21. Tandem
Saska
— Aloooors ? s'écria Léopold à l'instant où je posai un pied sur le seuil.
Mon Dieu, je l'avais complètement oublié, ce pauvre bougre !
— Madame a toujours refusé que son meilleur ami l'invite dans un restaurant chic, mais dès que c'est le beau Manu, ça devient tout sucre !
— Je n'ai pas envie d'en parler, Léo.
Il perdit immédiatement son sourire. J'ôtai ma veste, l'accrochai sans y réfléchir, et vins me verser un verre d'eau que je bus d'une traite.
— Qu'est-ce qu'il s'est passé, Saska ?
— On a croisé Carlos.
Sa bouche forma un O parfait. Il était affalé sur le lit, en slip trop grand, son ordinateur posé sur les genoux, et regardait... Oh non, est-ce que c'était vraiment une vidéo pornographique ?
— Éteins-moi ça, grimaçai-je en désignant son film, c'est dégueulasse de faire ça chez moi.
— Je n'étais pas en train de me l'astiquer, Sas'. Regarde, ça ne me fait aucun effet.
Il désigna son entrejambe parfaitement au repos.
— Je me fiche de ta zigounette, Léo, soupirai-je en posant mon verre dans l'évier.
— Et c'est pour ça que nous sommes meilleurs amis, et pas amants, railla-t-il en fermant son ordinateur. Bon, raconte : qu'est-ce que Carlos fichait dans le même périmètre que toi ?
— Il voulait me voir.
— Te voir ? Mais ce type est cinglé. Ça fait un an que vous avez rompu, pourquoi est-ce qu'il continue à te courir après ?
Parce qu'il veut me tuer.
— Emmanuel l'a envoyé balader. Il m'a raccompagnée, puis on a discuté, et il a accepté de venir avec moi dîner chez mes parents.
— Attends, stop, stop, stop, fit Léopold en agitant les mains, ça va trop vite. C'est quoi, l'étape d'après ? Il met un genou à terre pendant que tu perds les eaux ?
Je déboutonnai ma braguette et m'allongeai à côté de mon meilleur ami. Il vint repousser les cheveux qui s'étaient invités sur mon visage et, avec un petit sourire, posa un bisou sur ma joue. Ses marques d'affection me firent chaud au cœur. Léopold était peut-être une drama queen sarcastique, quand il aimait, c'était avec une ardeur prodigieuse.
Il était l'extraverti sans pudeur que je n'étais pas, tandis que Clémentine était la femme fatale que j'aurais voulu être. Et moi, j'étais le calme et la raison qui leur manquaient. Nous formions un trio complémentaire.
— Non, parce que le coup du « Ce type est un amour, regarde comme il s'occupe de moi », tu nous l'as déjà fait, ma petite poule. Et vois où ça t'a mené.
Dans les limbes sombres de la dépression.
— Emmanuel, c'est... pas pareil.
— C'est ce qu'on dit à chaque fois.
— Tu as le ton bien amer, mon Léo. Fais attention, tes paroles ont un goût de déception.
— Pas du tout. Je l'ai déjà oublié. Tiens, je ne sais même plus comment il s'appelle.
Il mentait aussi mal que moi.
— Il s'appelle Atlantic, et tu l'as oublié tout autant que, moi, je suis indifférente face à Carlos. Laisse tomber, Loulou, nous sommes deux artichauts malmenés par l'amour.
— Tu aurais dû faire poète, ma belle.
Il posa un baiser sur mon front et s'allongea à côté de moi, sa tête contre mon épaule. Léo avait un besoin quasi constant de contact. Si ça ne dérangeait pas Clémentine, au point qu'ils étaient colocataires depuis des années, j'avais plus de mal à le supporter. Et je me mis à songer que si Emmanuel était à sa place, il ne se serait pas permis de me coller de la sorte.
— Bon, reprends depuis le début jusqu'au passage où tu l'invites chez tes parents.
Je lui fis le récit de toute la soirée, du moment où je lui avais envoyé un SMS discret pour lui dire où et avec qui j'allais manger, jusqu'à ce qu'Emmanuel se mette à me parler de lui sous le porche de l'immeuble. Léopold m'écouta sans m'interrompre, hochant la tête de temps en temps, et jouant avec mes doigts comme pour en mémoriser la forme exacte. À la fin, je fus à bout de souffle. J'avais rarement autant parlé.
