28. Ne me fuis pas

Saska

Le mois de novembre avait filé à une vitesse ahurissante. Il fallait dire, le temps avec Emmanuel ne semblait jamais assez long. À chaque fois que nous étions obligés de nous saluer, le soir, et de rentrer dans nos appartements respectifs, je n'avais qu'une seule envie : être au lendemain. Même l'avoir à mes côtés toute la journée, dans la boutique, et toute la soirée, parfois en compagnie de Lucas et Terrence, ne me suffisait pas. Je n'expliquais pas vraiment cette sensation. C'était comme s'il réchauffait un bloc de glace en moi dont j'avais fini par oublier l'existence.

Nos anniversaires étaient arrivés trop vite, eux aussi. Tellement vite que nous avions oublié de nous le souhaiter. Pour notre défense, nous nous étions soigneusement appliqués à dissimuler la date l'un à l'autre. Il avait désormais vingt-huit ans, et moi, vingt-six. J'avais eu un petit coup de blues en prenant conscience que je vieillissais. Un jour, j'allais mourir. Mais le petit démon sur mon épaule avait tenté de me rassurer en susurrant que Carlos, doué d'une amabilité exemplaire, allait certainement m'achever avant que je n'aie le temps d'avoir des cheveux blancs. Je n'allais donc pas vieillir. Youpi !

C'était avec ce genre de pensées que je m'endormais chaque soir, la peur au ventre. Pour en rajouter une couche, le moment fatidique où j'allais passer quasiment un mois entier en compagnie d'Emmanuel dans la maison de mes parents approchait. Sur le coup, quand j'avais appelé ma mère, je trouvais la perspective fort plaisante, mais, désormais, j'essayais de me convaincre que je ne regrettais pas. J'avais la trouille. La trouille de croiser mes parents, la trouille de côtoyer Emmanuel aussi intimement pendant tant de jours, la trouille de passer Noël avec quelqu'un, la trouille de voir Carlos à chaque virage. Parce que depuis qu'il avait tenté d'écraser l'homme assis juste à mes côtés, je ne pouvais plus dormir sur mes deux oreilles. Je sentais une épée de Damoclès me chatouiller la nuque à chaque seconde.

— Saska, tu m'écoutes ?

Je sursautai au son de la voix d'Emmanuel. Retour au présent : j'étais dans sa voiture rouge, la tête contre la vitre, et nous étions en chemin pour la maison de mes parents. Nos valises se cognaient dans le coffre, et ma bouteille d'eau ne cessait de se balancer à mes pieds dans un bruit de glouglou répétitif.

— Q... quoi ? Non, désolée...

— Je disais qu'on était arrivés à Caen. Plus qu'une petite heure.

Je redressai le nez et observai le monde extérieur – en effet. Les immeubles et boutiques défilaient autour de nous. La pluie qui tombait depuis que nous étions partis formait une symphonie apaisante contre le toit de la voiture, et je fus brièvement distraite par le mouvement des essuie-glaces. Gauche. Droite. Gauche. Droite.

— Saska ?

— Pardon, je... je me suis encore perdue dans mes pensées. Tu disais ?

— Je te demandais si tu voulais que je m'arrête t'acheter quelque chose de chaud. Tu sembles complètement épuisée.

C'est parce que je ne dors plus. Carlos me hante de son omniprésence sans même prendre la peine d'être là.

— Je veux bien. Excuse-moi, je suis un peu sur les rotules.

— Il n'y a pas de souci. Vraiment. Tu pourras dormir pendant le trajet qu'il nous reste, si tu as besoin.

Je lui souris simplement. Mes paupières s'affolèrent, mon esprit s'embruma, et je dus lutter pour ne pas somnoler. Ça sentait bon dans cette voiture. Ça sentait Emmanuel. C'était calmant.

