17. Style « café renversé » (1)
Saska
Je déverrouillai la grille en fer, toujours ornée du splendide zizi violet, sous l'œil curieux de Léopold qui tenait un parapluie arc-en-ciel. Je ne laissai rien paraître et la fis coulisser vers le haut, avant d'ouvrir la porte d'entrée du magasin.
— Sympa, la déco', dit-il lorsque nous fûmes à l'intérieur.
Il retira ses larges lunettes de soleil et agita son parapluie, détrempant le sol de ma boutique.
— Ahem.
J'étais d'une humeur massacrante. Et pour cause : ce jour-là, j'avais mes règles, et il pleuvait à en faire déborder la Seine.
— Vers quelle heure doit arriver ton employée ?
— Elle ne devrait pas tarder. Elle est assez ponctuelle et on est un chouïa en avance.
Il ne releva pas mon ton sec et se contenta d'aller s'asseoir derrière le comptoir, à la place de Zoée. Je fis mécaniquement ce que je faisais tous les jours, à savoir passer un coup de balai dans la boutique, vérifier que la caisse était pleine et ouvrir la porte de l'arrière-boutique pour que la poste puisse livrer le colis que j'attendais.
— Tu as du café, Sas' ? brailla Léopold alors que je bataillai avec le verrou en fer.
— Oui. Je te l'apporte.
Je mis en route la machine juste à côté de moi et repensai à la cliente de la veille, Rose. Ses paroles étaient gravées en moi plus que ce que j'imaginais. Et les miennes, aussi.
« Profitez de votre famille, profitez de cet amour, et surtout, souvenez-vous que vous êtes plus forte que la vie tente de vous le faire croire. » Voilà ce que je lui avais dit avant qu'elle ne s'en aille. Et maintenant, je me rendais compte que ce n'était pas à elle que j'avais donné ce conseil, c'était à moi-même.
Je songeai malgré moi à mes parents. Ils voulaient vraiment que je vienne les voir dimanche, et toutes mes méchancetés ne suffiraient jamais à leur faire comprendre mon refus.
Et si, pour une fois, j'y allais ?
Non, non et non. Pas question. Si c'était pour encore supporter les discours de ma mère sur ô combien j'avais raté ma vie, le regard vide de mon père qui l'approuvait de son silence et leurs analyses constantes sur la dépression que je ne faisais pas, autant rester chez moi à ruminer devant Star Wars. En plus, il y avait fort à parier que ma mère tenterait de glisser un cachet d'antidépresseur dans mon assiette, plus ou moins discrètement, pour me forcer à en prendre, comme la dernière fois. Heureusement pour moi, je l'avais vu mariner au milieu de mes légumes et l'avais lancé à l'autre bout de la cuisine – ça avait été la goutte de trop. C'était sept mois auparavant et, depuis, je n'avais pas revu mes parents, même s'ils avaient continué à m'appeler pour avoir de mes nouvelles.
Ma mère ne m'avait jamais prise dans ses bras.
Mon père ne m'avait jamais consolée après ma rupture avec Carlos.
Ils n'avaient jamais rien souhaité, hormis mon succès, au prix même de ma santé mentale. Et ça, je ne pouvais pas leur pardonner.
Quelque chose de chaud me brûla les doigts et, la seconde suivante, une masse me percuta l'épaule. Je revins à la réalité en trébuchant, regardant autour de moi, les contours de mon ancienne maison s'estompant pour retrouver les murs froids de l'arrière-boutique.
— Saska, bordel, arrête de me faire des trouilles pareilles ! s'exclama Léopold, dont je n'avais pas remarqué l'arrivée.
Je posai des yeux inhabités sur le café, la table recouverte d'une flaque marron, mes vêtements imbibés d'un liquide chaud. Mes quelques neurones restants se connectèrent pour remettre mon cerveau en route et je pris conscience que je m'étais tellement perdue dans mes pensées que j'en avais oublié d'éteindre la machine à café.
Je relevai le visage vers Léopold. Il avait la mine incroyablement fatiguée et inquiète à cause de moi. C'était à moi de prendre soin de lui et je trouvais quand même le moyen de me paumer dans mes malheurs.
— Je... je suis désolée, Léo.
— Ne t'en fais pas. C'est... On a tous les deux passé une mauvaise nuit. Va te débarbouiller, je m'occupe de tout ça.
Je ne cherchai pas à le contredire et allai m'enfermer dans les toilettes de la boutique, qui comportaient un lavabo et un miroir propre. J'avais du café sur mon tee-shirt et sur mon jogging rouge qui avait viré au marron. Avec un soupir vaincu, je pris du papier toilette et tentai d'éponger un peu les taches disgracieuses.
— Saska, pauvre gourde, dis-je envers moi-même.
Je n'étais pourtant pas maladroite. Je prenais garde à tous mes gestes, toutes mes actions, toutes mes interactions : je n'étais pas du genre à oublier que je faisais couler du café ! Qu'est-ce qui clochait, chez moi ? Qu'est-ce qui n'allait pas ? J'avais décidé de remonter la pente et, au lieu de ça, je faisais une longue glissade à la verticale sans rien pour me raccrocher.
