26. Le mentor
Emmanuel
— Kiss me hard before you go, summertime sadness...
L'esprit léger, le pas dansant, les mains peinant à tenir les deux gobelets de thé brûlant, je ne savais pas ce qui était le plus surprenant en cette matinée : que je sois de bonne humeur un lundi matin, ou que Lucas vienne à l'instant de m'annoncer qu'il était en couple. Lorsque, comme d'habitude, j'étais passé lui commander deux boissons chaudes pour Saska et moi avant de la rejoindre à sa boutique, il m'avait présenté un homme à la peau noire qui me dépassait d'une tête et qui arborait un magnifique sourire.
« Manu, voici Terrence. Il est PDG d'une importante entreprise de produits biologiques.
— Oui, enfin, ce n'est pas le plus important. Enchanté. Vous êtes Emmanuel ? Lucas parle souvent de vous.
— Oui, c'est m...
— Mais si, c'est important ! C'est parce que je suis fier de toi que je dis ça, pas pour te vanter ! »
Terrence avait soupiré, tourné vers la tête vers Lucas et, lorsque leurs regards s'étaient scellés, j'avais vu quelque chose de magnifique : de l'amour sincère. Ils m'avaient raconté qu'ils s'étaient rencontrés... autour d'un citron. Lucas comme Terrence faisaient souvent des ateliers de cuisine comme hobby, et c'était en voulant prendre le même citron qu'ils s'étaient vus pour la première fois. À la suite de ça, ils s'étaient régulièrement fréquentés, et avaient fini par craquer l'un pour l'autre. Cette nouvelle m'avait vraiment rendu joyeux. L'homme que je considérais désormais comme mon meilleur ami était heureux, et ça me suffisait largement pour l'être aussi.
À présent, j'empruntais le même chemin que d'habitude pour me rendre à la boutique, écoutant Summertime Sadness à fond. Depuis deux semaines, je restais auprès de Saska et Zoée de huit à dix-neuf heures, installé dans un petit coin aménagé juste à mon intention derrière les rangées de livres, près d'une fenêtre qui réussissait miraculeusement à prendre le soleil durant l'après-midi. Accompagné de mon ordinateur et de mes innombrables tasses de café, j'essayais de toutes mes forces d'avancer mon manuscrit, mais je refusais de m'avouer que je passais le plus clair de mon temps à observer Saska en douce entre les rayons.
Je ne pouvais pas m'empêcher. C'était comme si mes yeux étaient aimantés à sa silhouette et, chaque fois qu'elle me surprenait à la fixer, le sourire qu'elle m'adressait était suffisant pour anéantir tout ce sur quoi je tentais de me concentrer. Le monde n'existait plus l'espace de quelques secondes. Ou du moins, si, il existait encore, mais en elle.
— I just wanted you to know that baby, you're the best.
Je n'étais pas dupe. Je savais que lorsque l'esprit bataillait pour se convaincre qu'il n'y avait pas de sentiments, il était trop tard, le combat était perdu d'avance. Mais je n'étais pas capable de résister au charme brisé de Saska. Le pire, c'était quand elle venait me voir pour savoir si j'allais bien ou me demander si j'avais envie de quelque chose. Il me fallait mobiliser toute ma volonté pour faire des phrases cohérentes et ne pas toucher sa main, son visage, n'importe quoi qui pouvait me rapprocher d'elle, et je me rendais compte seulement lorsqu'elle s'éloignait que je retenais mon souffle. Parfois, quand elle passait près de moi, j'oubliais comment respirer.
Je tournai à l'angle et faillis percuter quelqu'un. Après quelques excuses et un sourire poli, je repris ma route en chantonnant. Mes doigts commençaient à brûler autour des gobelets, mais je n'y prêtais pas particulièrement attention, trop pressé à l'idée de voir Saska.
— I got that summertime, summertime sadness. S-S-Summertime, summertime sadness.
Je passai entre deux voitures garées pour traverser, et me penchai pour vérifier que je ne risquais rien : personne à l'horizon. Je repris ma marche, attentif à ne pas renverser les thés.
À partir de ce moment, tout se passa très vite.
D'abord, ce fut le crissement des pneus qui alerta un instinct primitif enfoui en moi. J'eus à peine le temps de tourner la tête et de me jeter en avant, sur le côté de la route, alors qu'un minivan noir me frôlait de quelques centimètres. Je poussai un hurlement, quelque chose de chaud trempa mes manches, mon crâne heurta le goudron, ma joue s'érafla contre la caillasse, mes genoux cognèrent le sol, et tous mes sens s'exacerbèrent au point où je crus en devenir sourd. Le bruit de moteur disparut au premier tournant.