Cinq minutes plus tard, il se gara juste devant une boulangerie et me dit de ne pas bouger avant de sortir. Je l'observai trottiner hors de l'habitacle, sous la pluie, et le perdis de vue lorsqu'il franchit le seuil. Mon cœur se serra si fort qu'il me parut disparaître.

Pour moi. Il faisait ça pour moi. Il venait une trentaine de jours chez mes parents pour moi. Il avait assisté à un repas catastrophe pour moi. Il avait affronté Carlos pour moi. Et jamais à un seul instant il n'avait perdu patience. Il était toujours doux, prévenant, et ne me touchait jamais avant que je ne lui en aie donné la permission. Il n'était jamais en colère contre moi. Il n'avait jamais envie de me rabaisser, de me soumettre, de me frapper, de me violer.

En un mot, il avait du respect envers moi.

Ma peau brûla lorsque je songeai que, seize mois plus tôt, j'étais piégée dans une relation avec un homme abusif qui me traitait comme un animal, comme un défouloir à sa fatigue, un jouet à son désir, une poupée qu'il pouvait casser et recoller à volonté. Et, désormais, Emmanuel courait sous la pluie pour aller m'acheter un en-cas parce que j'étais un peu fatiguée.

Je me frottai les avant-bras pour les réchauffer. Est-ce que c'était un rêve ? Est-ce que j'allais me réveiller, d'un instant à l'autre, sur le tapis aux pieds du lit de Carlos ? Est-ce que si j'avais le malheur de fermer les yeux, je verrais deux pupilles vertes en les rouvrant ?

« Souviens-toi que tu n'es pas quelqu'un, tu es quelque chose », avais-je entendu en sentant une botte s'abattre sur mes côtes meurtries.

« Je suis convaincu que tu es plus forte et méritante que tu sembles le croire », m'avait-il dit en me caressant le dos de la main.

« C'est ta faute, tu m'as allumé, je ne pouvais pas faire autrement », avais-je discerné parmi mon voile de douleur tandis qu'il remettait son caleçon.

« Je peux te faire la bise ? » m'avait-il demandé avec une lueur d'espoir dans ses yeux d'or fondu.

« RÉPONDS-MOI ! » avais-je distingué par-dessus mes pleurs étouffés.

« Tu n'es pas obligée de répondre », m'avait-il murmuré pour me libérer d'une situation oppressante.

« Va me chercher une bière, salope », avais-je saisi entre deux remarques salaces à l'haleine bien trop alcoolisée.

— Me revoilà. Je t'ai pris un croissant, un pain au chocolat et un thé matcha au miel avec trois sucres. Tu veux autre chose ? me dit-il en s'asseyant sur son siège.

Lorsque je tournai la tête vers Emmanuel, qui tenait deux sachets en papier dans une main et un porte-gobelet garni de deux boissons dans l'autre, mes joues étaient trempées.

— Saska ! Qu'est-ce qui se passe ? Non, ne... ne pleure pas, ma belle, qu'est-ce que j'ai fait ? C'est tes parents ? Tu as mal quelque part ?

Oui. Au cœur, songeai-je en essuyant mon visage de ma manche.

— C'est... Ce n'est rien, la fatigue, et... et...

Et les souvenirs. Pouvais-je le dire à voix haute ?

Il posa ses achats sur le tableau de bord et trouva un moyen de rapprocher sa carrure imposante de mon siège. Lentement, à l'affût de la moindre de mes réactions, il glissa ses bras derrière mes épaules et m'attira contre lui. Je laissai ma tête s'enfouir dans son cou sans lui rendre son étreinte.

— Ça va bien se passer, Saska, OK ? Ce sera juste nous deux, personne d'autre et, si jamais quelque chose tourne mal, on n'aura qu'à rentrer à Paris. Je ne laisserai personne t'approcher sans ton consentement, d'accord ?

Et par personne, il voulait dire Carlos, nous le savions aussi bien l'un que l'autre. Je retins mes hoquets du mieux que je pus, encore plus dévastée par sa gentillesse touchante. Je préférais presque être blessée : la douleur, je connaissais. La tendresse, elle, me mettait dans tous mes états.

