29. « On » ?

Emmanuel

Ses yeux s'écarquillèrent d'une horreur palpable qui me fit froid dans le dos. Peut-être n'aurais-je pas dû le lui demander, mais, d'un autre côté, il fallait que je sache : c'était trop douloureux de la voir me fuir sans comprendre pourquoi. Chaque jour un peu plus, je peinais à rester loin d'elle et, chaque jour un peu plus, j'étais dévasté par ses sursauts d'effroi pur envers moi. Je n'étais pas Carlos. Elle n'était plus Nandhinie. Elle avait besoin de temps, de rétablissement, mais j'avais également besoin de réponses.

— Non ! souffla-t-elle du bout des lèvres. Non, Manu, s'il te plaît.

— Il t'a trompée ? Touchée sans que tu le veuilles ?

— Non, arrête !

— Insultée ?

— Arrête !

— Trahi ta confiance ?

— Manu, arrête, arrête, ARRÊTE !

Elle avait hurlé comme jamais je ne l'aurais cru possible. Son cri résonna dans la maison, ricocha sur les murs, vibra à travers les pétales de la rose noire. Je me pinçai les lèvres pour retenir le flot violent d'émotions qui s'échoua dans mon cœur avec la puissance d'un ressac enragé. Tristesse. Colère. Honte. Indignation. Je ne savais même plus contre qui j'éprouvais le plus de haine : Carlos ou moi ?

— Je ne peux pas, je ne peux pas, insista-t-elle en cachant son visage derrière ses mains. Emmanuel, je suis prête à énormément de choses pour toi, mais pas celle-là.

Je me forçai à ne rien dire. L'amertume qui empoisonnait mes veines risquait de me faire prononcer quelque chose que je regretterais immédiatement.

— Je m'en veux horriblement, mais...

— Tu n'as pas à t'en vouloir, l'interrompis-je. J'aimerais simplement que tu répondes à une seule question.

— Rien qu'une seule ?

— Oui.

Elle hocha la tête, et je dus lutter pour ne pas me noyer dans les galaxies bouleversantes de ses iris. L'air électrique pouvait nous foudroyer à chaque instant.

J'ouvris la bouche. Une vague de glace dévala mon échine, suivie d'une palpitation brûlante. Le temps s'effilocha sur la lame incisive de mes mots.

— Est-ce que tu veux vraiment de notre... amitié ?

Je ne voulais pas qu'elle dise oui.

Je voulais qu'elle dise non, qu'elle ne voulait pas d'une amitié, qu'elle voulait quelque chose d'autre, de plus fort. Qu'elle voulait de moi, tout comme j'avais failli dire un nombre incalculable de fois que je voulais d'elle. Je me répétais sans cesse que je n'étais pas en train de tomber amoureux d'elle, mais la vérité...

La vérité, c'était que son âme vivante et cabossée trouvait une beauté unique à mes yeux. Que sa voix douce apaisait la bête sombre qui corrompait mon esprit. Que j'avais l'envie irrépressible de l'enlacer et sentir ses bras se refermer autour de mes épaules en retour. Je voulais la prendre par la main et l'emmener voir les étoiles lors d'une nuit d'août, observer son visage émerveillé par les splendeurs du monde, et me saouler à l'ivresse délicate de son sourire. Je voulais écrire sur la douceur de ses gestes, peindre la couleur de ses yeux, chanter les mélodies qu'elle murmurait, dessiner les courbes rebondies de son corps. Je rêvais d'elle, sans cesse, je pensais à elle, sans cesse. Elle ne le savait pas (comment pouvait-elle ?), mais chacun de ses atomes trouvait un écho dans les miens, et la voir s'éloigner de plus en plus alors que je ne pouvais plus lutter contre cette attraction me rendait fou.

Je ne voulais pas de son amitié. Je ne voulais pas entendre oui. Je ne voulais plus qu'elle me tourne le dos.

Je voulais de son amour.

— Tout ce dont j'ai envie, Manu, c'est que, quoi qu'il arrive, nous restions ensemble.