Il me fallut quelques secondes pour comprendre ce qui s'était passé. Les gobelets s'étaient renversés sur moi, un liquide poisseux s'étalait sur mon visage, mais je m'en fichais : on venait de tenter de m'écraser. Et la personne au volant avait failli réussir.
Le choc me clouait sur place. Trois adolescentes vinrent vers moi pour me demander si j'allais bien, et je leur assurai que je n'avais rien de cassé. Elles m'aidèrent à me relever et s'en allèrent dès qu'elles furent certaines que j'étais à l'abri sur le trottoir. Je les remerciai, l'esprit sonné, et repris ma route en titubant.
Le chaos de mes pensées se tordait et distordait inlassablement. Qui ? Comment ? Pourquoi ? Qu'avais-je fait ? Était-ce un accident ou une véritable intention meurtrière ? Mais qui pourrait nourrir une telle haine à mon égard ? Finalement, un mot parvint à prendre le dessus sur les autres : Carlos.
« J'aimerais juste que tu saches que, désormais, tu es en danger. Je ne peux pas trop t'expliquer pourquoi, mais tu as éveillé la colère de Carlos, et elle ne se tarira pas avant qu'il ne t'ait fait regretter cette humiliation. »
Les paroles de Saska prirent tout leur sens. Au début, je ne l'avais pas crue : que pouvait faire Carlos contre moi ? Mais, désormais, je comprenais l'ampleur de sa folie. Il n'était pas le chanteur que ses fans idolâtraient. Il n'était pas l'homme charmant qui souriait lors des interviews. Il n'était pas l'enfoiré que j'avais rencontré dans la rue.
C'était un détraqué. Et il cherchait à s'en prendre à moi.
⁂
Le froid me mordait les joues. Ma respiration formait des halos gris autour de moi et, lorsque je tirai le petit papier froissé de ma poche, je vis que mes doigts tremblaient autant que mes mâchoires. Ce premier jour de novembre était particulièrement rude, surtout au nord de la France : la température avoisinait les 0 °C. Je vérifiai l'adresse que j'avais sous les yeux, griffonnée à la hâte, et relevai le menton vers la petite maison solitaire devant laquelle je m'étais garé. Aucun doute. C'était la bonne.
Deux autres semaines s'étaient écoulées depuis qu'on avait tenté de m'écraser. Après, plus rien : c'était comme si je l'avais rêvé. Néanmoins, je restais sur mes gardes et prenais régulièrement des nouvelles de Saska, bien plus inquiet pour elle que pour moi. Peut-être que Carlos avait jeté l'éponge. J'essayais d'y croire, même si ça me paraissait trop beau pour être vrai.
J'avançai jusqu'au perron et enfonçai mon doigt sur la sonnette. De l'extérieur, j'entendis le ding, dong qui s'ensuivit, et me mis à trépigner. J'avais vraiment trop froid.
Les secondes passèrent. Je me mis à douter : et si je m'étais trompé ? Et si toutes mes recherches avaient été vaines ? J'avais passé toute la fin du mois d'octobre à remplir ma part du défi que Saska m'avait lancé, à savoir retrouver mon ancien prof d'anglais avec qui j'avais été si proche et qui avait disparu de ma vie si soudainement. Terrence et Léopold m'avaient beaucoup aidé, étant donné qu'ils avaient chacun un réseau de contacts assez important, et nous avions fini par dégotter un numéro de maison dans un village complètement perdu. J'étais parti tôt ce matin pour m'y rendre, et je commençais à me demander si ça n'avait pas été une mauvaise idée.
Alors que je me préparais à faire demi-tour et rentrer chez moi, vaincu, la porte s'ouvrit. Le professeur que j'avais connu durant mon adolescence n'avait presque pas changé, hormis quelques cheveux blancs qui illuminaient ses tempes. Il me regarda, je le regardai, nous nous regardâmes, avant que je ne me souvienne qu'il fallait que je brise le silence.
— Monsieur Bussy, bonjour, je suis...
— Emmanuel William Artem, classe de cinquième en 2005, oui, je me souviens. (Il me jugea de haut en bas.) Dis donc, tu as drôlement poussé, petiot.
— V... vous vous souvenez de moi ?
— Bien sûr. Alors, est-ce que l'adolescent dans la lune est devenu l'écrivain qu'il rêvait d'être ?
Ma respiration laissa échapper une fumée qui se dissipa autour de nous. Je frissonnai.
— C'est justement à propos de ça que je suis venu jusqu'à vous.
Il me dévisagea de nouveau, l'air bien plus grave. L'adulte et l'enfant disparurent. Désormais, c'était d'homme à homme.
