25. Là où tout a commencé

Saska

Toc, toc, toc.

Trois frappements. J'avais entendu ce son toute ma vie. Je le connaissais par cœur et, pourtant, il me fit faire un bond de surprise de plusieurs centimètres. Cependant, celui-là n'était pas comme d'habitude. Parce que je savais que lorsque je regarderais à travers le judas, je verrais l'image déformée d'Emmanuel, avec son habituel tee-shirt blanc recouvert de déodorant et ses cheveux ébouriffés qui lui tombaient sans cesse dans les yeux. Parce que je savais que l'homme derrière cette porte m'attendait pour dîner avec lui. Parce que je savais, surtout, que j'allais lui ouvrir avec un immense sourire qui je n'arriverais pas à réprimer.

Je n'y pouvais rien : sa présence me rendait inexplicablement plus légère. Ce n'était pas comme avec Carlos, qui me voilait de son aura charismatique, à l'instar de la lune et du soleil (quand il apparaissait, je m'effaçais dans l'ombre), ni comme avec Zoée, qui illuminait la pièce sans pour autant m'aveugler, ni comme Opale, qui prenait délibérément toute la place et l'attention. En fait, notre relation ne ressemblait à aucune autre, parce que nous étions semblables. Une part unique de chacun de nous trouvait écho en sa voisine. Comme disait si justement Emily Brontë : « De quoi sont faites nos âmes, la sienne et la mienne sont pareilles. » C'était exactement ça. Je ne savais pas trop ce que nous avions en commun, mais cette « chose » tissait un lien inexorable entre lui et moi.

Et ça me faisait vraiment peur.

— J'arrive ! braillai-je en finissant d'ajuster mes collants trop serrés.

Je détestais cette tenue. J'avais eu la très mauvaise idée de mettre une robe noire qui moulait mes énormes seins et boudinait mes poignées d'amour – mais c'était soit ça, soit le costume de Petite Sirène que j'avais porté à l'anniversaire de Léopold. À choisir, je préférais ressembler à une éponge funéraire plutôt qu'à une sirène pailletée.

Évidemment, ma poisse légendaire ne m'avait pas quittée et, dans mon empressement, je filai le tissu noir du collant au niveau de mon tibia. Un énorme trou s'étira sur ma peau pourvue de poils disgracieux jusqu'à la hauteur de mon genou.

— Eh zut ! pestai-je en cherchant dans mon tiroir une autre paire. Crotte, crotte, crotte !

Emmanuel toqua à nouveau. Je m'empressai d'aller à la porte, trébuchant sur mes vêtements éparpillés au sol, et ouvris à la volée.

— Salut, dis-je en priant pour que mes joues ne soient pas aussi rouges qu'elles étaient brûlantes.

— Salut. Est-ce que tu es prê... Oh ! s'interrompit-il en avisant ma tenue.

Ses yeux se baladèrent de ma poitrine dévoilée par un col rond jusqu'à mes horribles jambes boudinées, passant par la mollesse injuste de ma ceinture abdominale. La température sur mon visage redoubla d'intensité en songeant qu'un beau trou s'était créé à la dernière minute pour parfaire ce tableau à la Picasso.

— Tu es...

— Horrible, je sais, le coupai-je pour lui éviter un mensonge éhonté. Je ne suis pas vraiment faite pour les tenues un tant soit peu élégantes.

— ... magnifique.

Oh !

— Je ne sais pas comment je dois le dire pour que tu le comprennes, Saska : tu es une belle femme.

Je baissai les yeux pour éviter de croiser son regard. Je savais que, dans ce genre de moments, je pouvais aisément perdre contenance. Les compliments avaient toujours eu un drôle d'effet sur moi.

— Mais tu sais, tu n'es pas obligée de porter une robe, si tu ne te sens pas à l'aise dedans.

— Ça... ça va aller.

— Sûre ?

— Certaine. De toute façon, j'ai mis mon dernier pull à laver, je n'ai plus que des tee-shirts estivaux.