— M... merci, Manu.

— Ne sois pas triste, s'il te plaît, ça me déchire de te voir en larmes. J'ai envie que tu sois heureuse.

Ce furent ces mots-là qui me firent céder. J'enroulai mes mains dans son dos et le serrai de toutes mes forces. Son pull humide ne m'empêchait pas de deviner sa peau chaude – il sentait la pluie et le déodorant pour hommes. Des odeurs rassurantes. Des odeurs familières. Le soupir qui lui échappa lorsque je le câlinai à mon tour me fit prendre conscience que je n'étais pas la seule à être perdue et à me retrouver dans un autre.

Pitié, Emmanuel, ne me lâche jamais... parce que j'ai décidé de m'accrocher à toi.

— Saska ? Nous sommes arrivés. C'est l'heure de se réveiller. Saskaaaa.

J'émergeai difficilement de mon rêve. Mon premier réflexe fut de m'étirer, malheureusement, quelque chose de dur était dans mon chemin, et la chose lâcha un juron lorsque je cognai mon poing dedans.

— Ouch, Sas', je ne savais pas que tu avais une gauche aussi dévastatrice.

— Hein ?

J'ouvris enfin les yeux et regardai les alentours pour me repérer. Emmanuel se tenait la mâchoire, le regard rieur, et ma nuque me faisait un mal de chien à force d'avoir dormi la tête penchée.

— On est arrivés.

Coup d'œil à l'extérieur. La maison jaune de mon enfance se profilait devant nous, et oh, miracle, il avait cessé de pleuvoir ! La vision aurait presque pu être agréable si j'avais ignoré qui m'attendait à l'intérieur.

— Merde ! larguai-je sans réfléchir.

— Waouh ! Tu ne dis jamais de gros mots d'habitude, rit Emmanuel en détachant sa ceinture. Allez, viens, plus vite ce sera fait, plus vite ils s'en iront.

Mes parents attendaient notre arrivée pour neuf heures du matin, afin de nous donner les clés de la maison, les quelques tâches ménagères qu'il ne fallait pas oublier et... revoir leur fille.

Je me détachai à mon tour et sortis de la voiture. Emmanuel ouvrit le coffre et, en éternel gentleman, attrapa nos deux valises sans un mot.

— Eh, je peux porter la mienne, elle ne pèse presque rien !

— Je sais. Je ne le fais pas parce que je te crois faible, c'est juste de la galanterie.

Je fis semblant de bouder, et c'est en gloussant que nous sonnâmes à la porte. Cet idiot avait le chic pour me faire oublier que j'étais stressée. Ma mère apparut quelques secondes plus tard, parfaitement maquillée et coiffée, un immense sourire aux lèvres. Je perdis le mien par la même occasion.

— Nandhinie !

— Saska.

— Saska, pardon, c'est l'habitude. Désolée, ma chérie. Bonjour, Emmanuel, vous allez bien ?

Alors qu'ils commençaient à échanger des banalités, Emmanuel faisant la discussion à ma place (et Dieu que je lui en étais reconnaissante), nous entrâmes tous deux et nous déchaussâmes par réflexe. Mon père était quelques mètres plus loin, mains derrière le dos, et arborait un fin sourire à mon intention.

— S... salut, p... p... papa.

Oh, non, je commençais à bégayer. Mayday, mayday, mayday ! Ce n'était pas au programme. Il fallait que je me calme. Il fallait que je respire. Ce n'était que mon père, il n'allait rien m'arriver. Rien du tout.

— Bonjour, Saska. Comment vas-tu ? Le trajet s'est bien passé ?

— Oui.

Grâce à Emmanuel, oui, songeai-je en me pinçant les lèvres.