— Waouh ! Si ce type n'est pas l'homme de ta vie, alors je ne suis pas gay.
— Dans ce cas, je vais bientôt pouvoir te raconter qu'il a posé un genou à terre pendant que je perdais les eaux, gloussai-je.
— Je ne te souhaite que du bonheur, ma p'tite sœur. Et si tu voyais combien tes yeux brillent quand tu me racontes la façon dont il s'occupe de toi, tu saurais autant que moi que tu l'as déjà trouvé.
— Ne dis pas de bêtises. On se connaît à peine.
— Mais il va venir manger chez tes parents.
Je soupirai en observant Léopold plier et déplier mon index. Si seulement il pouvait comprendre ce qui m'avait poussée à le faire ! Ce qu'Emmanuel avait fait ce soir me prouvait qu'il n'était pas comme Carlos, qu'il était digne de ma confiance – si tant était que je retrouve comment faire confiance à qui que ce soit.
— Tu te crispes, ma chérie. À quoi tu penses ?
— Que tu es un meilleur ami formidable.
Il se tourna sur le flanc et me serra contre lui. Je le laissai faire, absorbée par mes pensées. Ce qui s'était déroulé ce soir avait opéré comme un déclic en moi : il existait, quelque part, une personne qui savait pourquoi j'étais marginale. Qui me comprenait. Qui portait une attention particulière à mon bien-être et qui faisait tout pour le maintenir. Qui avait conscience de ce que personne ne voyait jamais. Il y avait un gentleman au-dehors qui était prêt à affronter ex, parents et employées étranges juste pour... moi.
Était-ce seulement réel ? Ça me paraissait impossible à concevoir. Je faisais trop d'efforts instinctifs pour repousser tout le monde. Comment pouvait-il faire fi de ma carapace gelée ? Et si Léopold avait raison, et que ce « nous » qui se créait débouchait sur quelque chose de bien plus sérieux, serais-je en mesure de le laisser entrer entièrement dans ma vie, changer mes habitudes, bouleverser mes émotions ?
Étais-je capable d'être de nouveau amoureuse ?
Le visage de Carlos s'imposa à mon esprit comme une honte. Non, je n'en étais pas capable, pas après avoir connu tant de douleur. J'avais survécu tellement difficilement que je n'avais ni l'envie ni la force de rechuter dans la gueule béante du désespoir. Je peinais déjà à en sortir. Non, décidément, il était hors de question que je tombe amoureuse, même d'Emmanuel. Et puis, de toute façon, il n'y avait aucune chance qu'il s'éprenne de moi.
Les hommes préféraient les filles faciles aux filles d'esprit.
Combien de soirées avais-je passées avec Clémentine, pour que, finalement, ce soit elle qui la finisse dans le lit d'un autre, et pas moi ? Combien de fois étais-je rentrée bredouille parce que ma meilleure amie rieuse et tactile avait accaparé l'attention de toute la gent masculine ? Combien de fois mon cœur s'était-il serré en songeant que mes questions sur les passions et les étoiles étaient moins intéressantes que celles sur le sexe et les ragots ?
Trop, murmura mon cœur, trop de fois pour qu'un seul homme puisse te faire changer d'avis en un claquement de doigts.
Emmanuel était différent. Mais l'était-il assez pour avoir la patience d'apprendre à me connaître ? L'était-il assez pour porter plus d'attention à ma personnalité qu'à mon corps ?
Quel corps ? Cette chose molle et grasse qui entoure ton âme à sang ?
— Tu réfléchis trop, Sas'. Je le vois à ton froncement de sourcils.
— Il faut que j'aille me doucher.
— T'es au courant que tu sens hyper bon ? Je ne sais pas si c'est parce que tu sens le mec ou si c'est que tu as un parfum agréable.
— Je ne porte pas de parfum. C'est probable que ce soit l'odeur d'Emmanuel.
Cette simple pensée me fit rougir. Nom de Dieu, lorsqu'il m'avait serrée contre lui dans le métro, j'avais bien cru tourner de l'œil ! Il y avait des mois (un an, en vérité) que je ne m'étais pas tenue aussi proche et aussi longtemps d'un homme. Et je ne m'étais même pas reculée. Clémentine se serait exclamée que j'avais fait des progrès. Je me demandais juste ce qu'il avait de si apaisant que les autres n'avaient pas.
