeler qu'il n'était pas supérieur à qui que ce soit, et encore moins à Saska. Voilà quel était son défaut : il se croyait au sommet du monde.

— Que veux-tu de moi ? demanda-t-elle, la voix de plus en plus tremblante.

Tiens bon, ma belle. Je suis avec toi. On a un plan.

— Tout. Absolument tout. Je veux ton âme, ton esprit, ton corps, ton honneur... Je veux te voir à mes genoux, prête à assouvir le moindre de mes ordres. Je te veux tout entière.

— Mais pourquoi t'acharnes-tu sur moi ? Qu'est-ce que j'ai de plus que les autres ?

— Tu es vulnérable.

Et c'était sa force. Encore quelque chose que Carlos ne comprenait pas. Finalement, s'obstiner à la voir comme Nandhinie alors qu'elle était Saska n'était pas une bonne idée. Il se ruait tout seul vers sa propre perte.

— Tu m'as filé entre les doigts. Je te possédais, je t'aimais, et tu t'es enfuie. Tous les deux, on va rattraper le temps perdu.

— Et si je dis non ?

Carlos décrocha le cran de sécurité et appuya le canon plus fort sur la tête de Rachel.

— Nous pourrons chacun ramasser les restes de nos amants sur le tapis.

— La mort de Rachel m'importe peu. Je ne la connais pas. J'en serais désolée, mais elle ne me hantera pas la nuit.

C'était un mensonge. Je ne savais pas si s'essayer au bluff était une bonne idée : Saska était trop transparente.

— Alors, tu ne m'en voudras pas si je fais ça ?

Il tira. Je ne pus retenir un cri de terreur. Impossible de détacher mes yeux de la scène : la tête de Rachel explosa, expédiant une gerbe de sang aux reflets rouges et noirs sur les vêtements de Carlos et sur le corps dénudé de la malheureuse. Saska fit un pas en arrière.

— FILS DE PUTE ! hurlai-je, sentant les prémices de la folie titiller mes nerfs. ENFOIRÉ, QU'EST-CE QUI TE PREND DE DESCENDRE QUELQU'UN DE SANG-FROID ?

— Tss-tss, pas la peine de crier...

— PUTAIN, MAIS QU'EST-CE QUI TOURNE PAS ROND DANS TA TÊTE ?

Calme-toi. Calme-toi, merde ! T'es en train de tout faire capoter !

Comme lorsque j'avais perdu le contrôle face à Carmen, j'étais en train de couler entre mes propres doigts. Il y avait longtemps que mes émotions ne m'avaient pas malmené de la sorte – depuis que je côtoyais Saska, en fait. Elle savait apaiser le feu de mes veines, la tristesse inouïe qui me comprimait quotidiennement la poitrine. Mais, désormais, je venais de voir quelqu'un mourir. Plus exactement, je venais de voir quelqu'un se faire assassiner. Plus rien ne pouvait me retenir.

— Emmanuel...

La voix douce de la femme que j'aimais résonna dans mon oreille. Elle avait enroulé ses petites mains autour de mon biceps. Comment faisait-elle pour être aussi détendue ? Comment faisait-elle, elle, pour ne pas ressentir de choc ?

— Emmanuel, elle n'est pas morte. On peut survivre d'une balle dans la tête. Regarde, elle respire.

Je baissai le regard : les seins dénudés de Rachel, barbouillés de sang, se soulevaient à peine. Accrochée à la chaise par des cordes épaisses, son crâne duquel s'échappait un liquide sombre et poisseux reposait contre son épaule, immobile. Comment ça, on pouvait survivre d'une balle dans la tête ?

— Il lui faut des soins intensifs d'urgence, mais elle est en vie. Ne crie pas. S'il te plaît, ne crie pas sur Carlos. Jamais.

Étais-je en train de commettre une erreur ? Était-ce seulement réel ? Je venais de voir quelqu'un se faire traverser la tête par une balle de revolver, et je devais arrêter de crier ? Sur quelle putain de planète me trouvais-je ?

— Carlos, laisse-nous appeler les urgences. Si elle n'est pas prise en charge d'ici trois minutes, elle va mourir.

— Je croyais que ça ne t'importait pas. Il suffirait que je lui tire une deuxième fois dans le cœur, et pff, adiós !

— Si elle a survécu d'une balle dans la cervelle, alors c'est qu'elle ne doit pas partir, pas maintenant. Toi qui crois si fort en Dieu, tu devrais comprendre, non ?

Elle prenait l'ascendant. Je ne savais pas comment, mais Saska prenait l'ascendant. D'où tenait-elle ce don de manipulation ?

— Tu sais pourquoi je crois en Dieu ? Parce que j'ai prié, prié, et prié pour que tu sois mienne, et regarde, tu es juste là, en face de moi.

— Si... si j'accepte... est-ce que tu laisseras partir Emmanuel ? Sans lui faire de mal ?

Je tournai la tête vers elle à m'en déboîter une cervicale. Ce n'était pas dans le plan ! À quoi jouait-elle ? La peur aurait-elle pris le pas sur la raison ?

— Saska... ?

— Si je suis tienne, est-ce que tu le laisseras vivre ?

— Si telle est ta requête, je suis prêt à l'accepter. Quelles sont tes conditions ?

— Aucune blessure. Aucune interférence dans sa vie. Oublie-le. Laisse-le sauf et je serai tienne.

— Saska !

Ses mains ne me touchaient plus. Elle refusait de me regarder. J'étais à deux doigts de la secouer pour lui remettre les idées en place. C'était nous ! Ensemble ! Il était inenvisageable qu'elle se sacrifie pour moi, de la sorte, au dernier moment ! J'intervins avec un désespoir évident :

— Je refuse !

— Je ne te demande pas ton avis, Manu. S'il promet de ne pas te toucher...

— Il en est hors de question ! Hors de question ! Tu as oublié ce que je t'ai dit à l'hôpital ?

Une ombre voila son visage. Que s'imaginait-elle ? Que j'allais la laisser partir avec ce psychopathe et continuer ma vie sans elle comme si de rien n'était ? Je ne pouvais pas, d'aucune manière, envisager cette solution. Comprenait-elle que plus rien n'avait d'importance à part vivre à ses côtés et m'épanouir de notre relation ? Après être entrée ainsi dans mon cœur, y avoir bousculé fondements et croyances, pensait-elle en sortir si facilement ?

— J'accepte, dit Carlos. Mais je veux que tu m'appartiennes. Entièrement. Sans aucune limite.

— Promets-le.

— Je promets d'oublier entièrement et définitivement ton amoureux.

— Alors, c'est d'accord.

— NON !

Je lui attrapai le bras et la tirai contre mon torse. Elle ne pouvait pas, elle n'avait pas le droit ! Je n'envisageais pas l'avenir sans elle, surtout en sachant qu'elle souffrait le martyre pour s'assurer ma protection !

— Putain, Sas', non ! Tu n'iras nulle part ! (Du coin de l'œil, je vis Carlos faire un geste aux deux gardes derrière nous.) Je ne te laisserai pas entre les mains de ce taré mental !

Je fus tiré en arrière. Les gardes m'avaient attrapé. Je me débattis du mieux que je pus, hurlant et mordant, laissant la bête en moi prendre le dessus sur l'humain, regardant avec une impuissance déchirante la femme de ma vie avancer et se faire enlacer par un autre homme.

Carlos sourit.

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