30. Place Saint-Sauveur
Saska
Parmi les belles choses dans le monde, il était indéniable que l'une d'entre elles était la place Saint-Sauveur un 23 décembre.
Les rues grouillaient de lumières dorées, d'odeurs affriolantes et de passants imprégnés de l'ambiance de Noël. Un immense sapin synthétique d'une dizaine de mètres émergeait de la foule, surmonté d'une traditionnelle étoile, au centre de la place colorée et joyeuse. Les stands multicolores étaient enveloppés de guirlandes clignotantes, si bien qu'à certains moments, j'en étais un peu aveuglée.
— Saska ? Saska, où tu es ?
La voix d'Emmanuel perça le brouhaha ambiant. Je me mis sur la pointe des pieds et repérai rapidement son bonnet blanc qui détonnait parmi cette marée de manteaux noirs.
— Je suis là !
J'agitai la main, nos regards s'accrochèrent, et il vint immédiatement à ma rencontre. Il enroula un bras derrière mon dos et me serra contre lui pour m'empêcher de m'échapper à nouveau.
— Pourquoi diable tu n'as pas mangé plus de soupe quand tu étais enfant ? grogna-t-il en me pinçant le nez. Tu es tellement petite que je passe mon temps à te chercher parce que je t'ai perdue de vue.
— Encore une remarque à propos de ma taille et je te force à porter mon mètre soixante-cinq sur ton dos.
Je n'aurais peut-être pas dû évoquer l'idée. Avant que je puisse réagir, Emmanuel s'était déjà mis devant moi et avait attrapé mes jambes pour me soulever, et je n'eus d'autre choix que de m'agripper à ses épaules en lâchant un cri.
— Manu ! Repose-moi !
— Serre tes jambes au lieu de râler, sinon tu vas glisser.
— T'es qu'un crétin, je disais ça pour blagu...
Je m'interrompis. Je venais de lever le nez. J'avais face à moi un spectacle époustouflant.
Il était vrai que, de ma hauteur, je ne voyais pas grand-chose de la rue, mais maintenant que je dominais tout le monde, j'avais droit à un panorama magnifique. Les maisonnettes colorées qui faisaient office de boutiques de Noël longeaient l'avenue descendante comme un chemin magique, et des guirlandes bleutées étaient suspendues au-dessus de nos têtes, entre les immeubles. De la fumée s'échappait par endroits, accompagnée d'une odeur de marrons chauds ou de crêpes au chocolat. Partout, des sourires, partout, des éclats chatoyants. J'arrivais même à distinguer un faux père Noël qui prenait des photos avec des enfants surexcités.
Pour la première fois, je ressentis ce qu'était la fameuse « ambiance de Noël » dont les livres parlaient. C'était le goût d'un cadeau à la cannelle, l'étincelle dans les yeux de quelqu'un, le froid qui rosissait les joues et faisait couler le nez. C'était le timbre profond et enroué d'Emmanuel, qui se moquait gentiment de moi, ses grandes mains cramponnées à mes cuisses pour me retenir, sa présence réconfortante qui me faisait le même effet qu'un bon thé chaud en rentrant d'une promenade sous la neige. J'enroulai mes bras autour de son cou, et il me fit faire un petit saut pour me replacer correctement.
— C'est donc ça, la vie des géants ? demandai-je en me penchant pour que ma bouche soit près de son oreille.
— Pas mal, hein ? Cette rue est drôlement jolie. Tu veux toujours que je te repose ?
— Ah non !
Il marcha quelques mètres, et je me laissai faire, un sourire béat collé sur le visage. Ce fut quand il me replaça une deuxième fois que je songeai à un petit détail :
— Je ne suis pas trop lourde pour toi ?
— La seule chose qui soit lourde est le poids des cent euros que je trimballe dans ma poche. Vivement que je trouve des cadeaux à t'acheter.
— Des cadeaux ?!
Il fit un petit tour sur lui-même en riant.
— Tu serais naïve de croire que je vais repartir d'ici les mains vides.
— Il se trouve que je suis une personne plutôt crédule.
— Bien sûr que non. Tu refuses simplement d'envisager que quelqu'un veuille t'offrir quelque chose sans rien attendre en retour.
— Mais je n'ai que quarante euros pour acheter les tiens !
— J'ai dit « sans rien attendre en retour », tête de mule !
Il se dirigea vers un stand de sucreries. Sans se préoccuper des autres, il longea la file d'attente et se présenta au vendeur. Je devinai à sa voix qu'il souriait comme un crétin :
— Excusez-moi, ma petite amie est enceinte et elle meurt de faim, est-ce que nous pouvons avoir deux gaufres au sucre rapidement ?
— Je vous demande pardon ?
— Deux gaufres au sucre, s'il vous plaît.
L'homme entre deux âges me dévisagea d'un drôle d'air, baissa la tête vers Emmanuel et hocha du menton. Il mit immédiatement une louche de pâte sur le gaufrier.
— Je n'arrive pas à croire que tu aies fait ça, chuchotai-je une fois qu'Emmanuel se fut un peu éloigné des oreilles du vendeur.
— Quoi, tu la voulais à la chantilly ?
— Tu lui as menti !
— Mais je ne fais de mal à personne, Sas'.
Mon silence l'interpella. Il se retourna pour me regarder avant de se rendre compte que je tournais avec lui.
— Excuse-moi, fit-il en se dévissant le cou pour attraper mon regard. Je voulais te faire plaisir.
Là est bien tout le problème.
— Tu me boudes ?
— Moi ? Non. Pas mon style.
— Monsieur, ça vous fera quatre euros, brailla le vendeur par-dessus son comptoir.
