22. Repas de famille (2)
— Nandhiniiiiie ! Ma grande fille, ma chérie d'amour, mon poussin adoré !
Oh. Moi qui croyais ma mère gaga, la sienne était encore un niveau au-dessus.
— Non, maman, pas de câlin, pas de c...
Mme Lorell était déjà en train d'à moitié étrangler sa fille. Saska tenta de se dégager et je dus doucement me glisser entre les deux femmes pour la tirer de là.
— Madame Lorell, enchanté, dis-je en lui faisant la bise. Emmanuel Artem.
— Oh, pas de madame, appelez-moi Adélaïde. Comme je suis contente d'avoir un invité de plus ! Heureusement que je prépare toujours de trop grosses quantités, parce qu'il va falloir nourrir un sacré grand dadais. Entrez, ne restez pas sur le seuil ! Oh, Nandhinie, nous sommes tellement heureux, ton père et moi, de te retrouver ! Et avec un beau garçon...
Nous rentrâmes dans le salon illuminé d'un large lustre. La maison n'était pas immense, mais parfaitement agencée : le deuxième étage faisait la moitié de la largeur de la bâtisse et offrait un haut plafond qui donnait l'impression que la pièce était plus grande de l'intérieur que de l'extérieur. Un escalier en colimaçon menait à ce que je devinais les chambres, et une barrière vitrée protégeait des deux mètres trente de hauteur. Les murs étaient aussi jaunes que sur la façade, mais c'était un beau jaune, une couleur vive et joyeuse. Décidément, j'avais du mal à concevoir que les parents de Saska soient si terribles. On ne pouvait pas être foncièrement mauvais lorsqu'on vivait dans une maison jaune.
— Voici mon époux, Vincent, présenta Adélaïde avec un geste ample de la main.
— Bonjour, monsieur. (Je serrai la main à un homme d'âge mûr, les cheveux grisonnants, pourvu d'une belle barbe taillée.) Je suis Emmanuel Artem.
— Je vous avoue que je suis tout aussi ravi que surpris, répondit-il avec un large sourire, dévoilant une voix agréable. Nandhinie n'a jamais invité qui que ce soit à la maison. Elle est si renfermée !
— Je ne sais pas ce qu'il en est de Nandhinie, mais, en tout cas, Saska est une femme très drôle et très spontanée.
Ma pique figea les parents durant une seconde. Ils s'échangèrent un coup d'œil, un non-dit vola dans la pièce, et je sus d'instinct qu'ils m'avaient d'ores et déjà jugé.
— Venez donc vous asseoir, j'ai préparé l'apéritif, fit Adélaïde pour briser le blanc qui s'étirait. Vous n'êtes pas intolérant à quoi que ce soit, j'espère ?
— Non, je mange de tout. Tu viens, Saska ?
Elle était restée en retrait derrière moi, près de la penderie. Elle tenait un cintre dans une main, son manteau dans l'autre, et me regardait comme si elle me voyait véritablement pour la première fois.
— Saska ? appelai-je plus bas.
— Je... je... tout va b... bien, j'ai juste... j... je...
— Calme-toi, chuchotai-je en revenant vers elle. Donne ta veste, je vais la ranger. Ça va aller ?
— R... reste pr... près de moi, s'il te p... plaît.
Sa voix était réduite à un faible chuchotis. J'accrochai son manteau, pris son sac de ses mains et lui rappelai d'enlever ses chaussures. Elle obéit avec des gestes lents, ses parents nous dévisageant sans aucune gêne, et j'eus le vague sentiment d'être un intrus. Ils voulaient leur fille et, au lieu de leur sauter dans les bras, elle se tournait silencieusement de mon côté. Voilà qui en disait long sur nous tous.
Nous suivîmes Adélaïde jusqu'au canapé, un beau mobilier blanc en forme de U, qui entourait une table basse en chêne massif recouverte de mets et de verres à vin vides. Vincent et Adélaïde se mirent d'un côté, tandis que Saska et moi nous assîmes de l'autre, face à eux. Chacun se servit en silence.