— Ce n'est pas un souci, ça. Ne bouge pas. J'arrive.

Il sortit ses clés et ouvrit la porte de son appartement – celle juste à côté de la mienne. Le même bois sombre dépourvu d'étiquette. Il s'effaça à l'intérieur, et je l'entendis fouiller quelques secondes avant de revenir, un gros tas de tissu noir à la main. Il me le tendit avec un sourire.

— Je te le prête, si tu veux.

Je dépliai le tas, qui s'avéra en réalité être un sweat large de la même couleur que ma robe. J'attendis qu'il ait le dos tourné pour enfiler le vêtement, plongeant les bras dans les manches, avec la vague impression d'explorer un territoire inconnu tant il était grand. Emmanuel faisait une tête de plus que moi et avait tendance à porter des habits trop larges pour lui : alors évidemment, du XL sur une femme d'un mètre soixante-cinq faisait le même effet qu'une aiguille recouverte d'une botte de foin. Bonne chance pour me retrouver parmi les abîmes de la mode.

— Ça ne cache pas tes jambes, mais ça recouvre ton buste et tes épaules. Ça ira ?

— Oui. Merci beaucoup.

Mais comment as-tu su que j'aurais préféré mes joggings habituels à la place de cette fichue robe trop serrée ?

C'était plutôt évident, me morigénai-je en le suivant jusqu'au palier d'en face, dont une délicieuse odeur de cuisine s'échappait, se mêlant à celle d'Emmanuel sur son pull. Je passais mon temps à porter des survêtements confortables et évitais de près ou de loin tout ce qui ressemblait à du moulant ou de la lingerie. Mais comment cela se faisait-il qu'il me prête un sweat afin de camoufler les formes que je détestais tant – et qu'il s'acharnait à trouver jolies ? Était-ce une preuve de mon désespoir évident ou de sa gentille intarissable ?

Je n'eus pas le temps de répondre à mes questions intérieures, car la porte de notre voisine venait de s'ouvrir en grand, dévoilant mamé Laura et... une espèce de boule orange qui cracha sur Emmanuel.

— Oh, Bikini ! s'exclama-t-il en essayant de caresser la bête.

— Est-ce que... est-ce que c'est la flaque de vomi ? demandai-je en esquissant un mouvement de recul.

Est-ce que c'est vraiment un chat ? Ce truc ressemblait sérieusement à un mutant. Il avait les dents inférieures qui ressortaient, comme deux armes prêtes à se planter dans n'importe quelle proie, et ses yeux d'un jaune glauque louchaient vers l'intérieur. Il lui manquait des poils à de nombreux endroits, dévoilant une peau flétrie et sèche qui se dissimulait vaguement sous une fourrure d'un orange peu avenant.

Non, décidément, ce n'était pas un chat. C'était un monstre.

— Précisément, répondit Emmanuel en évitant de justesse de se faire mordre l'index. Coucou, mamé, reprit-il à l'intention de notre minuscule voisine.

— Rentrez, tous les deux, avant que Bikini ne décide de faire ses griffes sur vos mollets. Quoique, je crois qu'il a déjà sévi, observa-t-elle en posant ses yeux sur le trou de mon collant. Allez, venez.

Nous la suivîmes à l'intérieur. Je faillis crier lorsque je tombai nez à nez avec un fusil, mais Emmanuel m'attrapa par les épaules et me poussa doucement devant lui, comme pour dire : « Ce n'est pas la peine de t'attarder sur ça. » Son contact ne me fit même pas sursauter, et je crois que j'en fus tout aussi surprise que lui.

— J'ai fait du pot-au-feu à l'ancienne, j'espère que vous aimerez, brailla mamé Laura sans se soucier de nous. Au fait, ma petite, vous allez mieux ? Vous vous êtes carapatée comme une voleuse dès que je suis apparue dans votre boutique, cet après-midi.

— Oui, j'en suis désolée, je... je ne suis pas vraiment à l'aise en présence d'inconnus.

