Saska
Le lendemain, je me réveillai avec la tête bourdonnante, les paupières collées et le nez bouché. J'avais pleuré toute la nuit.
Les mots d'Emmanuel avaient dansé tant et tant de fois dans ma tête qu'ils n'avaient désormais guère de sens. « Je suis tombé amoureux de toi, Saska. » Amoureux. De moi. Tombé. Est-ce que lui aussi s'était brisé ?
Non, non, je refusais qu'il souffre par ma faute. Mais moi, étais-je capable de vivre une telle histoire ? De supporter un tel amour ? D'avouer de tels sentiments ?
Le visage de Carlos se superposa à celui d'Emmanuel et j'enfonçai ma tête dans mon oreiller pour m'empêcher de crier. J'avais cru, un jour, être amoureuse. En vérité, je n'avais été que dépendante.
Le creux dans mon ventre me rappela que je n'avais pas mangé depuis le matin de la veille et je commençais à me sentir faible et affamée. Je n'avais pas osé sortir de ma chambre après l'aveu d'Emmanuel. Comment agir à ses côtés ? Que dire ? Que faire ? Prétendre que rien ne s'était passé ? Le déni n'était pas une solution. Prendre mon courage à deux mains et lui en parler, face à face ? Non, je ne me sentais pas assez forte. Pas encore. J'allais avoir besoin de temps, de beaucoup de temps.
Mais Emmanuel n'en a-t-il pas marre d'attendre ?
Si, certainement que si. Je me demandais même quelle patience l'animait pour qu'il n'ait pas quitté la maison en claquant la porte. Où était-il ? Que faisait-il ? À quoi pensait-il ? À quel point l'avais-je heurté ? Je ne savais même pas si je préférais me sauver ou endosser la douleur à sa place. Une partie de moi voulait que je le préserve de la souffrance, mais une autre me rappelait que j'en avais trop vécu pour en ressentir à nouveau.
Les larmes me vinrent aux yeux. J'avais pleuré toute la journée, toute la nuit, et même durant mon demi-sommeil peuplé de cauchemars. Finalement, nous étions en train de souffrir tous les deux, n'est-ce pas ? Je l'avais blessé. Profondément. Il m'avait livré un amour pur et sincère et je l'avais rejeté sans aucune explication. Je ne lui avais même pas laissé le temps d'accrocher le magnifique collier qu'il m'avait offert autour du cou. Je l'avais planté et m'étais noyée dans mon propre malheur. J'avais si faim ! Comment devais-je me comporter si je le croisais ?
Je ne pouvais pas nier les faits. Je n'étais pas capable de les exprimer à voix haute. Et si je choisissais simplement de ne pas les évoquer ? Remettre cette discussion lourde de conséquences à plus tard ?
Je me levai et eus un mouvement de recul lorsque je vis mon reflet dans mon ancienne coiffeuse. Mes yeux étaient gonflés et injectés de sang, mes lèvres si pâles qu'elles en paraissaient blanches. Je tirai la langue : elle aussi était d'une couleur maladive. Comment le malheur pouvait-il ravager le corps à ce point ?
Je fouillai ma valise et choisis des vêtements confortables, puis me dirigeai vers la porte et m'arrêtai face au loquet. Avais-je le courage de le déverrouiller ?
Il le fallait. Je ne pouvais pas me terrer éternellement en attendant que l'orage passe, parce que, justement, l'orage ne passerait pas. Pas avant que je me sois confrontée à Emmanuel.
J'abaissai la poignée. Poussai légèrement. Jetai un coup d'œil dans le couloir.
Personne.
Je sortis en prenant soin à être la plus silencieuse possible. La porte de la chambre d'ami était grande ouverte, mais je ne sentais aucune présence à l'intérieur. Du haut du demi-étage, je regardai par-dessus la balustrade vers le salon et me figeai.
Emmanuel était allongé sur le canapé, exactement là où je l'avais abandonné la veille. Son visage aussi était en piteux état. De nombreux mouchoirs usagés trônaient autour de lui et une boîte vide avait été balancée plus loin. Il ne dormait pas. Il fixait un point invisible devant lui.
Je frissonnai et reculai. M'avait-il vue ? Était-il resté ici toute la journée et toute la nuit ? Non, je ne voulais pas croire que je sois la cause d'un tel changement. Mon Emmanuel, si rieur et si plein de vie, comment pouvait-il tomber au fond du trou ? Avais-je vraiment le pouvoir de l'y pousser ?
Je pressai mes vêtements contre moi et allai m'enfermer dans la salle de bains sur la pointe des pieds. Je fis couler l'eau le temps qu'elle se réchauffe et entrepris de me déshabiller.
