22. Repas de famille (3)

Le repas avait continué plus ou moins normalement. Les conversations avaient tourné autour de sujets banals, ennuyeux, comme la pluie et le beau temps. Bien loin de la discussion profonde sur le sens des livres que j'avais eue avec Saska dans la voiture. Pour essayer de passer le temps, je comptai les carreaux sur la nappe (quatre-vingt-quatre), mais même cette simple activité n'arrivait pas à m'occuper l'esprit.

Et dire que Saska avait vécu dix-huit ans avec eux.

— Mmm, ces meringues manquent peut-être d'un chouïa de moelleux, commenta Vincent en admirant sa sucrerie comme une œuvre d'art. Pourtant, j'ai bien respecté les mesures de la recette.

— Peut-être que le four devient vieux. Ça fait combien de temps que nous l'avons, déjà ?

— Suffisamment longtemps pour pouvoir l'accuser d'avoir raté mes meringues.

— Manu, il est quelle heure ?

Le chuchotis de Saska avait percé les paroles assommantes de ses parents. Je sortis discrètement mon téléphone de ma poche et me penchai vers elle.

— Vingt-deux heures trente.

— Déjà ?

— Tu veux qu'on rentre ?

Elle lança un bref coup d'œil à sa mère.

— Je ne rêve que de ça depuis que j'ai franchi le seuil.

— Oooh, de quoi parlez-vous, tous les deux ? s'écria Adélaïde en nous voyant échanger des messes basses.

— Je disais à Saska que la maison est vraiment jolie, dis-je en mentant, mais en affichant un magnifique sourire. J'aime énormément ce jaune.

— Vous voulez encore une meringue ?

Elle me tendit l'une des horribles pâtisseries blanches que j'abhorrais au plus haut point. J'en avais mangé trois pour ne pas vexer Vincent, mais je ne pouvais pas en avaler une seule de plus. Je détestais ça.

— Non, merci, je n'ai plus faim.

— Allez, il ne faut pas avoir faim pour manger une meringue, ce n'est que de la gourmandise.

— Sincèrement, si je rajoute quoi que ce soit dans mon estomac, je vais exploser. Merci de proposer. Le repas était délicieux.

Adélaïde me regarda avec des yeux pleins d'amour, comme à un enfant qui venait de rapporter une bonne note à la maison. Je me demandai ce qu'il pouvait bien se passer dans sa tête, avant de décider que je n'avais pas vraiment envie de le savoir. Une mère qui s'occupait plus d'un parfait inconnu que de sa propre fille ne devait pas avoir des pensées franchement agréables.

— Bonté divine, il est déjà si tard ! s'exclama-t-elle en regardant sa montre. Nandhinie, tu vas être épuisée, demain.

Saska est une grande fille, vous savez, dis-je en ayant de plus en plus de mal à garder mon calme. Elle peut se coucher tard sans soucis. De toute façon, je la ramène en voiture.

— Vraiment ? Oh, Emmanuel, vous êtes le parfait gentleman !

Elle sirota une gorgée de vin, fixant sa fille par-dessus le cristal, l'air de se dire qu'elle aurait dû se faire un sandwich au lieu de concevoir un enfant. Mon instinct me souffla qu'elle était comme beaucoup trop de personnes que côtoyait Saska : à double face, à l'instar d'une pièce qui tournait, changeant de l'un à l'autre sans prévenir. Peut-être un peu dérangées dans leur tête.

Destructrices.

— Avant que vous partiez, nous avions quelque chose à te demander, Saska, entama Vincent en se tournant vers sa fille.

La tête que cette dernière fit me donna l'envie irrépressible de la tirer jusqu'à la voiture et de l'éloigner de cet endroit qui la rendait si peu à l'aise. Son père était bien moins horrible que sa mère, mais il n'était pas innocent dans la cause de son malheur. Je me doutais que, quelque part, il était encore plus capable de la blesser qu'Adélaïde, parce que, contrairement à cette dernière, Saska avait toujours de l'espoir dans lui.

— Ta mère et moi partons en vacances au Portugal durant Noël. Vu que tu passes toujours les fêtes toute seule, est-ce que tu voudrais bien venir habiter ici, le temps de notre absence, afin de l'entretenir ?

Il ne me sembla pas avoir vu, de ma vie, quelqu'un pâlir aussi vite.

— P... pardon ?!

— Ne te voile pas la face, chérie. Je t'aime beaucoup, mais tu ne passes jamais Noël avec qui que ce soit. Ni tes amis... ni ta famille.

— C... c'est faux ! Il y a d... deux ans, je l'ai fêté av... avec Clémentine et... et... et Léopold.

Elle rougit et baissa la tête, encore une fois. Était-ce son bégaiement affolé qui lui faisait honte ? Le fait qu'elle passe Noël seule ? Ou une autre raison que je ne pouvais pas comprendre ?