Ses iris perçants plongèrent dans les miens, et ils me semblèrent sonder mon âme sous tous les angles. Je déglutis.

— Alors, pourquoi faire vendeuse ?

— Je suis rarement en contact avec les clients, c'est plutôt mon employée qui s'en occupe.

— C'est maladif, chez vous, pas vrai ? ricana-t-elle. La solitude. Vous ne supportez rien qui vous en détache.

Elle fit un mouvement de menton vers Emmanuel.

— Sauf lui.

Je détournai la tête, priant pour qu'il n'ait pas vu ma peau rosir violemment. Par la même occasion, mes yeux rencontrèrent mon reflet, et il me fallut quelques secondes pour comprendre qu'en réalité, je n'étais pas face à un miroir : j'étais face à un tableau. Un tableau de moi.

— Qu'est-ce que...

Je détaillai le corps gracile et nu étendu sur une couche de velours, cherchant une explication qui ne vint pas. Aucun doute, c'était bien moi : mes yeux vairons, mes taches de rousseur, mes cheveux châtains. Mais... par la Sainteté du Dieu des zizis violets, qu'est-ce que je fichais en peinture ?

— Q... q...

Je n'étais même pas en mesure d'aligner une seule phrase correctement. Trop de choses se bousculaient dans ma tête. Qui ? Comment ? Pourquoi ?

— Il est beau, n'est-ce pas ? murmura Emmanuel, qui avait glissé sa tête par-dessus mon épaule. Je l'adore.

— M... mais...

— C'est mamé qui l'a fait. Elle a un vrai don pour la peinture, c'est incroyable. Même s'il faut avouer qu'elle avait un modèle particulièrement inspirant...

Il se recula et me laissa démêler toutes mes pensées. Mamé Laura m'avait peinte. Mais plus déroutant encore, elle m'avait peinte de façon que je sois jolie. Voilà pourquoi mon reflet m'avait paru si étrange. Parce que je le trouvais plaisant à regarder.

Zut. Était-ce ainsi qu'elle me voyait ? Qu'Emmanuel me voyait ? Mais c'était impossible... Pourquoi, moi, ne voyais-je pas cette femme quand je me plantais devant un miroir ?

— Aaah, vous avez trouvé mon tableau, dit mamé en trifouillant ses casseroles derrière moi. Qu'est-ce que vous en pensez ?

— J... Euh...

— Je le trouve très réaliste, répondit Emmanuel, qui s'était assis sur l'une des petites chaises autour de la table ronde. Vraiment ressemblant.

Oh, mais il avait tort, il était si éloigné de la réalité ! Il en était même à l'opposé. Le modèle n'était qu'une version fade de l'œuvre, un support pour aller de l'avant, une base pour commencer : je n'étais pas cette femme encadrée. Je n'étais pas cette nymphe étendue. Le seul trait que nous avions en commun était... eh bien, il n'y en avait même pas.

Je fermai les paupières. Et, pour une fois, le vert olive qui enrobait les pupilles de Carlos et qui me hantait à chaque instant n'apparut pas. Non, cette fois, ce fut un marron noisette avec des reflets de miel, gourmand à souhait, généreux comme la chaleur du soleil, doux comme le sucre au fond de la tasse, tendre comme le jus d'un fruit mûr, flamboyant comme des éclats d'obus dorés. Une couleur magnifique, envoûtante, réconfortante. C'était celle d'Emmanuel.

Je sentis ma propre main se poser sur mon cœur, et les battements de ce dernier résonnèrent à mes tempes. Boum. Boum. Boum. Le nectar ambré coulait dans mes veines comme dans mon esprit. Je me perdis l'espace d'une seconde qui me parut durer l'éternité.

Mais si le modèle permet de créer un chef-d'œuvre, alors n'est-il pas, lui aussi, une ébauche d'art ?

Je rouvris les yeux, baissai la main, lâchai le fil de l'écoulement du temps. Retour au présent. Lorsque je me retournai, je fis face à un Emmanuel souriant et une mamé Laura indéchiffrable.

