31. L'oiseau brisé de Noël
Emmanuel
Ce jour-là, je ne fus pas réveillé par les roucoulements de ce fichu pigeon qui avait fait son nid près de ma fenêtre, et Dieu merci : je fus réveillé par une douce odeur de crêpes qui s'était immiscée par ma porte entrouverte. Je me redressai dans mon lit et me frottai le visage.
Mon téléphone, après m'avoir aveuglé de sa lumière bien trop intense, m'indiqua qu'il était à peine 7 heures du matin. Qu'est-ce que Saska fichait à faire des crêpes aussi tôt ? Voilà une dizaine de jours que nous étions ici et pas une fois je ne l'avais vue émerger avant 9 heures.
Grommelant et plissant les yeux pour tenter d'effacer cette impression de flou, je me levai et enfilai les vêtements que j'avais laissés par terre la veille. Je tâtonnai pour attraper mon déodorant, m'en aspergeai plus sur le visage que sur les aisselles, et sortis de la chambre d'ami en toussotant.
Je n'étais pas du matin et Carmen n'avait jamais cessé de m'envoyer des piques sur le sujet. J'étais incapable de faire quoi que ce soit dans l'ordre avant d'avoir avalé quelque chose de chaud et m'être rafraîchi le visage. Je me dirigeai donc vers la salle de bains pour faire un état des lieux des dégâts.
Bon. Premièrement, j'avais les cheveux dans une pagaille décourageante. Je tirai sur une boucle, elle rebondit sur ma tête et reprit sa place d'origine. Deuxièmement, l'oreiller avait laissé une vaste marque rose sur ma joue qui me donnait l'air franchement débile. Et troisièmement, j'avais mis mon tee-shirt à l'envers.
Je dus faire le contorsionniste pour arriver à le changer de sens et, une fois certain que l'étiquette ne sortait pas, je me penchai sur le lavabo pour m'asperger de l'eau sur la tête. Le liquide glacé dissipa immédiatement la brume qui m'obscurcissait l'esprit et je me rappelai qu'il fallait que j'aille aux toilettes.
Ma besogne accomplie, mon visage propre et mes cheveux maladroitement disciplinés, je sortis de la pièce et descendis les escaliers. L'odeur de crêpes se renforça et me donna l'eau à la bouche.
Saska était dans la cuisine, un tablier à fraises noué autour de sa taille, et chantonnait en étalant de la pâte sur une grande poêle circulaire. Elle ne m'avait pas remarqué. Je m'appuyai sur le chambranle de la porte et profitai de ce petit moment d'invisibilité pour l'observer à loisir.
Elle ne s'était pas encore brossé les cheveux, mais les avait noués derrière sa tête à l'aide d'une pince, ce qui laissait libre cours à quelques mèches rebelles. De nature frileuse, elle avait enfilé les chaussons de sa mère, qui avaient la ridicule forme de deux grosses vaches en peluche. Ce détail me fit doucement sourire. Son visage, parfaitement naturel, encore légèrement bouffi de son réveil hâtif, était complètement détendu, ce qui était plutôt rare. Saska avait tendance à souvent froncer les sourcils. Enfin, quand je commençai à observer qu'elle portait deux petites boucles d'oreille, elle me vit et fit littéralement un bond.
— Mon Dieu, Emmanuel, tu m'as fichu une de ces trouilles ! s'exclama-t-elle en portant une main à sa poitrine. J'ai cru mourir de peur !
— Pardon, loin de moi l'intention de te tuer. Qu'est-ce que tu fais de si bonne heure ?
— Le petit déjeuner. Je voulais... je voulais te faire une surprise. Que tu te réveilles avec une pile de crêpes toute chaude.
Mon cœur se tordit sur lui-même. Comment une âme si tendre avait-elle pu passer entre des mains si brutes ?
Tout ce que j'arrivai à répondre fut un merci.