Je ne savais pas exactement tout ce qui se tramait dans sa tête, mais ce dont j'étais sûr, c'était que je pouvais intervenir.

— Moi aussi je passe toujours la période de Noël et du Nouvel An seul, racontai-je en forçant ma bonne humeur. Ma mère déteste les cadeaux, et tous mes amis partent en voyage.

Quels amis ? railla ma conscience avec une voix mielleuse. Je voulus lui rétorquer « Léandre », mais penser à lui me ramenait automatiquement à Carmen, et le souvenir de ce qu'il lui avait infligé me revint en mémoire comme une gifle. Ce salaud. Non, ce n'était plus mon ami. Qu'il ait été sous l'emprise de drogues n'y changeait rien. Aucune excuse ne pouvait lui pardonner d'avoir engrossé ma sœur, mon petit printemps, et j'espérais sincèrement pour lui de ne jamais avoir à me croiser – l'envie de lui coller mon poing dans la figure risquait d'être trop tentante.

— Oh, eh bien, dans ce cas, vous n'avez qu'à passer Noël ici ensemble ! s'écria Adélaïde, toute fière de sa brillante idée.

— Mam... maman, s'il te plaît !

— Vous seriez d'accord, Emmanuel ?

Tout le monde se tourna vers moi, et le bruit que fit ma salive lorsque je l'avalai me parut atrocement bruyant. Le goût écœurant de la meringue me remonta le long de la gorge, baigna quelque part sur ma langue, créant un haut-le-cœur qui secoua mon estomac.

J'étais piégé.

— Je... euh, disons que Saska n'a toujours pas donné son accord, mais si tu n'y vois aucune objection, dis-je en m'adressant directement à elle, je serais ravi de passer Noël avec toi.

— Alors, c'est réglé ! Nous partons le 19 décembre au matin et revenons après le Nouvel An. Nous t'appellerons pour les détails, ma puce. Je suis tellement heureuse que vous puissiez passer du temps ensemble !

Arrête de rêver, Adélaïde ! Je ne suis pas un tournevis destiné à retaper les engrenages abîmés de ta fille.

— Saska n'a toujours pas dit o...

— Oh, mais elle est d'accord, pas vrai, Nandhinie ? me coupa Adélaïde.

Je fermai les paupières et comptai jusqu'à dix. Si d'ici là, je ne réussissais pas à garder mon sang-froid, c'était tant pis pour elle. Ma patience avait des limites.

Lorsque je rouvris les yeux, je vis que Saska avait craqué avant moi. Elle s'était levée, le regard brillant d'une colère pure, et fixait sa mère comme si elle était sur le point de l'étrangler, la lèvre tremblante. La poudre qui ne cessait de nous titiller le nez depuis notre arrivée venait de prendre feu, la louve montrait les crocs, et elle était à deux doigts de mordre. Jusqu'au sang.

— Je suis venue ici en comptant te dire au revoir. Je vais repartir en te faisant mes adieux, murmura-t-elle sans même prendre la peine de hausser le ton.

Et elle partit. Sans un regard en arrière, sans une explication, elle traversa le salon, ouvrit la porte d'entrée à la volée et la claqua de toutes ses forces. Les murs tremblèrent de longues secondes durant lesquelles aucun d'entre nous ne bougea.

— Qu'est-ce qu'elle entend par « Je vais repartir en te faisant mes adieux » ? s'étonna Adélaïde, une main sur le cœur.

— Qu'elle coupe définitivement les ponts avec vous. Je ne vais pas m'excuser de m'en aller à sa suite, parce que vous ne méritez pas que j'éprouve du pardon pour vous. Au revoir, Vincent.

Je me levai à mon tour, ramassai le sac que Saska avait laissé dans un coin, et pris ses affaires en même temps que les miennes dans la penderie. Vincent marmonna un vague « Au revoir », et Adélaïde ajouta d'une voix indignée quelque chose que je n'écoutai pas. L'air frais du soir grignota mes joues à l'instant où je posai un orteil dehors.

Saska était plantée sous un lampadaire devant la maison, bras croisés sur son sweat large, sa respiration courte formant des halos de fumée. Je frissonnai en remettant ma veste et vins vers elle à pas lents.

Ce fut lorsqu'elle tourna la tête vers le ciel que je remarquai les deux traînées argentées sur ses joues.

— Saska...

Je ne savais pas quoi dire. Les événements récents étaient encore trop frais, les émotions encore trop violentes. Et ses parents étaient vraiment trop cruels.

— P... pardon, Emmanuel, j'ai tout gâché, chuchota-t-elle en portant ses doigts à sa bouche comme pour retenir ses sanglots. J'ai... je... j...

— Tu n'as rien gâché du tout. Ce n'est pas ta faute. Tu m'entends ? Ce n'est pas ta faute.