Un frisson froid me parcourut lorsque je vis, inévitablement, mon corps dénudé dans la glace. Le désespoir laissa place à du dégoût. Comment avait-il pu tomber amoureux de moi ? Comment avait-il pu ressentir du désir face à cette enveloppe si hideuse ? C'était inconcevable. La haine irraisonnée de Carlos me semblait bien plus justifiée que l'affection d'Emmanuel. Comment pouvait-il voir de la beauté là où je ne voyais que de la laideur ?
Je me souvins que je voulais prendre une douche. Avec un tremblement glacé qui n'avait rien à voir avec la température, je rentrai dans le bac et laissai le jet brûlant me laver de mes troubles.
⁂
Propre, sèche, mais toujours aussi dévastée, je quittai la salle de bains et me dirigeai les escaliers. Je ne pouvais plus ignorer la faim qui me rongeait les entrailles. Je priai pour que peut-être, dans un espoir fou, Emmanuel se soit endormi : je ne voulais pas croiser ses yeux d'or. J'avais peur. Bien trop peur d'y lire le même vide effrayant que celui qui m'habitait.
Malheureusement, je n'eus pas cette chance. Il s'était assis, enroulé sous une couverture, et me fixait avec un regard qui semblait me traverser. Il n'y avait aucune haine dans ses iris. Il n'y avait aucune chaleur non plus.
Mais qu'est-ce que j'ai fait ?
— Salut, tentai-je d'une voix enrouée.
Il hocha la tête sans répondre. Je ne sus plus quoi faire de mes mains, alors je les frottai contre mon ventre qui criait famine.
— Je suis venue manger un morceau, dis-je en me sentant parfaitement stupide. Il reste des crêpes ?
— Je n'ai touché à rien depuis hier, répondit-il d'un timbre rauque. Je ne me sentais pas capable d'avaler quoi que ce soit.
— Tu ne veux pas prendre le petit déjeuner avec moi ?
J'avais pratiquement soufflé ma question. Je ne reconnaissais plus l'homme qui était en face de moi.
— Si. J'arrive.
Mon pouls se remit à battre et je m'éclipsai dans la cuisine pour lui laisser un peu d'intimité. En effet, absolument rien n'avait bougé : les crêpes étaient toujours sous leur cloche, les fruits dans leur vase, la poêle sale dans l'évier. Tout était figé. Les objets. Le temps. Les palpitations de mon cœur. Et sûrement aussi ceux du sien.
Je secouai la tête. Non, je continuais de vivre, et Emmanuel aussi. Je ne pouvais pas baisser les bras, pas aussi vite, pas pour ça, pas maintenant que je commençais à voir la lumière au bout du tunnel. Il avait été le déclencheur de cette lente montée vers le haut, je ne pouvais pas être la cause de la rupture. Je ne pouvais pas bousiller ces longs mois d'efforts. Je n'avais pas le droit.
Je sortis la confiture et le chocolat et allai mettre la table.
— Je fais du thé. Tu en veux ? fis-je en haussant le ton.
— Non, je vais me faire un café.
Aïe ! Ses mots réveillèrent la douleur sourde dans ma poitrine que j'avais momentanément chassée.
— Je mets la machine en route, alors.
Tous mes gestes me paraissent décalés de la réalité. Comme si tout ce que je faisais appartenait à une étrangère. Même les paroles qui sortaient de ma bouche ne m'étaient pas familières. Tout était si... bizarre, si lointain. Et tout ça était de ma faute.
Est-ce ta faute si un homme a dévoré ton âme ? brailla ma conscience. Est-ce ta faute si tu en gardes aujourd'hui des séquelles ? Est-ce ta faute si l'amour fait naître un profond sentiment de peur en toi ? NON ! Rappelle-toi ce que tu avais compris, chez mamé Laura, aux côtés de l'homme qu'aujourd'hui tu fuis comme la peste : que tu en valais la peine. Que tu méritais les sentiments qu'il nourrit à ton égard. Rappelle-toi cette impression de puissance, la façon dont ton âme s'est fondée sur de nouveaux piliers.
Je me rendis compte que je tremblais de tout mon corps seulement lorsque Emmanuel posa sa paume dans mon dos. Mes mains étaient agrippées au rebord du plan de travail, les jointures blanchies, et mes jambes ne me paraissaient pas capables de supporter mon poids encore longtemps. Je me souvenais. Je me rappelais. J'en valais la peine. Et je commençais tout juste à y croire.
— Tu es toute blanche, murmura Emmanuel d'un ton neutre.
— J'ai besoin de manger. Tu n'as pas faim, toi ?
Il ne dit rien, mais je n'attendais pas forcément de réponse. Je m'échappai de son contact et sortis quelques cuillères.
Pendant qu'Emmanuel préparait son café, je m'appliquai à tartiner une crêpe et me convaincre mentalement que je pouvais la manger. Un goût âcre flottait dans ma bouche, renforçant le sentiment de dégoût que m'inspirait le café, et je ne savais plus si mon mal de ventre était dû à une nausée ou à la famine. Je la pliai consciencieusement, n'arrivant pas à me décider si je voulais commencer à la manger par la pointe ou pas les bords. Emmanuel vint s'asseoir avec nos deux tasses respectives.