Emmanuel se débrouilla pour payer sans me faire descendre de son dos, et nous partîmes, les deux assiettes blanches en carton dans chacune de mes mains. Il me porta vers un endroit plus en retrait, sur le côté de la rue, et je me laissai glisser avec un sentiment de déception qui me surprit.
Nous nous assîmes sur un bloc de béton qui ne devait certainement pas servir de banc, mais décidâmes d'ignorer royalement ce fait. Je fus la première à croquer dans ma gaufre chaude et à me mettre plein de sucre glace sur les lèvres.
— Mmm, marmonnai-je en fermant les yeux et levant le visage vers le ciel.
Quelque chose de froid toucha le bout de mon nez. Je rouvris les paupières, passai mon doigt dessus, et découvris une petite goutte d'eau. C'était un flocon de neige.
Je sentais le regard d'Emmanuel peser sur moi, se promener sur mon visage, et j'hésitais entre tourner la tête pour le lui rendre ou faire semblant de ne pas m'en être rendu compte. Je choisis la deuxième option. J'avais déjà englouti la moitié de ma gaufre lorsqu'il se décida à entamer la sienne.
— Dis, Sas'...
— Oui ?
— Ça te dérangerait que je m'inspire de toi pour créer un personnage ?
Je ne quittai pas la nuit étoilée des yeux. S'inspirer de moi ? Mais que pouvait-il bien trouver d'inspirant ?
— Non. Pourquoi ?
— Parce que... parce que... Non, rien, laisse tomber. Merci.
Ma deuxième main, celle qui ne tenait pas la dernière bouchée de gaufre que je m'apprêtais à fourrer dans ma bouche, était posée sur le bloc, entre Emmanuel et moi. J'eus la brève impression que quelque chose l'effleura, mais ce fut si léger et si rapide que je le mis sur le compte de mon imagination.
— Quelle heure est-il ? demandai-je en suçotant mes doigts un à un pour en extraire tout le sucre.
— Dix-neuf heures trente.
— Voilà ce que je propose : on part chacun de notre côté faire les boutiques, afin de garder la surprise pour les cadeaux et, à vingt heures trente, on se retrouve exactement ici. Ça te va ?
— Je suis déjà prêt.
Je sautai sur mes pieds et me tournai vers lui. Croiser ses iris ambrés me fit inexplicablement sourire.
— Et ne dépense pas plus de quarante euros !
— Je vais faire comme si je n'avais pas entendu.
Crétin, songeai-je en longeant la rue à la recherche d'une boutique. Je ne voulais pas qu'il jette un billet de cent pour moi, c'était démesuré, surtout en sachant que j'étais incapable de lui rendre la pareille.
Je chassai bien vite ces idées encombrantes lorsque je passai devant une librairie. Un objet en particulier venait d'attirer mon attention. Je le détaillai plus attentivement, et la certitude qu'il allait plaire à Emmanuel se renforça. Je poussai la lourde porte de la boutique.
⁂
— Il est vingt heures quarante. Tu es en retard, râla mon compagnon de voyage, déjà assis sur le bloc de béton.
— Figure-toi que j'ai débattu un bon quart d'heure avec une vendeuse pour savoir si ton mètre quatre-vingt rentrait dans du L ou du XL. J'ai cédé et pris du L.
— Je fais du XL.
— Oh, et puis zut !
Une insulte bien moins jolie me titillait la langue, mais je la ravalai. Je n'avais pas pour habitude de jurer.
— Ce n'est pas grave, dit Emmanuel en prenant mes sacs des mains. (Je tentai de protester, mais il me devança :) Je te rappelle que tu es enceinte.
— C'est bidon, ton excuse.
— Mais elle a marché, tout à l'heure, avec le vendeur de gaufres. Tu veux qu'on aille quelque part ?
Je posai un regard circulaire sur la foule tout autour de moi. Une profonde fatigue s'empara de mes paupières et me fit fléchir les genoux : faire du shopping avait absorbé mon énergie avec autant d'efficacité qu'un somnifère. Emmanuel fut à mes côtés en une seconde et passa un bras dans mon dos pour me soutenir.
— Waouh, Sas', reste parmi nous. Tu veux rentrer ?
— Oui, s'il te plaît.
Il me guida à travers la rue jusqu'au parking où il avait garé sa voiture. Il dut jongler avec ses sacs pour chercher ses clés, jusqu'à ce que je lui rappelle qu'il les avait rangées dans ma poche. (« Comme ça, je suis sûr de ne pas les perdre », avait-il dit.) Il cala tous nos achats dans le coffre tandis que je m'installai sur le siège passager.
— J'espère que tu n'as pas dépensé plus de quarante euros, murmurai-je alors qu'il allumait le moteur.
— Dors, Saska. Tu es épuisée.
Je souris sans but précis et laissai ma tête basculer vers la fenêtre. Le bruit, l'agitation, le monde m'avaient fatiguée plus que je ne le croyais. Mes pensées dérivèrent vers les cadeaux que j'avais choisis. Et s'ils ne lui plaisaient pas ?
Empaquetés dans de jolis papiers aux tons de Noël attendaient un carnet de quatre cents pages à la reliure d'un beau bleu roi, un thermos à l'effigie d'un chat roux qui m'avait cruellement rappelé Bikini, et un tee-shirt, blanc, bien sûr, avec écrit « Je suis un artiste ». Simplement des choses qui me faisaient penser à Emmanuel et les souvenirs que nous partagions. Je n'eus pas le temps de songer à ce qu'il avait bien pu m'acheter (et surtout, combien il avait dépensé) que déjà mon esprit se perdit dans les limbes du sommeil. Quelques minutes plus tard, je m'endormais.
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