Nous restâmes plantés l'un devant l'autre, n'osant pas faire un geste. Les coutumes auraient voulu que je l'enlace, que nous nous fassions la bise, ou au moins nous serrer la main, mais un espace infranchissable nous séparait. Je ne pouvais pas le toucher, je n'en avais pas envie. C'était trop étrange, trop... inconnu.

— J'ai fait quelques meringues pour toi, lâcha-t-il à mi-voix en jetant un coup d'œil à la porte de la cuisine.

— Oh, c... c'est... gentil, papa, mais... ce n... n'était...

— Ne me dis pas que ce n'était pas la peine, Saska, je ne l'ai pas fait pour que tu te sentes reconnaissante envers moi. Je l'ai fait parce que... j'avais juste envie de te faire plaisir.

Un sourire cruellement triste étira ses lèvres.

— Dis, tu feras des plateaux télé avec ton Manu ? Pour moi ?

— Oui, répondis-je sans hésiter.

Pour lui.

— Et pour toi ?

— Moi ? M... mais pourq... quoi ?

Il secoua la tête. Je vis brièvement passer Emmanuel et ma mère dans les escaliers, cette dernière semblant être en train de faire visiter la maison à son précieux invité.

— Adélaïde a raison, tu as hérité de mon côté désintéressé. Parce qu'il faut faire les choses pour soi avant de les faire pour les autres, ma puce.

Ça semblait tellement évident, dit comme ça. Mais avait-il déjà été battu pour l'avoir fait ?

Je n'aimais pas cette conversation. Je n'aimais pas cette maison. Je n'aimais même pas les meringues. Mais, oh, même si c'était contre ma volonté, j'aimais mon père.

— J... je tâcherai d'y songer. Et puis, Emmanuel veille scrup... scrupuleusement à ce que je prenne soin de m... moi.

— C'est quelqu'un de bien ?

— Non. C'est le meilleur.

Nous rîmes ensemble. Je n'avais pas pensé avant de parler, comme il m'arrivait bien trop souvent concernant Emmanuel, pourtant, je ne regrettais absolument pas. J'étais sincère, et rire avec mon père m'enlevait un poids immense des épaules.

— Tant mieux. S'il te rend heureuse, c'est le principal.

— Vincent, c'est mon rôle de faire la maman poule, pas le tien ! cria ma mère depuis le premier étage.

Nous levâmes la tête et nos sourires se rencontrèrent. L'espace d'un instant, ce fut nous trois, rien que nous trois. Puis Emmanuel apparut dans mon champ de vision, et ce fut nous quatre. Presque comme une famille.

— Adèle, il ne faudrait pas traîner, tu sais, nous allons finir par rater l'avion. Nous devrions laisser Saska et son ami Emmanuel s'installer.

— Oui, oui, je lui montrais juste sa chambre, la salle de bains, les toilettes, le placard à balais et...

— Je te rappelle que Saska a vécu ici la majorité de sa vie. Elle connaît cette maison comme sa poche.

Par réflexe, j'enfonçai ma main dans cette dernière. Vide. À l'image des dix-huit ans que j'avais passés ici.

— Bon. J'ai laissé un papier sur la table avec les instructions pour le lave-linge, ma chérie, fit ma mère en redescendant les escaliers. Il faut faire attention à la température, parce qu'une fois, je me suis retrouvée avec toute une machine taille XXS.

— Adélaïde, vous vous faites trop de soucis. Nous sommes adultes, assura Emmanuel, qui la talonnait. Je pense qu'à deux, nous pourrons arriver à bout d'un pauvre lave-linge.

— Ne sous-estimez pas la perversité de l'électroménager ! Et méfiez-vous de la machine à toasts, aussi, elle fait sauter le pain jusqu'au plafond.