— Entre.
Il ouvrit la porte et se dégagea pour me laisser passer. J'obéis sans discuter, bien trop content d'avoir un endroit chaud où m'abriter.
Je tombai immédiatement sur une femme entre deux âges, l'air peureux, qui était appliquée à monter un meuble. Je la saluai avec un sourire, et elle s'enfuit du salon sans un mot.
— Ma femme. Je suis désolé, elle a une peur bleue des étrangers, fit M. Bussy en me rejoignant.
Je songeai brièvement à Saska qui, elle aussi, avait fui mon contact les premières semaines. Et quand je me rappelai que, la veille encore, je l'avais serrée dans mes bras à la fin d'une journée plutôt éprouvante pour la réconforter, je me rendis compte comme notre relation avait évolué.
Mais jamais elle ne me fera entièrement confiance.
— Est-ce que je te sers quelque chose ? Thé, café, jus de fruits ?
— Vous avez de l'alcool ?
Il rit dans sa barbe en se dirigeant vers sa cuisine, et j'enjambai le meuble à demi monté pour m'asseoir sur le canapé. La voix de mon ancien professeur retentit :
— Whisky, cognac, absinthe ?
— Je suis plutôt whisky, mais prenez quelque chose de déjà ouvert.
Il revint, une flasque à moitié remplie et deux verres à whisky en main. Il s'assit à côté de moi et entreprit de nous servir, en silence, puis but une gorgée avant de faire tourner sa boisson entre ses doigts.
— Alors, gamin, qu'es-tu devenu ?
— Tout, sauf l'homme que j'aurais aimé être.
— Bois un coup. On ne fait pas d'aveu avant d'avoir la langue étanchée.
J'obtempérai et fis glisser une longue quantité d'alcool entre mes lèvres. La saveur chaude me brûla le palais, bientôt remplacée par l'arôme plus doux et plus rond de fruits. Je fermai les paupières quelques secondes et pesai mes mots – je n'étais pas venu ici pour rien.
— Je suis artiste, mais complètement fauché. J'arrive à peine à payer mon loyer. J'ai reçu un bon héritage de mon géniteur, mais...
— Toutes mes condoléances.
— C'était un abruti, ne le regrettez pas. J'essaye d'économiser le plus possible. Les seuls euros que j'ai dépensés de cette fortune étaient pour inviter une fille à un restaurant, mais depuis... eh bien, je vis sur le fil du rasoir.
— Ah, les femmes ! La plus grande énigme de ce monde, pas vrai ?
Le visage de Saska envahit mon esprit. Son odeur. Son sourire. Sa voix. Ses complexes, ses failles, ses larmes. Un creux glacial me comprima ma poitrine et je mis du temps à me rendre compte que je ressentais du manque.
— Ouais. Celle-là en particulier.
Je bus une nouvelle lampée.
— Emmanuel, j'imagine que tu n'as pas sonné chez moi sans raison. En fait, je me demandais quand je te reverrais.
— Vous saviez que j'allais venir ?
— Je savais que tu allais un jour essayer de me retrouver. Tu étais un garçon si jeune, si plein d'espoirs. J'aimais songer que j'étais un peu comme ton mentor. Et qu'importe à quelle distance part l'aventurier, il finit toujours par se référer à sa boussole.
Mon regard se perdit dans les reflets de mon whisky. Monsieur Bussy remplit encore mon verre alors que je ne l'avais même pas fini.
— Alors, dis-moi, qu'est-ce qui t'amène ?
— Je... J'ai besoin d'aide. Je n'arrive plus à écrire. Je n'arrive plus à rien. Depuis la mort de mon père, je...
Impossible d'aller plus loin. Depuis la mort de mon père. Pas depuis la mort de papa. Pas depuis la mort de mon géniteur. Depuis celle de mon père, j'étais perdu. Mon père était ma véritable boussole, mon unique mentor, et même si, à mes yeux, il avait cessé d'exister à mes douze ans, il était resté en moi, dans mon cœur. Mon père, celui qui avait cru en moi, qui m'avait transmis son talent, sa passion, l'homme à qui j'avais juré de tout faire pour accomplir le but qu'il n'avait jamais atteint, la source de mon inspiration... et il était mort. Définitivement. Réellement. Sans lui, je me sentais encore plus vide que lorsque je pleurais, seul, au beau milieu de la nuit, hurlant silencieusement envers moi-même.
— Raconte, petiot. Lâche tout.
⁂
— Regarde, papa ! J'ai fait un dessin de toi !