Elle retourna sa crêpe et posa sa spatule. Puis, un petit sourire malicieux aux lèvres, elle se tourna dans ma direction et écarta les bras.
— Joyeux Noël, Emmanuel !
Mais oui ! C'était le jour de Noël ! Je savais bien que j'oubliais quelque chose. À mon immense surprise, Saska vint se blottir contre moi et me serra de toutes ses forces. Je l'enlaçai en retour, légèrement sous le choc qu'elle vienne à moi si aisément.
— Joyeux Noël, Saska.
Ses cheveux sentaient le shampooing de ses parents. Sans réfléchir, j'attrapai la pince qui les retenait et l'ôtai délicatement, libérant sa crinière d'un brun chaud. Je passai mes doigts dedans pour les dénouer et ils se révélèrent d'une douceur inouïe.
— Je ne les ai pas encore brossés, marmonna-t-elle, la tête contre mon buste.
— Je sais. Mais j'aime bien quand tu les lâches.
Elle ne dit rien et nous restâmes l'un contre l'autre, son corps tiède pressé contre le mien. Je crois que j'aurais dû la lâcher ou qu'elle aurait dû reculer – mais je ne voulais pas, pas encore. Je n'étais pas suffisamment enivré de son odeur et de son contact. Je voulais la garder contre moi éternellement. Ne jamais la perdre.
— Manu, la crêpe va brûler.
Qu'est-ce que j'en ai à faire ? Il n'y a que toi qui comptes, faillis-je dire en la laissant m'échapper à contrecœur. Je retins ces mots parce que ce n'était ni le bon moment ni la bonne manière. Mais Dieu savait à quel point je devais prendre sur moi pour les ravaler.
Elle souleva la poêle à deux mains et fit glisser la crêpe sur l'assiette où déjà plusieurs autres trônaient. J'avisai de son saladier de pâte et du deuxième tablier suspendu au mur.
— Tu veux que je t'aide ? demandai-je en la voyant plonger une louche dans le liquide jaune.
— Si tu pouvais rattacher mes cheveux, ils me gênent pour cuisiner.
Je me postai derrière elle et accrochai la pince à mon tee-shirt le temps de tenir ses cheveux. Je les rassemblai en une petite boule, attentif à ne pas faire trop de bosses sur le sommet de sa tête, puis les coinçai dans les dents de l'objet. Mes doigts effleurèrent sa nuque à plusieurs reprises et, à chaque fois, je la sentis frissonner.
— M... merci. Tu peux mettre la table pour le petit déjeuner, s'il te plaît ?
Je m'exécutai en silence. Je ne cessais de songer à ce câlin. Il était tellement spontané, sûrement imprévu... et il en disait tellement sur la relation entre Saska et moi.
Pour la première fois, je me permis de croire que ce que je ressentais était réciproque.
⁂
— Hou, là, là ! J'ai plus faim.
— Moi non plus. J'ai l'impression que je ne vais plus pouvoir bouger pendant une semaine.
— Pourtant, il va bien falloir, parce que... il faut déballer les cadeaux !
L'excitation de Saska me fit rire. Elle s'empressa d'enlever nos assiettes et nos couverts, et je n'eus même pas le temps d'esquisser un geste pour l'aider qu'elle était déjà en train de passer l'éponge. Je me chargeai donc d'aller chercher nos paquets qui attendaient gentiment dans le placard à balais – Saska m'avait dit que s'ils avaient été exposés à notre vue, nous aurions été trop tentés de les déballer. Elle n'avait pas tort.
Je revins, les bras chargés. Saska m'aida en prenant une partie des cadeaux et nous allâmes les poser sous le petit sapin que j'avais acheté à un producteur indépendant. Nous avions passé toute la soirée du 24 à le décorer, jouant comme des gamins avec les petits pères Noël et les guirlandes lumineuses. Finalement, l'arbre ne ressemblait plus à grand-chose, mais il était le reflet d'un merveilleux moment, et c'était ce qui comptait le plus.
