22. Repas de famille (1)
Emmanuel
— Bonjour, Mrs Lorell. Me feriez-vous l'honneur de me laisser baiser votre main ?
Saska se mit à glousser, magnifique avec ses cheveux coiffés en un chignon banane un peu lâche, le visage au naturel, sans maquillage pour cacher ses constellations de taches de rousseur. Elle me tendit le bras, et je me penchai pour poser mes lèvres sur sa peau pâle, sentant un parfum discret émaner d'elle.
— Mr Artem, que me vaut cet honneur ? fit-elle alors que je lui ouvrais la portière passagère de ma voiture.
— J'ai lu du Jane Austen, hier, et je suis retombé amoureux encore et encore de cet univers peuplé de gentlemen et de révérences. Allez, grimpe, j'ai préparé une playlist pour le trajet.
— Est-ce que tu y as mis The Beatles ?
— Bien évidemment.
Elle s'installa et je vins prendre place à mon tour derrière le volant, légèrement perturbé par les odeurs différentes qui se mêlaient : celle de ma voiture, familière, de mon déodorant, que je ne sentais même plus, et celle de Saska, nouvelle. Elle n'avait jamais mis de parfum auparavant. En quel honneur l'avait-elle fait ce jour-là ?
Je branchai mon téléphone et lançai ma playlist. Je réduisis le son en simple ambiance pour que Saska ne se sente pas gênée si elle avait envie de dire quelque chose, et démarrai le moteur.
— I'm a Believer ? On va vraiment être amis, tous les deux, dit-elle en écoutant le titre qui passait.
— Ce n'était pas déjà le cas ?
Je me tordis dans à peu près tous les sens anatomiquement possibles pour manœuvrer, coincé entre deux voitures qui s'étaient collées trop près de la mienne. Saska rit quand mes roues raclèrent le trottoir. Ça n'était pas vraiment drôle, mais j'eus une réaction en écho avec la sienne.
— Si, nous sommes amis, mais ce n'est certainement pas pour ton talent de pilote.
— Tu n'as qu'à le faire, toi, si c'est si facile.
— Impossible. Je n'ai pas mon permis.
— Pourquoi ?
Silence. Elle tourna la tête vers sa fenêtre et s'emmura dans un mutisme plus éloquent que n'importe quelle réponse. Ne sachant plus trop quoi faire, j'augmentai le volume de la musique et me concentrai sur ma conduite délicate. Je finis enfin par m'en sortir, tout ça pour me retrouver bloqué dans les bouchons parisiens.
Le son joyeux qui vibrait depuis les haut-parleurs était bizarrement décalé par rapport à l'ambiance. Je passai au suivant, un peu plus calme, sous le regard indéchiffrable de Saska.
— Je ne connais pas. C'est quoi ? demanda-t-elle après quelques secondes d'écoute.
— Du Lana Del Rey. Cette femme est un mythe vivant.
— Ride ? lut-elle sur mon écran de téléphone.
— J'adore la mettre quand je conduis. Je m'imagine dans une vieille voiture américaine décapotable, un foulard au cou, les cheveux balayés par le vent sous un soleil trop chaud.
— Fais attention, Isadora Duncan est morte comme ça.
— Tu as raison. Oublie le foulard.
Elle fouilla dans le grand sac à main noir qu'elle avait pris avec elle et en ressortit son portable. Je la vis du coin de l'œil tapoter quelque chose à l'écran et j'osai jeter un rapide regard vers elle.
— J'envoie un message à mes parents, dit-elle pour répondre à ma question silencieuse, parce que je ne leur ai toujours pas dit que je venais accompagnée. En fait, je ne leur ai même pas dit que je venais.
Elle s'immobilisa une seconde, et je devinai qu'elle frissonnait. De peur ? De colère ? De tristesse ? D'anticipation ? Ou d'un peu tout à la fois ?
— Tu es sûre que je ne vais pas être de trop ? questionnai-je en essayant de me repérer dans un rond-point.