Et ce fut ainsi jusqu'à ce qu'ils soient dehors. Ma mère qui nous mettait en garde de tous les dangers de la maison, mon père qui lui rappelait de se dépêcher, tandis qu'Emmanuel lui répétait que tout allait bien et que nous étions responsables. Je n'ouvris la bouche que pour leur dire au revoir. À l'instant où la porte se claqua derrière eux, Manu se tourna vers moi et lâcha un profond soupir.

— J'ai bien cru qu'elle allait carrément nous dire de ne pas aller aux chiottes au risque de tomber dans le trou, souffla-t-il.

— Elle a toujours été comme ça. Tu as envie de quelque chose ?

— De t... de... d'aller aux toilettes. Excuse-moi une minute.

Il se précipita à l'étage comme s'il avait le feu aux fesses – quoique, ce n'était peut-être pas du feu. Je pris une longue respiration et avisai de ma valise qui était gentiment restée près du seuil.

Après l'avoir montée dans mon ancienne chambre et ouverte sur le lit, sans néanmoins avoir la force de la vider, je retrouvai Emmanuel dans la cuisine, fixant la plaque de meringues laissée par mon père d'un œil assassin. Je fouillai le frigo en quête de quelque chose à me mettre sous la dent et finis par boire du jus d'orange au goulot. Je faillis m'étouffer avec la pulpe.

— Est-ce que tu comptes en manger ? demanda-t-il avec un dégoût apparent qui m'étonna.

— Des meringues ? Non, je ne suis pas trop fan.

— Moi, je déteste. Qu'est-ce qu'on en fait ?

— Je ne sais pas... des pyramides ?

Nous rîmes de bon cœur et, quelques secondes plus tard, les pauvres meringues se retrouvèrent empilées les unes sur les autres par un Emmanuel tout excité. Je le laissai faire, un sourire aux lèvres, ne pouvant m'empêcher d'être attendrie par son comportement enfantin.

— Tu as prévu des activités pour les prochains jours ? me demanda-t-il, langue tirée sous l'effet de la concentration.

— Non. Je n'ai pas vraiment d'idées.

— Ça tombe bien, parce que, moi, j'en ai des tonnes. Je les ai même écrites sur un papier. Ma poche arrière, la droite.

Je tendis le bras et tentai d'extirper ledit papier sans toucher sa fesse, ce qui fut un parfait échec. Les joues brûlantes, je dépliai la feuille froissée et noircie d'une jolie écriture ronde.

Cinéma
Piscine
Shooting photo
Coloriage géant
Marché de Noël
Karaoké
Atelier pâtisserie
Promenade
Lecture
Puzzles
Concours de dessins
Jeux vidéo
Jeux de société
Peinture
Film

— « Coloriage géant » ?

— J'adore les coloriages, dit-il en se redressant pour admirer son œuvre. Pas toi ? Parce que je pensais acheter un mandala géant qu'on puisse faire à deux.

— Euh si, si, c'est une excellente idée.

À vrai dire, j'étais un peu effrayée par toutes ces choses à faire. « Piscine » ? « Shopping » ? « Karaoké » ? Est-ce qu'il voulait tenter de m'achever durant notre séjour ? Me promener en maillot, acheter des vêtements et chanter devant lui étaient bien les dernières choses que je me sentais capable de faire. S'en rendait-il compte ? Ou s'en fichait-il ?

Non, Emmanuel ne se fichait pas de moi. Il était toujours attentif à mon bien-être, comme si me voir heureuse était son unique but dans la vie. Je ne comprenais pas trop pourquoi, mais il se trouvait que c'était le cas, alors... il comptait vraiment nous faire faire tout ça ?

— Tu sembles sceptique, remarqua-t-il.

— Absolument pas. (Je renversai la tête en arrière et finis le reste du jus d'orange d'une seule traite.) Bon, d'accord, un peu.

— Ne t'inquiète pas, ce sont juste des idées, tu n'es pas obligée d'être d'accord. Et maintenant que je les relis, elles paraissent vraiment enfantines... Entre « Atelier pâtisserie » et « Concours de dessins », c'est vrai que ça n'a pas l'air très vendeur.