— Loin de moi l'idée d'être narcissique, mais c'est le plus beau tableau que je n'aie jamais vu.

— Exactement ce que je disais ! s'exclama Emmanuel. Un prodige.

— Taisez-vous et asseyez-vous, grogna mamé en déposant une vieille cocotte fumante sur la table.

J'obéis sans un mot, prenant place à côté du seul mâle présent. Il se pencha vers moi et chuchota à mon oreille :

— Elle déteste recevoir des compliments, mais, au fond, elle est touchée.

La fin de sa phrase flotta dans l'air sans qu'il la prononce : « Comme toi, en fait. » La discussion que nous avions eue plus tôt dans l'arrière-boutique me revint en mémoire, giflant mes efforts pour rester ancrée dans la réalité.

« D'où te vient cette haine pour ton corps ?

Il suffit de me regarder pour comprendre.

Je ne te crois pas, Sas'. Tu es une femme trop intelligente pour être en accord avec les idéaux étroits de la société. Qui t'a implanté une telle rage envers toi-même ?

Quelqu'un qui a plus d'emprise sur moi que je n'en ai sur moi-même.

Qu'est-ce qu'il faut que je fasse pour te faire prendre conscience de ta vraie valeur ?

Rien, c'est à moi de le faire. »

J'avais été étonnée de ma propre réponse. Je ne me savais pas penser une telle chose. Le nom de Carlos était resté au bord de mes lèvres durant toute notre conversation, et même si je ne l'avais pas prononcé une seule fois, Emmanuel l'avait lu sur l'amertume de mes mots. Il avait compris certaines choses et, s'il lui manquait encore des chapitres entiers de mon histoire, je voyais qu'il commençait à assembler les pages déchirées.

Ma peur du contact. Mes sursauts démesurés. Mon absence d'estime de moi-même. Ma vigilance constante. Ma crainte incessante d'être blessée. Il ne fallait pas être spécialement futé pour tout comprendre, simplement attentif. C'était sûrement comme ça que Zoée avait déchiffré mes paragraphes rayés : en m'observant. En écoutant ce que je disais. En comprenant ce que je taisais.

— Vous n'avez pas intérêt à être allergiques à un quelconque légume, parce que j'ai mis tous ceux que j'ai pu trouver au supermarché, grogna mamé en soulevant le couvercle de la cocotte, créant un nuage de fumée.

— Ne vous en faites pas, nous sommes de grands enfants, nous finissons nos assiettes, répondit Emmanuel avec un si beau sourire que j'en perdis le fil de mes pensées. Pas vrai, Sas' ?

— Quoi ?

Bon Dieu, je ne savais pas qu'un visage pouvait s'illuminer à ce point.

— Nous sommes de grands enfants ? répéta-t-il.

— De grands... ? Euh, oui, j'imagine.

— Et voilà pour la petite voisine, dit mamé en versant une généreuse louche de pot-au-feu dans mon assiette.

Les senteurs riches et gourmandes des légumes titillèrent mes sens, m'offrant une échappatoire à mon trouble. Emmanuel me faisait perdre le contrôle de moi-même. Comment, c'était une bonne question, et je n'arrivais pas à déterminer si le problème venait de lui ou de moi. Qu'importe. Mon ventre gargouilla.

— Dites-moi, reprit mamé en servant Emmanuel d'une portion deux fois supérieure à la mienne, qu'est-ce que vous faites dans la vie, ma petite ? À part libraire-fleuriste, bien sûr.

— Eh bien, je... je lis beaucoup, je vais souvent dans des musées, j...

— Non, non, pas ça, je m'en fiche, me coupa-t-elle en agitant la main. Je veux dire, quelle est votre passion, qu'est-ce qui vous fait vibrer, pourquoi continuez-vous de vous lever et de vivre chaque jour ?

Je fus soudain incapable de détourner le regard d'un morceau de carotte qui trônait fièrement dans mon assiette. Au moins, on pouvait attribuer à mamé Laura le mérite d'être d'une franchise implacable.