— C'est la troisième sortie, indiqua-t-elle. Non, sincèrement, ça leur fera même plaisir. Ils ont l'habitude de me voir... seule, et désespèrent un peu de moi. Ils pensent que la clé de mon bonheur, c'est de me marier, avoir un travail sérieux et fonder une famille dans une jolie maison.
Elle se tourna encore vers la fenêtre pour échapper à ma vue.
— Tant que je suis riche et normale, ils pensent que tout va bien.
— Mais tu... enfin...
— Tu peux le dire : non, je ne suis ni riche ni normale. Et c'est pour ça qu'ils sont convaincus que je suis en perpétuelle dépression.
Mais ont-ils vraiment tort ?
— Lundi, quand... quand j'ai parlé des antidépresseurs au téléphone... En fait, depuis mes treize ans, ma mère essaye de m'en faire avaler. Mes deux parents travaillent dans la psychologie et ils ont passé mon enfance à analyser mon comportement et ma santé mentale. Ça aurait pu être bien s'ils n'avaient pas été si envahissants. Tout ce que je disais était sujet à une potentielle expression d'un sentiment caché que je refoulais, bla-bla-bla. Il suffisait que je demande qu'on me passe le sel pour que je me retrouve bipolaire et transphobique.
— Transphobique ? Quel lien avec du sel ?
— Aucun. Mais ils arrivaient toujours à en trouver un.
« Cette mascarade ridicule a continué jusqu'à aujourd'hui. Seulement, peu avant mes dix-huit ans, ma mère a dépassé les bornes. C'était la goutte de trop. Elle m'avait toujours mis la pression pour que j'avale ses fichus cachets, mais jamais elle n'avait tenté de m'en faire prendre par la force. Et un jour... un jour, elle en avait caché un dans mon repas. J'étais hors de moi. Je crois que jamais dans ma vie je n'ai été dans une telle colère. Tellement qu'encore aujourd'hui, je le sens vibrer au fond de moi quand je pense à eux.
« Le soir même, j'ai fugué et je ne suis jamais revenue. Je suis allée me réfugier chez ma meilleure amie à l'époque, pendant une semaine, jusqu'à ce que j'atteigne ma majorité. Là, j'ai fait du stop jusqu'à Paris, pour péniblement réussir à devenir serveuse dans une brasserie et assistante d'un vieux libraire croûteux. J'ai jonglé entre ces deux métiers durant quatre ans, économisant le plus possible pour lancer ma propre boutique. Je l'ai ouverte en juin de cette année, et j'ai embauché Zoée un mois après, quand je me suis rendu compte que jamais je n'y arriverai sans aide.
« Je ne suis retournée voir mes parents qu'une seule fois depuis mes dix-huit ans. C'était en mars. Je commençais à voir le bout du tunnel, l'ébauche de mon rêve, et je me croyais assez forte pour les affronter comme une adulte mature. Je n'ai pas réussi. Lorsque j'ai vu que ma mère avait encore dissimulé un antidépresseur dans mon repas, j'ai pris mes affaires, lancé mon assiette à travers la pièce et suis partie en courant. J'ai marché des heures dans la gadoue pour aller jusqu'à la gare de Caen et, quand je suis arrivée à mon appartement, j'avais attrapé le plus gros rhume de toute mon existence.
« Ma mère a continué à m'appeler chaque semaine pour m'inviter à ses repas de famille, à me parler comme si rien ne s'était jamais passé, comme si elle ne savait pas que je la hais. Je n'y suis plus jamais allée. Il en était hors de question. Je ne pouvais pas faire face aux deux personnes qui avaient bousillé mon adolescence et me souriaient en niant les faits.
— Alors, pourquoi est-ce que tu as accepté, aujourd'hui ? demandai-je prudemment sans oser trop élever la voix.
— Parce qu'il fallait que je leur dise au revoir.
Ma voiture fit une brusque embardée.
— Au revoir ?
— Je n'ai jamais vraiment coupé les ponts avec eux. Du moins, je ne l'ai jamais dit explicitement. Je n'aurais jamais osé le faire seule – j'aurais trop peur de perdre les moyens –, mais, maintenant, je sais que tu es là. Tu m'as proposé une épaule sur laquelle me reposer, alors je l'accepte.