— Bien dormi ? demandai-je par automatisme.
Je m'en serais donné des claques.
— Oublie ce que je viens de dire, marmonnai-je en remuant le sachet de thé dans l'eau brûlante.
— Tu n'es vraiment pas prête à en discuter, pas vrai ?
— Vraiment pas.
Je n'eus pas besoin de lever les yeux pour savoir qu'une ombre venait de voiler son visage. Je ressentais ses émotions avec une acuité étonnante, comme si les entrecroisements de nos nerfs ne faisaient qu'un. Cette liaison entre nous me terrifiait autant qu'elle me rassurait. Ça voulait dire que le mur qui s'était érigé entre nous n'était pas indestructible.
D'abord, nous avions brisé celui de ma timidité, le soir de notre rencontre. Il m'avait prise en photo. Je gardais quelques clichés dans l'un de mes tiroirs, sans avoir osé en accrocher un. Ensuite, celui de la confiance, au fil du temps. J'avais commencé à me sentir en sécurité lorsque Emmanuel était dans les parages. Après, il y avait eu celui du contact. Même si je peinais encore un peu sur ce point, j'avais fait de prodigieux progrès. Enfin, il y avait eu celui, physique, qui séparait nos appartements. Nous étions voisins. Nous étions amis. Il voulait que nous soyons amants.
Et moi, que voulais-je ? Aucune idée. J'étais aveuglée par la terreur.
Là, tout de suite, je voulais manger ma crêpe et retourner me terrer dans ma chambre.
— Le programme pour aujourd'hui était karaoké, dit Emmanuel. (Je fus tellement surprise qu'il parle que j'en sursautai sur ma chaise.) Tu veux toujours qu'on le fasse ou on annule ?
— Euh... comme tu veux...
Il sourit, un sourire sans joie.
— Ça fait des semaines que je rêve de t'entendre chanter, véritablement, sans rien pour nous séparer. Pas fredonner. Pas chantonner. Chanter.
— D'accord...
— Je vais me préparer une playlist des musiques que je ferai. Tu veux bien en faire une aussi, s'il te plaît ?
— O... oui, bien sûr.
Je n'arrivais pas à croire que nous étions en train d'organiser un karaoké alors que, la veille encore, Emmanuel m'avouait qu'il m'aimait. C'était trop absurde. Une preuve de plus que je n'étais pas dans la réalité. N'est-ce pas ?
— Au fait, tu as ouvert tes cadeaux ? demandai-je sans oser élever la voix au-dessus du chuchotis.
— Non. Je voulais le faire en ta compagnie.
— Ah... OK. Très bien. On le fera... plus tard ?
— C'est ça. Plus tard.
Je me retrouvai à court de mots et, pour la première fois, un silence gênant s'installa entre nous. D'habitude, les moments de blancs étaient simplement des instants où nous profitions du silence et de son calme apaisant. Désormais, je me sentais aussi bête que mes pieds et je bafouillais intérieurement pour trouver quelque chose à dire.
— Je vais me doucher, annonça-t-il en se levant sans même avoir touché à son petit déjeuner.
Son café fumait encore.
Pourquoi avait-il fallu que je rejette Emmanuel au moment où j'avais le plus besoin de lui ?
Je tentai d'avaler une bouchée de ma deuxième crêpe, mais je dus bien vite me rendre à l'évidence : la faim avait laissé place à une affreuse envie de vomir. Qu'Emmanuel m'ait fuie comme je l'avais moi-même fait si souvent m'avait donné l'impression qu'on m'arrachait les organes à mains nues. On m'avait ôté une partie de moi-même. Et, désormais, c'était ma propre conscience qui s'acharnait sur mon sort, comme si je ne souffrais pas assez. Comme si je méritais encore plus de douleur.
Non ! Rappelle-toi ! Tu en vaux la peine !
— Mais c'est si dur d'y croire, soufflai-je alors que mes yeux se remplissaient de larmes.
Je ne pus plus les retenir et je décidai de leur laisser libre cours, en silence. Elles dévalèrent mes joues à une vitesse folle, s'échouèrent sur mes lèvres, dans mon cou, sur la table. Je reniflai et levai les yeux à la recherche de mouchoirs. Mon regard tomba sur la boîte vide qu'Emmanuel avait usée la veille. Et mes pleurs redoublèrent.
Jamais, au grand jamais, je n'avais voulu lui faire du mal. Jamais, au grand jamais, je n'avais voulu qu'on me fasse du mal.
Mais tous les grands jamais du monde n'avaient pas été suffisants pour garder allumée la flamme de vie qui dansait dans ses iris.
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