Ma passion ? Ma passion ? Mais en avais-je seulement une ? Ou du moins... en était-ce une ?

— Hou là, sujet sensible ! marmonna-t-elle. Allez, lâchez votre sac : vous n'avez pas réussi à accomplir votre rêve ? Quelqu'un vous l'a brisé ? La société ? L'argent ? Vos parents, peut-être ?

Il dut y avoir un changement dans mon attitude, une crispation, car elle enchaîna :

— Ah, les parents ! Une sacrée source d'ennuis, pas vrai ? Dites-nous tout, que vous ont-ils raconté qui ait pu vous blesser à ce point ?

Une boule obstrua ma gorge. Je voulus lui répondre, sincèrement, mais je savais que si j'ouvrais la bouche, c'était un sanglot qui allait en sortir. Et, évidemment, passé et présent se mêlèrent dans mon esprit torturé. Je fus de nouveau projetée dans l'arrière-boutique en compagnie d'Emmanuel.

« Alors, ces fois où on a... chanté ensemble...

Je ne savais pas encore que c'était toi. Je l'ai deviné dimanche, parce que la veille et l'avant-veille on... oui, on a chanté Hallelujah, et qu'avant même que la musique ne passe dans la voiture, tu la chantonnais par automatisme.

Non, ce n'est pas ça que je voulais dire. Ces fois où on a chanté ensemble, j'ai été... subjugué par ta voix. Tu as un vrai talent. Sérieux, Saska, tu pourrais être une formidable chanteuse. Pourquoi tu ne t'es pas lancée ? »

Je n'avais pas répondu. Je n'étais pas prête. Je n'arrivais pas à le dire. Je n'étais même pas sûre de vouloir qu'il le sache.

J'aurais aimé être capable d'expliquer :

« Ce sont mes parents, Manu. Ce sont eux qui ont été les premiers à me faucher les genoux pour me bâillonner. Ce sont eux qui ont commencé à briser Nandhinie jusqu'au point où elle a fini par disparaître, s'effacer derrière une nouvelle identité. »

Je battis des paupières. Pris une inspiration saccadée. Plantai mes ongles dans ma cuisse.

— Tu n'es pas obligée de répondre, Saska.

Jamais, de ma vie, une seule phrase n'était arrivée à me soulager à ce point. Il n'avait même pas élevé la voix au-dessus du murmure, pourtant ses mots m'avaient heurtée avec la force d'une bombe. Boum. Je n'étais pas forcée de répondre.

En fait, pour être exacte, je n'étais pas forcée de quoi que ce soit.

Cette constatation brisa une chaîne en moi. Puis deux. Puis toute une cage. Je me rendis compte que, depuis un an, après que Carlos était entré dans ma vie, je ne m'étais jamais sentie libre, je m'étais toujours restreinte inconsciemment dans la peur d'être punie. Je ne m'étais jamais autorisée à imposer mon avis ou élever ma voix. Je n'y avais même pas songé : il m'avait traumatisée au fer rouge, avait créé un réflexe dans mon cerveau. Si je me rebiffais, je le payais.

Mais plus aujourd'hui. Plus maintenant.

Plus avec Emmanuel.

Je relevai le menton, perdue parmi les piliers de pierre qui se déplaçaient dans mon âme. Quelque chose changeait. Quelque chose s'émancipait. J'étais libre. Affranchie du fardeau de la culpabilité et de la souffrance. J'avais le droit de parler, de crier, de beugler, mais aussi de refuser, de m'opposer, de me taire. Et j'étais respectée pour ça.

À nouveau, je me noyai dans deux orbes de miel qui pétillaient d'admiration à mon égard. Pour la toute première fois, l'espace d'une seconde, d'une fraction d'instant, je me vis de la façon dont Emmanuel me regardait : une femme brisée mais courageuse, une louve solitaire qui était l'alpha de sa propre vie, un esprit foisonnant qui n'avait attendu que ce déclic pour se déchaîner. Je compris. Je compris pourquoi il passait du temps avec moi, pourquoi il me répétait que j'étais belle, pourquoi il ne cessait d'essayer d'attraper mon regard : parce que je le méritais.