— Et j'en suis content. Souvent, demander de l'aide est plus courageux que vouloir affronter seul ses démons.
Je la regardai brièvement pour voir qu'elle souriait. Elle venait de se livrer à moi et elle souriait. C'était magique.
Saska était bien plus forte encore que je l'avais imaginé : elle était partie sur un coup de tête de la maison de ses parents, les avait quittés d'une manière trop brute pour une femme de dix-huit ans aussi sensible qu'elle et avait construit sa vie à partir de rien. Elle me faisait un peu penser à Carmen, avec cette même force de caractère, cette ténacité à vouloir y arriver, ce besoin crucial d'indépendance. À la différence que Saska le cachait et l'oubliait sous le doute et l'angoisse.
Mon estime pour elle devint de l'admiration. Comment pouvait-elle ne pas s'aimer ? Moi, je l'adorais, pour ses qualités comme pour ses défauts. Plus j'apprenais à la connaître, plus j'apprenais à la comprendre.
— Donc, c'est pour ça que tu n'as pas ton permis. Parce que tu étais occupée à construire ta propre boutique.
— Et parce que c'est odieusement cher. C'est plus d'un millier d'euros, avec les cours et les examens.
Mon cœur se serra. J'avais envie de lui donner tout ce que j'avais, de lui payer tout ce dont elle avait besoin, mais je savais qu'elle n'accepterait jamais que je m'occupe de sa propre vie à sa place. Et, en plus, je n'avais pas forcément non plus le loisir de lancer des milliers à tout-va. Le restaurant, d'accord. Nous n'avions pas pu en profiter, et les événements avaient viré à la catastrophe, mais nous avions chacun compris quelque chose de fondamental sur l'autre. Elle, qu'elle pouvait me faire confiance, et moi, qu'elle n'était pas un oisillon apeuré et sans défense. Elle avait besoin d'être soutenue, certes, mais je n'étais qu'un tremplin pour la fureur de vivre qu'elle gardait en elle. Je ne faisais que poser un pansement sur une cicatrice.
La musique prit fin et fut remplacée par Hallelujah. Le souvenir des deux dernières soirées me revint immédiatement en tête, et je dus mesurer un gros effort pour ne rien laisser paraître – après tout, des tas de personnes écoutaient cette musique, non ? Ça pouvait être une simple coïncidence. Il n'y avait aucune raison pour qu'elle fasse le lien entre l'homme avec qui elle avait chanté vendredi et samedi... et moi.
— Oh, tu la connais ? fit-elle remarquer.
— Oui. Qui ne la connaît pas ?
Je souris en priant d'être crédible.
— Seulement les plus ignares.
— Oh, Mrs Lorell, quel langage !
— Mr Artem, je vous en prie, nous avons droit à la liberté d'expression au XXIe siècle.
— En effet, mais il ne faut pas confondre liberté d'expression et liberté d'insulter.
Elle eut un petit mouvement de recul, comme si mes mots venaient de la heurter. Je zigzaguai entre un camion et une voiture mal garée pour prendre un autre embranchement, et quitter ces fichus bouchons qui commençaient à jouer avec mes nerfs. Je pus accélérer un peu et faire glisser le goudron sous mes pneus.
— C'est vrai, ce que tu viens de dire.
— Bien sûr que c'est vrai, c'est simplement que la plupart des gens ne font pas la différence.
— Si seulement le monde pouvait prendre conscience de certaines choses, je suis certaine que nous pourrions résoudre la majorité des problèmes de notre société.
— Comme quoi ?