Mon père se tourna vers moi et me sourit. Il prit la feuille que je lui tendais et posa sa main sur mon crâne tout en l'observant. Je retins mon souffle. J'avais trop peur que ça ne lui plaise pas.
— Il est très beau.
— Je t'ai même fait une moustache, j'ai collé des poils du chat pour que ça fasse plus vrai.
— Je vois ça. Je ne savais pas que j'avais une moustache « poils de chat », mais soit.
J'explosai de rire. Qu'est-ce qu'il était drôle, mon papa ! Il se pencha pour déposer un bisou sur mon front avant de poser le dessin derrière lui. Il s'accroupit devant moi et attrapa mes épaules – comme les héros à la télé !
— Manu, tu sais quel a toujours été le rêve de papa ?
— Devenir astronaute ?
Il baissa la tête et ricana. Maman disait souvent que papa et moi, on avait le même rire, le même visage, les mêmes expressions, et qu'elle était triste que je n'aie rien hérité d'elle. Moi, je trouvais ça bien. Je n'avais pas envie d'être comme maman. Elle pleurait et criait souvent, quand elle croyait que je l'entendais pas. Mais je l'entendais. Toujours.
— Non. J'ai toujours voulu être un artiste.
— C'est quoi ?
— Ce sont les piliers du monde. Ils sont le passé, le présent et le futur. Les artistes sont comme des magiciens : ils permettent aux autres de voir la beauté de la vie et de s'échapper lorsqu'elle devient trop dure à trouver.
— J'ai pas compris.
— C'est normal. Un jour, tu comprendras.
Quelque chose de triste passa dans les yeux de papa. J'aimais pas quand il me disait que je comprendrais plus tard : je suis un grand garçon ! J'ai quatre ans et cinq mois ! C'est presque adulte !
— Emmanuel, je veux que tu me fasses une promesse.
— Comme un secret ? Il faudra pas le dire à maman ?
— Non, il ne faudra pas le dire à maman.
Je piétinai sur place. J'adorais les secrets ! J'étais super fort pour les garder, papa disait même que j'ai aussi silencieux qu'un trombone. Non... qu'une tombe. Voilà. Qu'une tombe.
Mais qu'est-ce que c'était que ça, une tombe ?
— Je veux, murmura papa, que tu deviennes un artiste. Pour moi. Que tu sois un pilier du monde.
— Pourquoi ?
— Parce que je n'ai pas pu en être un. Je n'ai pas autant de talent que toi. Tu as l'esprit de ta mère, sers-t'en pour faire de belles choses. Pour montrer au monde les vraies choses, les vraies émotions, la vraie vie.
Je regardai derrière moi. Maman passait avec un panier de linge dans les bras, elle nous fit un geste de la main. Je me retournai vers papa et mis mes paumes devant ma bouche.
— C'est notre secret, papa !
— C'est ça. C'est notre secret. Tu es mon artiste secret.
Les yeux de papa brillaient. Je posai mes mains sur ses joues et frottai mon nez contre le sien – j'adorais mon papa. C'était le meilleur. Le pilier de mon monde. Mon artiste.
⁂
— C'est pour ça. Si je suis un artiste, c'est... c'est pour lui. C'est parce qu'il n'a jamais pu en être un, parce que j'ai promis d'être son secret.
D'être celui qu'il n'avait pas été. Mais maintenant qu'il n'était plus là, sur qui devais-je m'appuyer ? Maintenant que mon pilier s'était effondré, qui pouvait me soutenir ? Et même s'il avait radicalement changé à la naissance de Carmen, c'était mon père. Je l'avais aimé avec la même force que je l'avais haï.
M. Bussy soupira.
— Ça, ça mérite au moins trois doigts de whisky pur.
Il se servit et finit son verre d'une traite. J'en fis les yeux ronds.
— Bon, alors, petiot, si j'ai bien compris, ton père était ta motivation, le cœur même de ton art... et depuis qu'il est... hum, parti, tu es paumé ?
— C'est ça.
— Tu veux que je te dise ? Je ne te crois pas.
La surprise me fit tousser par le nez. Je me pliai en deux, les narines en feu, et retins ma respiration pour éviter de m'étouffer. M. Bussy me tapota le dos et un mouchoir apparut devant moi, sorti de nulle part.
— Doucement, ne va pas crever sur mon canapé ! dit-il alors que je me mouchai.
— Je ne suis pas un menteur !
— Ce n'est pas ce que j'ai dit. Je sais que tu ne mens pas, mais, moi, je ne te crois pas.
Il attendit que je me sois remis de mes émotions pour continuer. Mon nez fourmillait désagréablement, mais je tâchai d'ignorer la douleur.