Léopold regarda le plafond et s'occupa aussi à ses pensées. Je devinais aisément qu'elles se tournaient vers Atlantic : ces derniers jours, il m'avait souvent appelée par le prénom de son ex sans faire exprès, et il se retournait à chaque blondinet bien bâti qu'il avait le malheur de croiser. Il ne riait pas autant que d'habitude et, même s'il faisait tous les efforts du monde pour cacher à quel point il avait mal, je ressentais sa douleur comme si c'était la mienne.
Je me levai pour aller me doucher, préférant laisser Léopold avec ses souvenirs sans empiéter sa bulle personnelle. J'attrapai le pyjama que je gardais toujours sous mon oreiller et allai dans la salle de bains sans un mot. J'eus brièvement le temps d'apercevoir Léo mettre ses écouteurs avant de fermer la porte, et je me rappelai mon défi. « Et tu n'as jamais songé à... chanter avec lui ? » Si mon voisin se douchait, par un quatrième hasard, en même temps que moi, valait-il la peine d'engager un duo ?
Mais qu'est-ce que c'est que cette idée improbable, déjà ? m'exclamai-je intérieurement en retirant mon jogging. Chanter avec son voisin sous la douche, qui fait ça ?
Plein de personnes, peut-être. Qu'en savais-je ? Et, au fond, Emmanuel avait raison : que risquais-je à tenter ? Au pire, qu'il sorte de sa douche et n'ose plus jamais se laver, mais ça, ne c'était pas vraiment mon problème. Au mieux, qu'il réponde.
Je me déshabillai avec des gestes automatiques et, en enclenchant le jet d'eau pour qu'il se réchauffe, j'avisai mon tube de shampooing presque vide. J'en pris un nouveau dans le placard sous l'évier et mes yeux tombèrent par mégarde sur la boîte noire. La boîte qui contenait une photo. Celle de Carlos et moi, le jour de notre rencontre.
Je restai immobile quelques secondes. J'avais envie de l'ouvrir. J'avais envie de le regarder. De voir un vrai sourire sur mon visage. De voir de l'attirance sincère dans son regard. De faire remonter Nandhinie dans le flot de mes souvenirs – c'était presque du masochisme. J'en avais envie. Cruellement envie.
Un gémissement plaintif de la part de la tuyauterie me fit tourner la tête. Quelqu'un d'autre venait d'actionner sa douche, quelqu'un juste à côté de moi.
Je pris mon shampooing neuf et refermai le placard.
Mon cœur se mit à battre comme s'il avait triplé de volume. Allais-je vraiment faire ça ? C'était mon défi, certes, mais je pouvais très bien mentir. Non, je ne pouvais pas mentir. J'en étais incapable. Il le verrait immédiatement.
Que m'avait-il pris d'accepter ?
Je vérifiai que l'eau était chaude avant de rentrer dans le bac. Mes cheveux devinrent immédiatement plus lourds tandis que le jet giclait sur mon visage, et je dus forcer sur le rideau coincé pour qu'il daigne se fermer. J'ouvris la bouche. Rien n'en sortit.
Les mots, les chansons et les émotions se mêlaient en moi, valsaient inlassablement, tordaient mes entrailles et couraient dans mes veines. Le faire ? Ne pas le faire ? C'était peut-être mon unique chance. Je devais la saisir. Saisir ma chance. Saisir ma chance. Saisir ma chance. Écouter mon instinct sans faire appel à la logique. Je devais le faire. Je devais le faire. Je devais...
— I've heard there was a secret chord, that David played and it pleased the Lord, but you don't really care for music, do you ?
Les paroles avaient jailli de moi comme un cri de désespoir. Je relâchai tout, enfin, et je chantai. Dieu que c'était étrange, après toutes ces années sans oser le faire ! Je ne m'en serais pas crue capable. La pression en moi avait gagné et, désormais, je ne pouvais plus arrêter le flot, fermer la vanne, couper ma voix. Il fallait que je continue, que je finisse, que je chante. Cette si belle chanson venait d'ouvrir la boîte de Pandore, et il était hors de question que je la verrouille de nouveau avant qu'elle ait laissé sortir tout ce qu'elle contenait.
J'entendis l'eau se couper de l'autre côté. Je faillis m'en étrangler.