Parce que je le méritais.

— Je n'ai pas envie d'y répondre, dis-je, envahie d'une sensation de puissance absolument enivrante.

La fierté qui déborda dans le regard d'Emmanuel me confirma qu'il avait compris. Il avait senti la ligne devenir tangente. Il avait vu les piliers se remodeler face à cette violente prise de conscience. C'était grâce à lui, à moi, ensemble, et si mamé Laura n'avait rien vu, entre nous, un fil venait de se créer. Un fil d'or.

— D'accord, fit cette dernière avec une indifférence totale. Mais laissez-moi vous donner cet unique conseil : ne soyez pas trop dure avec eux. J'en ai voulu toute ma vie à mes parents pour ce qu'ils m'avaient fait et, lorsqu'ils ont rendu l'âme, j'ai été prise d'un profond regret. Je ne leur ai même pas pardonné sur leur lit de mort – j'étais trop aveuglée par la rancune. Mais, finalement, toute cette colère n'a servi qu'à m'éloigner d'eux. Nos parents nous veulent seulement du bien, alors, quand ils voient que quelque chose échappe à leur contrôle, ils prennent peur et tentent de remettre les roues droites. Parfois, ils se trompent. Mais chacun a droit à l'erreur. Dommage que je ne l'aie compris qu'aussi tard.

— Que vous ont-ils fait ?

— Ils m'ont dit qu'une femme ne pourrait jamais peindre, que je n'avais aucun talent. Alors, pour leur prouver le contraire, j'ai tout donné à mes œuvres, j'y ai consacré ma vie. Finalement, je cherchais sans m'en rendre compte leur approbation. Je l'avais. Ils étaient fiers de moi. Ils s'étaient remis en question, avaient cherché mon pardon, mais je l'avais refusé sans prendre compte de leurs efforts. La stupidité de la jeunesse...

Nous échangeâmes un regard avec Emmanuel.

— Alors, ne soyez pas trop impitoyable. Ne leur claquez pas la porte au nez lorsqu'ils y toquent. La maladresse n'est jamais volontaire.

— Je connais mes parents, répliquai-je, étonnée de constater que j'étais irritée par ses paroles. Et je sais que tout ce qu'ils ont pu faire ou me dire n'était pas de la maladresse : c'était de la méchanceté pure.

— C'est exactement de ça que je veux parler, soupira mamé en agitant sa cuillère en bois. Vous êtes hermétique à tout autre point de vue que le vôtre. Vous, mangez, sale petit polisson, gronda-t-elle à l'adresse d'Emmanuel, qui s'empressa d'obéir.

Je retins une grimace dégoûtée. Non, mamé avait tort, elle n'avait jamais rencontré mes parents. Elle n'avait pas eu une maman qui tentait à tout prix de soigner une dépression que sa fille n'avait pas. Elle n'avait pas eu un papa qui l'avait toujours soutenue jusqu'à ce qu'il découvre son véritable rêve, et décide de devenir aussi blessant et décevant que la mère. Elle n'avait pas reçu comme punition d'être obligée de sortir, d'aller faire la fête, parce que ses parents la trouvaient trop introvertie et espéraient soigner sa timidité avec quelques séances en boîte de nuit. Elle n'avait pas été accueillie avec une indifférence totale lorsqu'elle était revenue d'Espagne après les deux mois les plus traumatisants de sa vie, en larmes, le cœur ravagé et l'âme à l'abandon. Elle ne savait rien. J'avais dit adieu à ma mère et il était trop tard pour envisager le pardon.

Je mangeai quelques légumes qui eurent un goût de poussière en bouche, gâchés à cause du fiel qui me nouait les nerfs. Songer à ma mère et à mon adolescence était trop douloureux, et j'étais fatiguée de sans cesse changer d'émotions. Pouvais-je aspirer seulement à une once de stabilité, pour une fois ?