Je fouillai dans mes poches pour sortir les clés de la voiture, les phares nous aveuglant brièvement lorsque je la déverrouillai, et ouvris la portière passagère. Saska était restée immobile, pleurant silencieusement.

— Monte, Sas', tu risques d'attraper froid.

— J... j'y... je n'y arrive pas...

— À quoi ?

— À... à bouger...

— Tu veux que je t'aide ?

Elle hocha la tête de dénégation. Je me penchai par-dessus le siège pour ouvrir la boîte à gants et en sortis un paquet de mouchoirs que j'allai lui donner. Elle s'en empara et se moucha sans retenue.

— Merci.

— Je ne veux pas te presser, mais il fait vraiment froid, et tu es juste en pull.

— Ne te fais pas de s... souci. Je vais mettre ma veste, et... et ça ira.

Je me hâtai de la lui tendre et de l'aider à l'enfiler, vérifiant qu'elle fermait bien chaque bouton et que sa gorge n'était pas trop exposée. Elle se moucha à nouveau et je m'assis sur le capot grinçant, mains dans les poches. Puis j'attendis.

Elle n'avait pas besoin d'aide, elle avait besoin de temps. Il fallait qu'elle surmonte ses émotions seule, qu'elle se console d'elle-même, qu'elle fasse son deuil de ses parents, et je ne pouvais pas le faire à sa place. Elle avait besoin de panser ses propres blessures.

Regarder quelqu'un lutter avec soi-même était une expérience étrange : à la fois je ne savais pas trop où me mettre, à la fois j'avais l'impression d'être là où il fallait, à ses côtés. Parfois, elle tournait en rond, parfois, elle restait sur place, le regard lointain. De temps en temps, elle sanglotait. À aucun moment elle ne prononça quoi que ce soit. Le froid me faisait frémir de la tête aux pieds, et je commençais sincèrement à croire que j'allais me geler les fesses sur ce fichu capot, mais je fus étonné de ma propre patience, comme si, avec Saska, j'arrivais à rester calme. Comme si sa présence taisait la bête furieuse, fanait la rose noire, effaçait la douleur. À bien y réfléchir, c'était réellement le cas. Jamais je n'avais si bien géré mes colères qu'à ses côtés.

Peut-être avais-je trop peur de la blesser, elle qui fuyait si facilement. Peut-être qu'elle me rendait simplement plus serein. Mais elle agissait comme un contre-venin, un antidote à ma folie, un remède à mon absence d'inspiration. Et, en contrepartie, je lui donnais le courage qu'on lui avait volé, la force d'exprimer le courroux qui résonnait en elle, la voix de la rébellion qu'elle menait silencieusement. Nous nous étions bien trouvés, en fin de compte.

En plus, elle était belle.

— Pourquoi est-ce que tu me regardes comme ça ?

Sa voix éraillée me fit sursauter. Elle se racla la gorge, tapota son buste et me fit un léger sourire. Elle va mieux. Cette constatation fit gonfler mon cœur comme un ballon d'hélium.

— Comme ça quoi ?

— Eh bien, comme ça. Comme si tu pensais à moi.

— Mais parce que je pense à toi.

— Charmeur, dit-elle en venant s'asseoir à mes côtés, avant d'immédiatement se relever. Eh, mais c'est gelé, ce truc !

— Oui. J'ai l'impression d'avoir deux glaçons énormes à la place du popotin.

Elle éclata de rire, la tête renversée en arrière. Je perdis le fil de mes pensées.

— Crétin, pourquoi tu ne l'as pas dit plus tôt ?

Je souris sans répondre, trop heureux de la voir de si bonne humeur. Décidément, elle ne cessait jamais de m'épater.

— Tu sais, Manu, je me sens bien mieux.

— J'ai remarqué.

— Non, je veux dire, je me sens bien mieux ici, dit-elle en posant une main sur son cœur. Je viens de dire adieu à ma mère, et j'ai l'impression de m'être détachée d'un cathéter empoisonné.

J'attrapai son autre main libre et nouai mes doigts aux siens. Nous avions tous deux la peau froide, pourtant, j'avais la sensation que mon sang bouillait dans mes veines, et que le sien battait en rythme avec le mien. Boum boum, boum boum, boum boum. Une mélodie infime qui se répétait, mais dont on ne pouvait jamais se lasser. Un muscle qui se battait vaillamment pour notre vie, chaque jour, chaque seconde, et qui nous avait permis de nous rencontrer, elle et moi. Deux cœurs. Deux esprits. Deux âmes.

Elle était peut-être belle, mais ce qu'elle gardait en elle et qui était invisible pour les yeux était inouï.

— Allez, grimpe, ma jolie, murmurai-je sans réfléchir. Il y a encore des tas de musiques que j'aimerais te faire écouter.

Et encore plus que je voudrais chanter avec toi.

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