Mes genoux faillirent lâcher. Je plaquai ma main sur le plan de travail pour me retenir et, si Saska le remarqua, elle n'en dit rien. Un silence seulement entremêlé de nos respirations s'étira, un de ceux qui voulaient tout dire. La rage qui m'avait pris plus tôt s'était étouffée d'elle-même : elle était désormais remplacée par un fouillis de sentiments difficile à interpréter. Ce n'était pas du soulagement ni de la joie, c'était...

... de l'espoir. J'avais espoir en elle, en nous.

Nous dîmes d'une seule voix :

— Désolé.

Nos regards s'accrochèrent d'eux-mêmes et, avant que nous puissions l'empêcher, nous explosâmes de rire. Pouf, sans préambules, nous passions d'une émotion à une autre. D'étrangers à proches. De proches à étrangers. Cela ne voulait pas dire que nous effacions les instants graves que nous venions de partager – jamais je n'oublierais la façon dont sa voix avait claqué dans l'air. Plutôt que nous étions capables de tourner la page, sans rancœur. Et c'était peut-être ça, la clé d'une relation à double sens.

— Allez, viens, je n'ai pas prévu de rester les bras croisés cet après-midi, dis-je sans pouvoir maîtriser mes tremblements. On va aller faire nos sacs.

Je n'arrivais toujours pas à savoir si j'étais le dernier des crétins ou le plus pur des génies.

À en juger l'expression de Saska, face à moi, j'étais plutôt le premier. Mais, si je devais écouter mon instinct, je serais indubitablement le deuxième.

— Est-ce que tu comptes me regarder me peler encore longtemps ou est-ce que tu vas me laisser passer ?

Je plongeai sous l'eau pour cacher le cramoisi de mes joues. D'un mouvement habile du corps, je me décalai, laissant à Saska le loisir d'utiliser l'échelle.

J'avais eu la merveilleuse (ou l'horrible ? Je ne savais pas encore) idée de l'emmener faire un brin de trempette à la piscine municipale. Étant donné que nous étions en début d'après-midi, la salle résonnait de cris et d'exclamations d'enfants heureux d'être en vacances, de quelques pleurs de bébés et, çà et là, de conversations d'adultes qui surveillaient leur progéniture du coin de l'œil. Je nageai jusqu'au rebord et appuyai mes coudes dessus, essuyant l'eau qui ruisselait sur mon visage.

— Tu en as mis du temps, dis-je à Saska, qui venait de me rejoindre juste à mes côtés.

Elle n'avait pas plongé la tête. La moitié de ses cheveux ondulait paisiblement dans l'eau, et son corps était brouillé par les vagues incessantes. Elle portait un maillot bleu marine, à la forme très simple, qui se nouait derrière la nuque et creusait un profond décolleté sur le devant. Je me repris et remontai mes yeux vers les siens.

— Figure-toi que la société d'aujourd'hui oblige les femmes à dévoiler un corps parfaitement épilé lorsqu'elles portent des maillots, et que ce n'était pas mon cas. Je me suis fait au moins trois coupures avec mon rasoir.

— Tu m'as fait attendre vingt minutes tout seul pour pouvoir t'épiler les mollets ?

— Chut ! me réprimanda-t-elle en me donnant une tape sur la tête. C'est ta faute.

— Ah, parce qu'en plus tu aurais voulu que je vienne t'aider ?

— Manu ! (Je ris face à sa moue offusquée.) Ce que je veux dire, c'est que tu aurais pu me prévenir avant de m'emmener à la piscine.

— Ça ne m'aurait pas dérangé de voir tes mollets poilus.

— Crétin, souffla-t-elle en se laissant glisser dans l'eau.

Elle poussa contre le mur et alla nager un peu plus loin. Je lui laissai quelques brasses d'avance avant de la suivre et pus aisément observer ses mouvements gracieux qui ne formaient qu'un avec le remous tranquille.

— Tu nages drôlement bien, soufflai-je en arrivant à sa hauteur.