— Je suis d'accord avec mamé, dit Emmanuel à ma grande surprise. J'aurais aimé pardonner à mon père. Il a été horrible avec moi, c'est vrai, mais... mais...

Il ne finit pas sa phrase, et personne ne lui demanda de le faire. L'ambiance, qui était encore quelques minutes avant joviale et légère, était devenue aussi pesante que sinistre. Beaucoup de révélations non dites bousculaient les limbes de notre intimité et assemblaient les pièces d'un casse-tête dont nous ne savions pas quel allait être le résultat.

Quelque chose de dru caressa le trou de mon collant, et j'eus un sursaut qui fit trembler toute la table. Lorsque je me baissai pour regarder quelle était la chose qui m'avait chatouillée, je me cognai le crâne contre Emmanuel qui s'était lui aussi penché. Nous nous reculâmes avec un « Aïe ! » commun, tandis que Bikini partit en courant, crachant et miaulant.

Un ange passa. Nous éclatâmes de rire. Le soleil déclinait et nos âmes étaient détruites par un passé bouleversant, mais nous étions en vie et capables de la partager. C'était amplement suffisant pour chasser les ombres funèbres qui tentaient d'éclore en nous.

Les bips stridents résonnaient par intermittence à mon oreille, et plus les secondes passaient, plus je sentais le stress s'accroître. Et si elle ne répondait pas ? Si elle avait supprimé mon numéro – m'avait supprimée de sa vie ? Et s'il était trop tard ?

Emmanuel, assis à côté de moi, avait posé une main compassionnelle sur mon épaule, et attendait avec un silence écrasant que la personne à l'autre bout du fil ne décroche. Plus loin, derrière son bar, essuyant le même verre depuis plusieurs minutes, Lucas nous observait, également à l'affût. Même les quelques clients qui étaient dispersés çà et là dans le café semblaient retenir leur respiration. Les bips s'enchaînaient inlassablement.

Puis soudain, alors que je n'y croyais plus, la voix stridente et un peu hésitante de ma mère résonna.

— Allô ?

— Maman ? C'est moi, Saska.

— Ah, c'est toi ? Tu... tu vas bien ?

Jamais je ne l'avais sentie aussi mal à l'aise. Lorsque je me rendis compte que c'était de ma faute, que c'était mes mots qui l'avaient dévastée à ce point, le poing impitoyable des remords enserra mes entrailles pour ne plus les lâcher.

— Oui, ça va. En fait, je... C'est assez délicat, après ce qu'il s'est passé, ce dimanche-là... mais avec Emmanuel, on a beaucoup réfléchi à la demande que tu nous as faite. De venir habiter à ta maison le temps des vacances de Noël. Et... et si tu es toujours d'accord, nous...

— Vous allez venir ? Oh, comme c'est fantastique !

L'espoir qui tinta son timbre m'abattit de plus belle. Mon Dieu, comment avais-je pu être aussi cruelle ?

Une semaine avait passé depuis le repas chez mamé Laura, et Emmanuel et moi avions pris la nouvelle habitude de nous arrêter au café de Lucas, tous les soirs, après que j'ai fermé la boutique. J'avais énormément réfléchi à ce qu'ils avaient dit, tous deux, à propos des parents et du pardon, au point de ne plus en dormir la nuit. J'étais obsédée par les paroles que j'avais crachées à ma mère et dont je n'avais pas mesuré l'impact.

« Je suis venue ici en comptant te dire au revoir. Je vais repartir en te faisant mes adieux. »

Si j'avais été mère et que j'avais entendu ma fille me proférer une telle chose, aurais-je seulement survécu ?

— Oui, on va venir, dis-je sans réussir à refouler les larmes qui perlèrent aux coins de mes yeux. Il faut simplement que l'on ait les dates exactes pour que je puisse gérer la fermeture de la boutique, tout ça, et que...

— Oui, oui, pas de souci ! Saska, comme je suis heureuse, si tu savais ! (Le tremblement de sa voix m'indiqua qu'elle aussi, elle commençait à pleurer.) Oh, Vincent, viens par là, j'ai une merveilleuse nouvelle !