— Tu crois sincèrement à ce que tu dis, c'est pour ça que tu n'es pas un menteur. Mais réfléchis, petiot, une passion, ce n'est pas quelque chose qu'on nourrit en l'honneur de quelqu'un d'autre. C'est ce qui nous fait vibrer, ce qui nous permet de nous évader de la vie pour nous sentir à notre place, c'est quelque chose d'extrêmement personnel. Et toi, l'art, c'est ta passion, pas vrai ?
Je hochai la tête. Je commençais à voir où il voulait en venir et je ne savais pas si ça me déplaisait ou non.
— Quand tu écris, quand tu peins, tu chantes, tu photographies, tu crées : tu le fais pour toi, n'est-ce pas ? Peut-être que l'inspiration te vient d'ailleurs, mais c'est toi qui bâtis ces chefs-d'œuvre. C'est toi qui en es le cœur, la source, l'ossature, et personne d'autre. C'est ta passion, ta vie, ta place. Donc je pense que le problème ne vient pas de ton père. Il vient de toi, petiot.
Je déglutis, comme si ma salive pouvait m'aider à faire passer la pilule. Avait-il raison ? Oui, quelque chose en moi se sentait honteux de s'être voilé la face, même si mon esprit réfutait la vérité. Je ne voulais pas croire que l'engrenage cassé qui avait stoppé toute la machine était... moi. Que c'était de ma faute si je n'écrivais plus. Que c'était de ma faute si je ne réussissais pas. Je voulais faire porter le chapeau à quelqu'un d'autre pour trouver une excuse à ma médiocrité.
Ouch. Quelque chose me comprima les côtes au point où j'en fus essoufflé. Je fermai les yeux, ramassant mes émotions qui ne cessaient de se casser la gueule.
— Parle-moi un peu de cette fille.
— Saska ? Elle... Elle...
Par quoi commencer ? Il y a tant à dire alors que j'en sais si peu. L'énigme, le mystère, la silhouette. L'évidence, la solution, la lumière. Par moments, nous sommes proches et complices, et la seconde d'après, c'est comme si j'étais face à une étrangère. Elle parle rarement d'elle, mais elle n'ouvre jamais la bouche pour ne rien dire. Elle fuit mon contact comme la peste, mais c'est toujours vers moi qu'elle se retourne pour rigoler. Elle est à la fois si franche et si secrète que j'ai constamment peur de la blesser. Même un mouvement, une parole, un regard peuvent la heurter. Elle a vécu plus que ce qu'elle est capable d'endurer, mais elle garde quand même le silence. Elle est... Je ne peux pas vraiment la décrire. Elle est faite de paradoxes, et je crois que c'est parce qu'elle est aussi complexe que je l'aime tant.
Je pris une grande inspiration et ouvris les yeux. J'avais dit tout cela à voix haute.
— Petiot, pourquoi es-tu venu jusqu'à moi poser tes questions alors que la réponse était sous ton nez ?
— Comment ça ?
— Ta petite Saska, si tu ne sais pas quoi écrire, eh bien, écris sur elle. Si tu ne sais pas quoi peindre, peins-la. Si tu ne sais pas qui prendre en photo, fais-en ton modèle.
— Vous avez dit que le problème venait de moi...
— ... mais que la solution est en elle. Va, cours, gamin, cours la rejoindre avant qu'elle ne te file entre les doigts.
— Mais, monsieur Bussy...
— Cours, je te dis ! Relève le menton et va vivre ta vie d'artiste ! Tu as trouvé ton pilier. Ne prends pas le risque de le perdre !
Il se leva et m'entraîna vers la porte. Qu'avaient les personnes âgées à me pousser constamment vers Saska ?
— Monsieur Bussy, attendez, s'il vous plaît !
— Je n'ai plus rien à te dire. Je t'ai pointé la direction, maintenant c'est à toi de faire le chemin. J'imagine que tu ne lui as jamais dit ce que tu penses d'elle ? Tout ce que tu m'as raconté à son sujet, elle ne le sait pas ?
— N... non, mais...
— Alors, monte dans ta voiture et va y remédier. Tout de suite, petiot !
Il ouvrit la porte et je faillis trébucher sur les marches du perron. Le froid s'abattit sur moi comme les bras de la mort, griffant mes joues et mordant mes oreilles.
— Monsieur, j'ai encore tellement de choses à...
— Je sais, je sais. C'est à elle que tu dois t'adresser, pas à moi.
— Mais pourquoi ?
Il avait déjà à moitié fermé la porte. Il s'interrompit, passa sa tête dans l'entrebâillement, et dit :
— Parce qu'un mentor sait reconnaître quand son élève a trouvé ses ailes pour voler.
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