— Tais-toi. Je boude.

— Vraiment ? Je t'ai vexée ?

— Tais-toi, j'ai dit.

Elle détourna la tête, mais pas assez vite pour que je ne remarque pas l'ébauche de sourire qui avait traversé ses lèvres. Elle n'était qu'à moitié sérieuse.

— Je suis désolé, m'excusai-je en tournant sur le dos. Je ne voulais pas te faire de peine. Je te taquinais juste.

Son gloussement étouffé m'interpella. Elle se pinçait la bouche pour ne pas rire et me dévisageait comme si j'étais un parfait idiot.

— Ce que tu peux être sérieux ! C'est moi qui te taquinais, Manu !

Je lui envoyai une pichenette d'eau sur le visage, et elle se vengea par le double. Nous finîmes par faire une bataille qui éclaboussa tous les nageurs dans le bassin, et certains s'en allèrent en râlant. Je ne m'entendais même plus rire.

Un son strident me ramena à la réalité. Un maître-nageur, du haut de son échelle de la tyrannie, nous faisait des gestes pour nous indiquer d'arrêter, sifflet en bouche. Nous lui fîmes signe que nous allions nous calmer et allâmes nager un peu plus loin.

— Je te ferai payer cette humiliation, me promit Saska en se débattant pour garder son menton hors de l'eau.

— Est-ce que je dois avoir peur ?

— Oui. Très.

Je me retins de lui dire qu'avec ses mouvements effrénés et sa bouille ronde qui coulait par intermittence, elle était tout, sauf intimidante. En vérité, elle était adorable. J'avais envie de la serrer contre moi.

— Dis, Manu, on peut aller dans un bassin...

— ... moins profond ?

— ... plus chaud ?

Elle me jeta un regard noir et alla s'agripper à l'échelle. D'un seul élan, elle se hissa hors de l'eau, envoyant des gouttes valser tout autour d'elle. J'étais pétrifié. Mon regard vissé à son corps.

Je ne comprenais vraiment pas pourquoi la société prônait les physionomies minces : qu'y avait-il de repoussant face à deux jambes généreuses ? Une poitrine souriante ? Un ventre rebondi ? En quoi ces courbes et ces arabesques étaient-elles synonymes de laideur ? Mais qu'est-ce que les gens avaient donc contre la cellulite, qui m'apparaissait comme des dunes de sable sur deux collines de chair rosée, ou contre les vergetures, qui étaient des coups de pinceau aléatoires sur la toile de la peau ? Pourquoi vouloir cacher la joie d'une anatomie potelée au profit d'une silhouette squelettique ? Comment Saska pouvait-elle se trouver affreuse alors que sa simple vue me coupait le souffle ?

— Manu, tu me fixes...

— Hein ?

Elle croisa ses bras devant son buste et recula de quelques pas. Non, non, reviens ! Ne cache pas ta beauté !

— Tu me fixes. C'est bizarre.

— C'est parce que j'aime bien admirer une œuvre d'art.

— Ne dis pas des âneries. Je ressemble au bonhomme de Michelin.

— Et c'est moi qui ne dois pas dire d'âneries ?

Je la suivis, secouant la tête pour ébrouer mes cheveux. Elle attrapa le bas de mon maillot et le remit en place, l'un des côtés s'étant amusé à remonter le long de ma cuisse, puis s'éloigna comme si mon contact pouvait la brûler. Je ne pus m'empêcher de sourire.

— On dirait un mauvais film. Le beau gosse qui traîne avec la moche. Quand est-ce que tu me révèles que tu as une petite amie et qu'elle est mannequin ?

— Je n'ai pas de petite amie. Je ne tombe pas amoureux d'un corps, Saska, je tombe amoureux d'une personne.

Elle garda le silence jusqu'à ce que nous atteignions le jacuzzi, moins frais, plus petit, et surtout, avec des bulles. Nous nous installâmes l'un à côté de l'autre, en face d'un couple âgé qui semblait en pleine extase.