— Commence, lui dis-je en m'affalant sur le canapé.
— Mais...
— Commence ! J'ai besoin de cinq minutes pour digérer.
Elle céda et attrapa mon premier cadeau. Le bruit du papier lorsqu'il se déchira fit accélérer les battements de mon cœur. Et si ça ne lui plaisait pas ?
— Oh, Emmanuel, c'est..., fit-elle en découvrant le thermos que j'avais pris. Espèce de couillon, je...
— Tu n'aimes pas ?
— Je t'ai pris exactement le même !
Elle me regarda et, la seconde d'après, nous éclatâmes de rire. Sur toutes les boutiques de la rue, il avait fallu que nous allions dans la même, à quelques minutes d'intervalle, et que nous y achetions la même chose ? Ça ne pouvait pas être le hasard. Bikini avait réellement décidé de me hanter durant ses neuf vies.
— Au moins, on aura des thermos assortis, ris-je.
Elle s'intéressa au deuxième paquet et sa bouche fit un O parfait lorsqu'elle découvrit qu'à l'intérieur, il y avait un grand sweat noir à capuche.
— Est-ce que tu l'as pris à cause du repas chez mamé Laura ? questionna-t-elle en le plaquant contre elle pour le mesurer.
— Oui et non. Tu m'avais dit que tu manquais de pulls et comme je sais que tu aimes te noyer sous de grands sweats.
— Merci beaucoup, Manu.
Elle grimpa à quatre pattes sur le canapé et me fit un bisou sur la joue. Si j'en croyais l'impression de brûlure sur mon visage, j'étais cramoisi.
— Il reste un dernier cadeau, indiquai-je en pointant le plus petit paquet.
Elle le déchira et marqua un temps d'arrêt quand elle se rendit compte que c'était une boîte en provenance d'une bijouterie.
— J'avais dit pas plus de quarante eur...
— Ouvre-le avant de râler, la coupai-je.
Elle retira le couvercle avec mille précautions, comme si le simple fait de le toucher pouvait briser ce qu'il y avait à l'intérieur. J'observai ses yeux s'écarquiller et sa poitrine se figer lorsqu'elle retint son souffle.
— Manu, tu... tu...
Mon pouls résonnait sauvagement à mes oreilles. Ce cadeau-là était le plus particulier, non pas parce qu'il était le plus cher, mais parce qu'il cachait une signification précise. À travers le bijou, je faisais passer un message. Et Saska me connaissait si bien que j'étais sûr qu'elle allait le comprendre.
— Tu es...
— Complètement dingue ?
— ... absolument extraordinaire.
Elle attrapa la chaîne et la tira hors du couvercle. C'était un collier en argent, aux mailles fines et légères, et en son centre pendait une paire d'ailes finement sculptées. Il était à la fois discret et délicat : je l'avais imaginé autour du cou de Saska à la seconde où je l'avais vu dans la vitrine. Il la reflétait à la perfection. Doux, brillant, magnifique.
— Viens par là que je te le mette, murmurai-je en tendant la main.
Elle posa le collier dans ma paume et s'assit lentement sur le canapé, dos à moi. Mes yeux étaient fixés sur sa nuque. Si pâle, si gracile... Si prête à porter un petit quelque chose de moi. À cet instant, j'eus envie de lui crier de toutes mes forces à quel point je désirais pouvoir la toucher sans qu'elle me craigne et l'embrasser sans qu'elle me fuie.
Je l'aimais. Je l'aimais tellement que je me consumais sur la flamme de mon amour et je n'avais besoin que du sien pour renaître de mes cendres.
Je l'aimais et je brûlais de lui dire.
— Je...