Emmanuel, qui s'était penché à mon oreille pour entendre la discussion, formula le mot « Saska » du bout des lèvres. Je fronçai des sourcils, ne voyant pas où il voulait en venir.

— Ta mère t'a appelée Saska, chuchota-t-il.

Je ne sus pas quoi dire, mais c'était sans importance : la petite pression qu'il fit sur mon épaule de sa large main exprimait tout sans prononcer le moindre mot.

— Laisse-moi retrouver les papiers, continua ma mère à l'appareil. Ah, Vincent, te voilà. C'est Saska que j'ai au téléphone ! Elle est d'accord pour venir durant Noël avec son ami !

« Son ami. » C'était anodin, mais le fait qu'elle n'ait pas dit « petit ami », comme je m'y attendais, signifiait beaucoup à mes yeux. En fait, ça signifiait tout.

Mamé Laura avait raison. Sur toute la ligne.

— Donc nous partons le 19 décembre au matin, et revenons le 12 janvier, tard le soir. Ça te va ?

— Oui. C'est parfait.

— Nandh... Pardon, Saska, si tu savais combien ça me fait plaisir que tu appelles, j'ai vraiment cru que tu me faisais des adieux définitifs. C'est de ma faute, je l'avoue, j'en ai enfin pris conscience. J'ai été une si horrible mère !

— Maman, tu... (Je ne pouvais pas la contredire. Elle avait effectivement été une horrible mère.) J'ai été une horrible fille aussi, mais j'ai décidé de... d'arrêter de faire cas du passé et d'aller de l'avant, d'évoluer.

— Moi aussi, c'est exactement ce que je disais à ton père ! Oh, ma chérie, pour une fois, je peux enfin le dire : telle mère, telle fille !

La main d'Emmanuel apparut devant mon visage, et son index partit s'égarer sur ma joue pour cueillir une larme qui venait d'y rouler. Il se recula immédiatement après et se concentra sur la mousse de son chocolat chaud.

— Maman, je vais être franche avec toi : je ne suis pas encore prête à te pardonner, ni à papa, d'ailleurs. Mais je suis prête à faire le premier pas dans ce sens.

— Je comprends. Je sais. N... Saska, je t'aime très fort, tu sais ? Je veux juste que tu réussisses.

— Et moi je veux juste être heureuse. C'est cette simple différence qui nous a toujours séparées.

La colère et la honte formaient un mauvais duo dans mon cœur. J'en voulais toujours à ma mère. Je ne pouvais pas entendre sa voix sans avoir l'écho de ses reproches, mais elle n'était pas le yin et je n'étais pas le yang. Nous étions toutes les deux responsables de l'animosité qui s'était creusée entre nous.

— Mais... le succès ne te rendrait-il pas heureuse ?

— Non, maman. Le bonheur n'est pas synonyme de fortune. Tout ce que je veux, dans la vie, c'est...

Qu'était-ce, au juste ?

— ... c'est partager ce que j'aime et cultiver une passion. Ça me rend heureuse, ça. Je fais déjà le premier, et je travaille doucement sur le deuxième.

Le long silence qui s'ensuivit fit planer le doute. Venais-je de faire une erreur en l'appelant ? En lui livrant une telle chose ? Était-elle prête à entendre ses erreurs tout comme j'étais prête à réparer les miennes ?

— Maman ?

— D'accord, grinça-t-elle avec un effort évident. Je ne comprends pas trop, mais si tu le dis... Alors, soit. Fais ce qui te rend heureuse, ma chérie. J'ai toujours pensé que le bonheur résidait dans une vie prospère aux côtés d'un mari aimant, mais si Dieu m'a donné une fille aussi divergente d'esprit, c'est peut-être pour remettre en question le mien.

— Dieu n'y est pour rien. Ce n'est pas sa faute. C'est la nôtre.

Et si Nandhinie crevait à l'idée d'absoudre sa mère, Saska était fière d'en être capable.

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