— Je n'arrive jamais à m'asseoir sur ces trucs, râlai-je en cherchant une position confortable. Je remonte toujours à la surface.

— C'est parce qu'il faut que tu gardes tes pieds vers le bas, sinon ton bassin va suivre.

J'obéis et ma jambe chevaucha malencontreusement la sienne. Je m'excusai et me décalai de quelques centimètres, tâchant d'ignorer combien nous avions tous deux rougi.

— Ça ne marche pas, ta technique.

— Tu es trop léger...

— Je pèse quatre-vingts kilos.

— Pardon ?! Mais où est-ce que tu les caches ?

— Dans les quinze centimètres au-dessus du sommet de ta tête.

Elle rit et passa sa main dans mes cheveux, comme pour vérifier qu'ils étaient bien là. Elle sembla se rendre compte de son geste et ramena immédiatement son bras contre elle.

— Ça ne me dérangeait pas, murmurai-je. (Un silence de quelques secondes s'installa, et je devinai qu'elle ne savait pas quoi répondre.) Tu peux me toucher la tête.

— Vraiment ?

— Puisque je te le dis.

Ses doigts se perdirent à nouveau contre mon crâne. Elle massa ma nuque, doucement, avec une timidité évidente, et parut encore plus désemparée lorsque je me penchai vers elle, ma tempe à quelques centimètres de son épaule. Je n'osais pas la poser : et si elle me repoussait ? Mais, finalement, ce fut elle qui m'attira contre sa peau d'une petite pression et continua de se balader sur mon cuir chevelu, comme si de rien n'était. Sans rien dire. En exprimant tout.

Je fermai les paupières et oubliai l'écoulement du temps. Sa main douce appliquait comme un baume sur tout mon être, et je lâchai un profond soupir qui me sembla plus rauque que d'habitude. Saska frissonna contre moi.

— Est-ce que parfois ça t'arrive de penser à quelqu'un et de ressentir une peur sourde mêlée à un bonheur total ? chuchota-t-elle si bas que je crus imaginer sa voix.

— Mmm... Je ne sais pas. À qui tu penses ?

— À personne. Oublie.

Au contraire. J'avais le sentiment que ce n'était pas le genre de paroles que j'allais oublier de sitôt. Ses doigts se promenèrent sur mon front, et ce fut comme atteindre le nirvana. Comment un simple effleurement pouvait-il avoir tant d'effet ?

J'eus la stupide envie de poser ma main sur sa cuisse, pour lui montrer que, moi aussi, j'étais là pour elle, mais je me ravisai au dernier moment en songeant que c'était un geste trop intime, et surtout bien trop envahissant. À la place, je marmonnai de contentement, ce qui la fit glousser.

— T'es qu'un gros chat, dit-elle alors que ma tête suivait les rebondis de son épaule.

— J'aime bien les chats. C'est calme et ça dort tout le temps.

— C'est hautain, sauvage et incontrôlable. Je préfère les chiens. Un gros chien tout affectueux...

— Ah non ! Promets-moi qu'on n'aura jamais de chien !

— On ?

Je me pinçai les lèvres. Rarement je n'eus à ce point envie de remonter dans le temps. Est-ce qu'il était possible, en le souhaitant suffisamment fort, de disparaître à tout jamais ?

— Non, je... je ne voulais pas dire, je pensais juste... Pas qu'on allait avoir un animal ensemble, mais tu sais, on est voisins, et... et... tu vois où je veux en venir ?

— Non, vraiment pas.

— C'est, hum... comment dire... ? Tu vois, on habite à côté, et on va passer un mois dans la maison de tes parents, alors le « on » est sorti tout seul, mais je ne voulais pas dire... je ne pensais pas...

Elle recommença à caresser ma tête, et je me tus, à court de mots. Je ne faisais que m'enfoncer. Alors, je manquai de lui demander de répéter lorsqu'elle répondit :

— J'aimerais bien que nous ayons un animal, un jour. Ensemble.

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