Le doute m'envahit. Était-ce le bon moment ? Étais-je prêt ? Était-elle prête, elle ? Puis je repensai à tous ces instants où nous étions proches. Pas seulement physiquement. Tous ces moments où nos deux esprits n'avaient formé qu'un, que nous avions ri aux éclats, fondu en larmes, hurlé ce que nous ne pouvions plus taire et gardé ce que nous aurions dû dire. À toutes ces fois où j'avais songé que jamais, au grand jamais je ne pourrais rencontrer quelqu'un comme elle, aussi unique, aussi riche, aussi sensible, et que j'avais une chance inespérée de partager ma vie avec une femme telle qu'elle. À tous nos contacts qui avaient envoyé des frissons d'émotions pures dans tout mon corps.
Puis je regardai sa silhouette qui se détachait de la fenêtre devant nous. J'écoutai sa respiration courte due à son excitation. Je humai son parfum qui m'était devenu familier. Et je ne pus plus retenir les mots qui me dévoraient de l'intérieur et me démangeaient les lèvres.
— Je suis tombé amoureux de toi, Saska.
Il y eut un parfait silence de plusieurs secondes. Aucun de nous deux ne bougea. Le réel et l'imaginaire se mêlèrent dans mon esprit. L'avais-je vraiment fait ? L'avais-je vraiment dit ?
Puis, enfin, elle eut une réaction. Ses épaules se contractèrent. Je pouvais voir les muscles près de sa nuque mouvoir sous sa peau.
— Saska ?
Une alarme s'était enclenchée dans mon cerveau : quelque chose n'allait pas. Je m'étais attendu à... À quoi m'étais-je attendu, d'ailleurs ? À ce qu'elle me saute dessus en s'exclamant qu'elle aussi ? Qu'elle m'offre un baiser romantique comme dans les films ? Non, avec Saska, les émotions étaient toujours imprévisibles. Mais qu'avais-je eu derrière la tête ?
Elle ne respirait pas. Je pouvais sentir la peur émaner d'elle. Une seconde, j'hésitai à poser ma main sur son épaule, mais je savais que ça n'allait qu'empirer les choses. Et tout cet effroi qui s'agitait en elle !
— Saska ? Qu'est-ce qui se passe ?
À quoi tu penses ?
— Je...
Sa voix était faible. Bien trop faible. Elle tourna la tête, m'exposant son profil, et je pus voir combien elle était pâle. Aussi froide qu'un mort.
— Je suis désolée, je ne peux pas. Je ne peux plus, chuchota-t-elle en se levant, le regard dans le vide.
Devais-je la suivre ? La retenir ? M'excuser ? Non, je n'avais rien fait de mal. Aimer n'était pas un crime. Mais bon sang, que voyait-elle pour sembler si loin du présent ?
— Je n'en suis plus capable.
Et, la démarche lente et raide, elle partit. Elle me laissa en plan. Je restai longtemps immobile, peut-être des secondes, des minutes, ou même des heures, je n'en savais rien – j'avais perdu la notion du temps. Quelque chose s'était écroulé en moi. Une lumière s'était éteinte. Un espoir s'était évanoui. Pour la première fois depuis des semaines, je ressentis le gouffre de la tristesse m'envahir la cage thoracique et creuser un puits sans fond dans mon cœur. Là où je rêvais d'avenir, de passion et d'art, il n'y avait plus qu'une ombre terrifiante et silencieuse pour m'observer. La rose noire, dont je n'avais plus senti le venin depuis que je côtoyais Saska, rouvrit ses pétales de plus belle et distilla son poison dans tout mon corps. Ma vue devint trouble. Je perdis l'équilibre intérieurement.
Un hoquet m'étouffa et je ne tins plus : j'éclatai en sanglots, au milieu de ce salon vide, alors que, cinq minutes auparavant, je riais à en avoir mal aux côtes. Je me fichais bien que Saska m'entende pleurer. Je me fichais de tout. Et lorsque je voulus porter mes mains à mon visage pour l'y enfouir, je me rendis compte que je tenais encore son collier.
Je hurlai.
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