J'étais presque persuadé que personne n'allait piper mot jusqu'à la fin de la soirée lorsque ce fut Saska, à ma surprise, qui prit la parole :
— M... ma boutique fonctionne à merveille. J'ai une employée sérieuse et... et une clientèle fidèle. Je ne fais même plus d'heures s... suppl... supplémentaires.
Cela sonnait cruellement comme une justification. La première chose qu'elle leur racontait était qu'elle réussissait. Encore un point qui en prouvait beaucoup.
— Combien gagnes-tu par mois ? demanda Adélaïde.
— A... assez pour vivre.
— Et vous, jeune homme ? dit-elle en se tournant vers moi.
— Pardon ?
— Combien gagnez-vous par moi ?
Je faillis m'étouffer avec la chips que j'avais en bouche. Saska semblait à deux doigts de lancer son verre de vin quelque part où elle pouvait faire le plus de dégâts possible.
— M... maman, c'est malpoli !
— Quoi ? Ce n'est pas un sujet tabou.
— Je gagne ni plus ni moins que ce dont j'ai besoin, répondis-je pour mettre un terme à ce sujet. Je suis un artiste, vous savez, je me contente de ce que j'ai.
Les deux parents se renfrognèrent. Apparemment, ma réponse ne les avait pas satisfaits.
— J'ai cuisiné des coquilles Saint-Jacques, dit le père pour ne pas perdre la conversation. Le plat préféré de Nandhi... Nan... hum... Saska.
— Oh, vous êtes le chef de la maison ? lançai-je sans attendre une réaction de la part de la femme à mes côtés.
— Oui. Ici, je ne porte pas que la culotte, mais aussi le tablier !
Je forçai un petit rire qui me sembla sonner atrocement faux.
— Ça tombe bien, j'adore ça. D'ailleurs, merci de m'avoir invité à l'improviste, ça me fait plaisir de vous rencontrer.
— Oh, ne nous remerciez pas, c'est plutôt à nous de le faire, rit la mère en agitant la main. Nandhin... Aïe, Vincent, pas besoin de me donner un coup de coude aussi fort. Saska devait bien sortir de sa solitude, un jour ou l'autre.
Il n'y a pourtant rien de mal à la solitude. Ce sont toujours les autres qui détruisent en premier.
— Lorsqu'elle dure depuis trop longtemps à un âge aussi jeune, répondit Adélaïde, me faisant prendre conscience que j'avais pensé à voix haute. Je craignais qu'elle finisse vieille fille. Dieu merci, vous êtes là, désormais.
Je n'aimais décidément pas cette façon de parler de Saska à la troisième personne, comme si elle n'existait pas – et j'étais encore plus choqué du fait qu'elle ne dise rien et se plie en silence aux paroles de ses parents. Quelques minutes dans sa maison d'enfance m'avaient suffi à comprendre bien plus de choses qu'elle n'était capable de me raconter. Premièrement, que son aversion tentée de peur pour sa famille était justifiée. Deuxièmement, que ce n'était pas étonnant qu'elle se déteste tant lorsqu'elle avait été élevée dans l'idée de ne jamais être « assez ».
— Nous ne sortons pas ensemble, dis-je en remarquant la lueur d'espoir qui animait les yeux de Vincent et d'Adélaïde. En fait, nous ne sommes impliqués dans aucune forme de romance quelconque.
— Bien sûr, bien sûr, confirma le père en sirotant bruyamment son vin. Chérie, je vais vérifier la cuisson des meringues. Excusez-moi.
Il se leva et quitta le salon, laissant sa femme seule face à Saska et moi, à nous fixer en chiens de faïence. L'apéritif creusait comme un mur entre elle et nous, et la lourdeur de la situation commençait à me peser sur les épaules et le cœur. Je n'avais jamais eu une famille facile, mais, au moins, nous avions toujours tout fait pour nous serrer les coudes. Là, j'avais l'impression d'assister à un concours de regards noirs. Et il fallait dire que j'étais juge de deux championnes.
— Alors, vous n'êtes pas ensemble ?
— Non, m... maman. Tu vois, deux personnes de sexe différent ne sont p... pas forcément obligées d'avoir des rap... rapports. Ça s'appelle l... l'amitié.
Quelque chose me fit à la fois du mal et du bien derrière mes côtes. Je ne voulus pas chercher ce que c'était, par crainte d'y découvrir un sentiment qui ne devrait pas y être.