— Tu veux que je te dise ? Ça me ferait vraiment plaisir de pâtisser et dessiner avec toi. Pour de vrai.

Son regard s'illumina d'un tel bonheur que j'en fus une seconde désemparée. Était-ce vraiment moi qui le rendais si radieux ? Avais-je un tel pouvoir sur lui ? Mais pourquoi ? Comment ? Et si jamais je lui faisais du mal sans le vouloir ? Mais comment pouvais-je avoir la possibilité de rendre quelqu'un... joyeux ? Mince, pourquoi est-ce que je me posais autant de questions inutiles ?

— Tu sais, Sas', tes yeux sont vraiment expressifs.

Y voyait-il combien j'avais peur de moi ?

— Qu'est-ce qui se passe ? fit-il en se rapprochant.

J'eus le réflexe de reculer, et ce simple mouvement brisa l'instant éphémère de légèreté qui nous reliait. Il nous ramenait sur Terre, mettait les compteurs à zéro : j'avais la trouille. Je n'étais pas une fille à l'aise en public, qui riait et blaguait à tout-va, qui laissait les garçons mignons l'approcher. Ça, c'était le rôle de Clémentine, et elle le remplissait à la perfection. Moi, je fuyais, je me taisais, et j'avais peur du moindre geste brusque. Je n'étais pas la princesse des contes de fée, qu'importe combien Emmanuel ressemblait à un prince charmant. Et combien Carlos était la méchante reine.

Mais la vie n'était pas un conte pour enfants, pourvu du bien et du mal. Pour preuve, je n'étais aucun des deux. Emmanuel non plus. Et Carlos pouvait se montrer de la meilleure des compagnies lorsqu'il le voulait bien. La vie n'était qu'une succession de nuances, de changements, d'évolutions, et nous-mêmes ne restions pas semblables à la personne que nous étions la veille. Il n'y avait pas de bons et de méchants : simplement des gens qui se battaient pour ce en quoi ils croyaient. Alors, finalement, était-ce si mal de ne pas être la princesse ? Était-ce si mal de ne pas vivre une idylle et pourtant d'aspirer, un jour, au bonheur ? Était-ce si mal de ne pas être la parfaite héroïne et de s'en contenter ?

Était-ce trop demander que d'être imparfait ?

— Saska, s'il te plaît, ne me fuis pas.

Une poignée de mots. Ce n'était qu'une poignée de mots. Et pourtant, ils heurtèrent mon cœur comme des milliers de dagues enragées.

C'était moi qui avais fait promettre à Emmanuel de ne jamais avoir à le supplier, lui, pour qu'il reste à mes côtés. Finalement, c'était moi qui me recroquevillais au moindre signe d'approche. Ç'aurait presque pu être ironique si la situation n'était pas si triste. Mais pouvais-je me le reprocher ? Pouvais-je me blâmer de ne pas encore en être capable ? Guérir était long, toujours trop long, mais était-ce un prétexte à mon injustice ?

— Pardon...

Que pouvais-je faire à part m'excuser ? Je n'étais de toute façon capable de rien d'autre. Baisser les yeux et me châtier en silence était ce que je faisais de mieux.

— J'aimerais juste, Sas', quand est-ce que tu arrêteras d'avoir peur de moi ?

— Ce n'est pas toi, répondis-je dans un chuchotis. Ça n'a jamais été toi.

— C'est lui, c'est ça ? C'est de lui que tu as peur.

Oh, non ! Tout, sauf cette question. Emmanuel, je suis prête à me mettre à genoux pour que ce qui trotte dans ta tête ne franchisse jamais la barrière de tes lèvres. J'avais déjà donné beaucoup : une ébauche de ma confiance, une partie de mon cœur, un morceau de mon âme. Mais ça, je ne pouvais pas.

— Saska, qu'est-ce qu'il t'a fait ?

Il m'avait tuée.

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