— Well, it goes like this, the fourth, the fifth, the minor fall and the major lift, the baffled king composing Hallelujah.
— Hallelujah.
Son timbre s'était mêlé au mien dans une harmonie tellement parfaite qu'elle en semblait irréelle. Je dus m'accrocher à mon pommeau de douche tant le vertige qui me vrilla le crâne fut violent.
Je ne savais pas ce que je faisais. C'était sûrement une mauvaise idée. Mais quelque part, au fond de moi, j'adorais déjà ça, quoi que ce fût.
— Your faith was strong but you needed proof.
— You saw her bathing on the roof.
— Her beauty and the moonlight overthrew you.
Je me revis, assise à côté d'Emmanuel sous le porche de l'immeuble, à admirer la lune sans dire un mot. M'avait-il trouvée belle ? Était-ce possible qu'il ne mente pas quand il me disait que j'étais jolie ?
— She tied you to a kitchen chair, she broke your throne and she cut your hair, and from your lips she drew the Hallelujah.
— Hallelujah.
Je mis du savon dans ma main et me frottai le ventre. Mes doigts rencontrèrent mes généreuses poignées d'amour, passèrent sous mes seins lourds, firent le tour de mes hanches si larges. Était-ce possible qu'il trouve toutes ces imperfections jolies ?
— But baby I've been here before, chanta-t-il d'un timbre si grave qu'il vibra même en moi, I've seen this room and I've walked this floor.
— I used to live alone before I knew you.
J'étais seule avant qu'il n'arrive. Du moins, j'en avais eu cruellement l'impression, même si Clémentine, Léopold, Zoée, et parfois Opale étaient là pour moi. Et avec ses sourires sincères et ses yeux couleur miel, avec ses silences et ses gentillesses, il avait réussi à me redonner du courage. Pas de la confiance, mais du courage face aux épreuves que je surmontais pour l'atteindre.
— And I've seen your flag on the marble arch.
— And love is not a victory march.
— It's a cold and it's a broken Hallelujah.
L'amour était froid et brisé : c'était ce que Carlos m'avait appris. Alors, c'était ce que j'étais devenue dans l'espoir de lui plaire. Et maintenant, Emmanuel me suggérait que l'amour, sous toutes ses formes, était chaleureux, imparfait et puissant.
Et ça m'effrayait.
— Hallelujah.
— Hallelujah.
Je savonnai mes jambes en me demandant pourquoi c'était si facile une fois que le processus était enclenché. Comme le trac avant de monter sur une scène : on pourrait en vomir de trouille, mais une fois sous les projecteurs, la peur et le stress disparaissaient. On redoutait l'avenir, mais, finalement, l'instant présent était magnifique. Et dans mon présent à moi, je chantais avec un inconnu sans plus me soucier de l'avis qu'il pouvait avoir sur moi, en me concentrant simplement sur ma voix et sur la tonalité agréable qu'elle formait en même temps que la sienne. C'était bien trop parfait pour être vrai, et seule cette impression me donnait la force de poursuivre.
Nous continuâmes ainsi de nombreuses minutes, peut-être dix, peut-être vingt, j'avais perdu le fil de l'écoulement du temps. Nous chantâmes chaque couplet sans une seule hésitation et, à la fin, nous étirâmes notre Hallelujah pour qu'il dure, encore et encore, qu'il ne se finisse jamais. Lorsque son timbre cessa de résonner, que plus aucun bruit hormis celui de l'eau ne parvint à nos oreilles, je me rinçai et sortis me sécher, l'esprit dans un état second. J'avais complètement oublié la photo. L'écho de la mélodie continuait à palpiter en moi, et je ne me rendis pas compte tout de suite que c'était le rythme des battements de mon cœur qui me criait que j'avais réussi, que je l'avais fait, que j'avais chanté.
Une larme roula sur ma joue sans que je sache pourquoi. Je la séchai, elle aussi, et levai la tête vers mon reflet. La Saska que je vis avait les yeux brillants et les joues rosies par la chaleur. Alors, je me dis que peut-être, après treize mois à combattre mes peurs, mes doutes, ma haine et moi-même, je venais de gagner. Je venais d'affronter mes frayeurs et ressortais victorieuse, sans une égratignure, sans une goutte de sang.
Je ne ferai pas partie de ton histoire, Carlos. Désormais, je vais écrire la mienne.
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