— Mais tu as quelqu'un dans ta vie ?
— Non.
— Vraiment personne ?
— Non.
— Aucun garçon autour de toi ne t'attire ?
Saska respira profondément, me jeta un coup d'œil furtif et serra les poings sur ses cuisses. Si je n'avais pas craint de la braquer plus encore, j'aurais noué ses doigts aux miens.
— Arrête avec t... tes questions, maman.
— J'essaye juste d'en savoir un peu plus sur toi.
— Tout ne tourne p... pas autour de ma vie senti... sentimentale. Le célibat ne me rend pas mal... malheureuse, tu sais. Être seul ne veut pas... pas forcément dire se sentir s... s... seul.
Mais toi, tu te sens terriblement seule, Saska. Quoi que tu dises, tes yeux parlent plus que ta bouche.
— Mais tu as tant à partager, Nandhinie, murmura Adélaïde d'un ton qui ébranla mon jugement à son sujet. Tu as tant à offrir.
Quatre yeux se posèrent sur moi, trois bleus et un marron. Je ne sus plus où me mettre. Deux me hurlaient de réparer Nandhinie, tandis que deux autres me suppliaient de comprendre Saska. Que faire ? Et qui était vraiment la femme assise à mes côtés ? Elle-même ne semblait pas savoir à quelle identité appartenir. J'étais prêt à l'épauler, mais comment la soutenir si le visage en face de moi ne cessait de se transformer ?
— Il y a bien q... quelqu'un, avoua Saska en détachant son regard de moi pour l'ancrer à celui de sa mère. Je ne sais pas vraiment qui c'est, mais... je me sens proche de l... lui.
— Comme ça sonne mystérieux ! Raconte-moi vite avant que ton père ne revienne...
Mes mains étaient gentiment posées sur le rebord du canapé, alors qu'elle ne fut pas ma surprise lorsque je sentis l'une d'elles se recouvrir de quelque chose de doux. C'était Saska, qui enrobait mes doigts dans sa paume, comme si elle voulait me faire passer un message, comme si elle savait tout. Mais c'était impossible. Sinon, je ne serais pas ici, sur ce canapé, et ma peau ne serait pas contre la sienne.
Quelque chose d'électrique remonta le long de mon bras lorsque sa voix infiniment douce caressa l'air, sans bégayer un seul instant.
— Nous ne nous sommes jamais rencontrés, mais nos douches sont de chaque côté de l'un des murs de notre appartement et, parfois, nous nous douchons en même temps et chantons ensemble.
Elle ne savait pas. Je ne voulais pas qu'elle sache. La honte et la frayeur de baisser dans son estime me retenaient de lui avouer que j'étais cet inconnu mystérieux. Je savais combien elle avait horreur des mensonges, mais c'était plus fort que moi. Je ne voulais pas briser l'image, si belle, si glorifiante qu'elle avait de moi.
Je ne voulais pas qu'elle trouve une raison de s'éloigner.
— Les Saint-Jacques sont juste prêtes ! cria Vincent avant que l'un de nous ne puisse répondre quoi que ce soit. Venez à table tant qu'elles sont encore chaudes !
Nous nous levâmes d'un même mouvement, et la main de Saska disparut. Je pris mon verre de vin et suivis Adélaïde jusqu'à la table à manger, généreusement garnie de décorations propres et de choses à grignoter, talonné par une petite présence discrète qui vint s'asseoir en face de moi. Je ne pus savoir si j'aurais préféré l'avoir à mes côtés. De là, je n'avais pas besoin de tourner la tête pour la regarder.
L'admirer ainsi, dans son quotidien, faisait fleurir l'inspiration dans mon esprit à la vitesse d'une balle de revolver. J'avais envie de peindre, de dessiner, d'écrire, de chanter, de photographier, de composer, de lui montrer combien de belles choses elle était capable de créer sans même sans même s'en rendre compte. Je voulais qu'elle sache à quel point j'avais été giflé par sa puissance lorsque je l'avais admirée pour la première fois sur le tableau de mamé Laura. Qu'elle se rende compte de toutes les émotions, tout l'art, toute la splendeur que sa simple existence pouvait générer. Qu'elle ne voie plus l'agneau fragile qu'elle montrait, mais la louve courageuse et couverte de cicatrices qui feulait au fond de son âme. Je ne voulais pas qu'elle cesse d'être timide et silencieuse – ces traits de caractère faisaient partie d'elle et, sans eux, elle n'était plus vraiment Saska. Mais si seulement elle pouvait prendre conscience de sa force, elle arrêterait de porter les montagnes et commencerait à les gravir.