— Prenons comme exemple les vêtements, dit-elle en s'arrangeant sur son siège pour être tournée vers moi. Ou plutôt, le style vestimentaire. On part du principe que les robes sont pour les femmes, et les costards pour les hommes. Dès qu'un homme se met à porter une robe, il se fait traiter de « femmelette », de « tarlouze », de « pédé », ou de tout ce que tu veux qui fait partie de ce registre. Ou s'il met du rouge à lèvres, c'est forcément un travesti. Alors qu'en réalité, un homme en robe ou qui porte du rouge à lèvres est toujours un homme, il peut même être très viril. Les vêtements n'ont pas de genre, ce sont juste des bouts de tissus qui nous servent à ne pas nous promener à poil et choper la crève. Léopold, par exemple, se maquille bien plus que moi et, à aucun moment, je ne me permettrais de lui dire que ça le féminise. Non, le maquillage n'est pas un truc de « fille ». Hier encore, j'étais en train de lui manucurer les orteils en rose paillette, et ce n'est pas parce qu'il est gay qu'il aime le rose ou le mascara. C'est parce qu'il est un homme qui a son propre style et qui adore s'amuser avec la mode. Combien de fois a-t-il porté des jupes ou des sandales ! Eh bien, si le monde pouvait comprendre ça, des milliers – des millions – de personnes pourraient s'habiller comme elles le souhaitent réellement et sans craindre d'être insultées pour leurs goûts. Et il y aurait bien moins de haine sur cette basse Terre.
— Tu lui as vraiment manucuré les ongles ?
— Oui, pourquoi ?
Je plantai mon regard dans le sien et fis mon plus beau sourire.
— Tu voudrais bien manucurer les miens aussi ?
Elle me dévisagea pendant une seconde, et nous explosâmes de rire. L'habitacle étroit résonna des sons de notre hilarité durant plusieurs minutes. Lorsque nous nous calmâmes, plus aucune tension ne régnait entre nous. La musique avait encore changé, et était passée sur le titre Cool Kids, que Saska se mit à fredonner par cœur du bout des lèvres. Je dus me forcer à me concentrer sur la route pour ne pas loucher sur sa bouche veloutée.
Nous roulâmes encore une heure, à parler de tout ce qui nous passait par la tête (les musiques, les galaxies, l'espace-temps, l'imaginaire, les livres, l'art) et je n'y crus pas lorsqu'elle me dit que nous étions arrivés. Le trajet m'avait semblé ridiculement court. Je m'étais garé devant une petite maison jaune, à l'allure coquette et entretenue, bordée par un jardin aux couleurs de l'automne. Un brouillard épais flottait autour de nous et, lorsque je sortis de la voiture, je sentis qu'il faisait bien plus frais qu'en ville. Je retrouvais le même air humide qu'en Bretagne.
— Ça va aller ? demandai-je à Saska en allant lui ouvrir sa portière.
— Oui. Je crois que j'ai épuisé tout mon stock de conversation pour la journée, mais ce n'est pas plus mal. Le silence est un bon moyen de communication.
— Tes parents ont répondu à ton SMS ?
— Ils n'aspirent qu'à te rencontrer et sont plus heureux que jamais. Tu parles !
— Allez, ne sois pas pessimiste, dis-je en verrouillant ma voiture et suivant Saska derrière le portail blanc. Je suis là si jamais ça doit mal tourner.
Elle s'arrêta et plongea un regard effrayé dans le mien. Un gris orageux et un marron torréfié : deux couleurs différentes, mais si belles côte à côte. Une mèche de cheveux était accrochée dans ses cils et, à chaque battement de paupière, elle frémissait. Même stressée, elle arrivait à être sublime. Cette fille allait anéantir ma raison.
— Emmanuel...
Pourquoi la vie avait-elle bousillé une personne si précieuse ?
— Promets-moi que je n'aurai jamais à te supplier pour que tu restes auprès de moi.
Il y avait une telle souffrance dans ses paroles que je pus la ressentir dans ma propre poitrine, écraser mes os et comprimer mes poumons, m'ôter toute respiration – je retins mon souffle, comme le nageur qui s'apprête à plonger, le parachutiste qui s'apprête à sauter, l'homme qui s'apprête à jurer. Je me perdis dans le chaos qui faisait rage dans ses pupilles, ne sachant pas très bien si je devais apaiser ou combattre la tempête. Et j'entendis l'écho de sa voix qui hurlait « Ne pars pas » à quelqu'un qui ne l'avait jamais écoutée.
— Jamais.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top