— Emmanuel, je vous sers ?
Le retour à la réalité fut brutal. Difficile de se concentrer sur un sujet aussi banal que la nourriture quand on venait de songer à la véhémence avec laquelle on était fasciné par quelqu'un. Je clignai des yeux et donnai mon assiette sans y réfléchir, avec le réflexe d'un gamin qui voulait que sa maman le serve.
Mais ce n'était pas ma maman. Et je n'étais plus un gamin.
— Je vais me servir, merci beaucoup, déclarai-je en reprenant mon assiette des mains d'Adélaïde. Ne vous occupez pas de moi, c'est très gentil, mais je préfère me débrouiller.
Elle ne répondit pas, sourcils haussés, et je remarquai brièvement que la couleur de ses iris était exactement la même que celle de l'œil gauche de Saska. Un bleu-gris, entre orage et beau temps, à la fois sombre et clair, terrifiant et apaisant – mais il était presque étrange de regarder cette nuance sans le marron chocolat pour le contrebalancer. Comme si ce n'était qu'une partie du visage que je trouvais si poétique. Comme s'il manquait une pièce au puzzle.
Je me rendis compte que Vincent me dévisageait avec la même expression qu'avait parfois Saska. Lui, en revanche, avait les yeux presque noirs. L'autre moitié. L'autre pièce. Contrairement à sa femme, il ne me semblait pas fermement décidé à rabaisser sa fille jusqu'à la réduire à l'état de chiffe dépressive, mais il n'était pas foncièrement bon non plus. Son regard perçant ne voyait pas la même chose que le reste du monde. Saska m'avait dit que ses deux parents travaillaient dans la psychologie. De la part de Vincent, ça ne m'étonnait pas. Il observait les plus petits comportements avec la précision d'un écrivain. Chirurgicale.
— Comment vous êtes-vous rencontrés, tous les deux ? demanda Adélaïde en se versant un nouveau verre de vin.
— Par hasard. Je devais photographier son employée, et Saska l'a accompagnée pour qu'elle ne soit pas toute seule – la plupart des personnes ne sont pas à l'aise devant une caméra –, et c'est finalement Saska qui a fini sous le flash.
— Toi ? Photographiée ? s'exclama Vincent en s'adressant directement à sa fille pour la première fois depuis notre arrivée. Je n'aurais pas cru.
— J... je n'aurais pas cru non plus, mais Emmanuel a s... su me convaincre.
— Tu lui fais confiance ?
La question de Vincent me fit relever la tête. Non, non, non, pourquoi l'avait-il posée ? J'avais pris soin de ne pas tâtonner le sujet auprès de Saska, parce que je savais très bien que non, elle ne me faisait pas confiance. Elle ne faisait confiance à personne. Et je ne voulais en aucun cas la forcer à l'avouer.
Un silence s'installa.
Saska me fixa comme si elle était sur le point de lancer un S.O.S. Mais que pouvais-je dire ? Je n'étais pas en mesure de répondre à sa place, et il n'y avait aucun moyen de changer de sujet. Il fallait qu'elle réponde. Même si elle devait dire non, il fallait qu'elle réponde. Ce mutisme devenait assourdissant.
Elle ouvrit la bouche. La referma. Tritura le coin de sa serviette en papier.
— Bientôt.
C'était bien plus que j'en avais espéré.
Mon pied rencontra le sien sous la table. Elle leva la tête vers moi, et je lui fis un clin d'œil encourageant. Je soupçonnais ses parents de ne pas avoir compris le sens de ses propos, mais je ne m'en souciais guère : moi, j'avais ma réponse. Moi, j'avais ma lueur d'espoir. Moi, j'avais compris.
— Alors, comment sont mes coquilles Saint-Jacques ?
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