« Et surtout, souvenez-vous que vous êtes plus forte que la vie tente de vous le faire croire. »
Je ravalai le sanglot qui faillit m'échapper. Je pouvais être forte. Pouvais-je ? Oui, je l'avais dit moi-même. Mais comment ? Déjà, si j'arrêtais de m'apitoyer ? Mais j'étais faible... Et voilà. C'était de ça que je parlais.
Je m'empressai de sortir et de rejoindre Léopold, sachant que si je restais seule, j'allais craquer. Mon meilleur ami m'accueillit avec un petit sourire en voyant l'énorme tache qui ornait ma tenue et je fis la grimace, à moitié embarrassée. Ça n'était pas très vendeur pour les clients.
— Il faut avouer que le style « café renversé » te va très bien, ma poulette.
— La ferme.
— Hou, désolé, c'est vrai que madame a ses ovaires qui pissent.
— Déjà, c'est seulement l'ovaire gauche, dis-je en sentant une crampe violente me nouer le ventre, et ensuite, il ne pisse pas, il saigne.
— Voilà pourquoi je suis bien content d'être génétiquement un mec. Les ragnagnas, c'est un cauchemar.
— En attendant, tu n'en as pas, alors ne te plains pas ! J'ai l'impression qu'on est en train de m'enfoncer un couteau dans les entrailles !
Je me pliai en deux et posai les mains sur les genoux. Que ne donnerais-je pas pour un cachet et une bouillotte bien chaude !
— Est-ce que cette fille bizarre avec des cheveux roses qui colle son nez à la porte est ton employée ?
Je me relevai et suivis la direction de son regard. Je tombai sur Zoée, étalée contre la porte, le visage écrasé, qui nous regardait avec l'air d'un gosse devant ses cadeaux de Noël, ses mèches trempées retombant sur ses yeux.
— Euh... oui, c'est bien elle. Je ne sais pas trop ce qu'elle fait, c'est une personne atypique, mais plutôt inoffensive.
— Oh, laisse tomber, je crois qu'elle m'a juste reconnu.
Zoée appuya enfin sur la poignée, comme si elle avait oublié comment on ouvrait une porte et qu'elle venait subitement de s'en souvenir. Elle déboula à l'intérieur aussi vite qu'une tornade de couleurs et de flotte et poussa un cri hystérique.
— Léopold Han ! Oh, par tous les saints, je n'y crois pas !
Je vis du coin de l'œil Léopold faire la grimace tandis que Zoée se jetait dans ses bras, manquant de faire tomber sa chaise. Il la salua poliment avec un sourire enjoué et répondit calmement à toutes ses questions, allant de « Comment allez-vous ? » jusqu'à « Est-ce que vous pensez que je peux me faire tatouer sur le trou des fesses sans risque ? » Léo avait l'habitude des réactions bizarres de ses fans et ça se voyait. Il me fit quelques regards insistants, comme des appels à l'aide, mais je le laissai patauger dans sa propre boue, amusée par la situation incongrue.
— Je peux prendre une photo avec vous ? S'il vous plaît, s'il vous plaît !
— Pas de souci. Évitez juste de m'embrasser au dernier moment, je déteste ça.
Zoée afficha une moue déçue qui me fit exploser de rire. Au même instant, la clochette d'entrée retentit. Je tournai la tête par automatisme et mon cœur fit quelque chose de bizarre, comme un papier pris dans les rayons d'un vélo.
Le flash du téléphone de Zoée me déstabilisa, tandis qu'Emmanuel me sourit, renversant mon estomac sur lui-même. La honte de me montrer ainsi misérable, trempée de café, la surprise de le voir alors qu'il était la dernière personne que j'imaginais mettre les pieds là et la mine sincèrement joyeuse qu'il afficha, tout ça était bien trop pour mon cœur à vif. Trop d'émotions, trop de stimulus, trop de pensées qui se mélangeaient dans mon cerveau. Je perdis le fil. Alors, je fis par réflexe ce que j'avais appris à mes dépens : je fuis.
Je courus presque m'enfermer dans l'arrière-boutique le temps de reprendre mes esprits. Rencontrer mon artiste préféré, je pouvais gérer. Passer du temps avec lui, c'était plus complexe, mais je me débrouillais. L'entendre me complimenter était ma limite. Mais alors, le voir dans ma boutique, en plus dans un état misérable, je ne pouvais pas, c'était au-dessus de mes forces. J'avais besoin d'être seule, de me recentrer, me retrouver. Au calme. Par miracle, j'avais laissé mon sac avec mon portable et mes écouteurs ici, et je m'empressai de me couper du monde avec ma bulle de musique. De taire les sons extérieurs pour ne propager que ceux que je contrôlais. Je lançai idontwannabeyouanymore, une chanson que j'avais découverte récemment et dont j'étais tombée amoureuse, et me laissai bercer par la voix mélodieuse de Billie Eilish, si jeune, mais si talentueuse.
— Don't be that way, fall apart twice a day, I just wish you could feel what you say.
Je fredonnai en m'asseyant à même le sol, apaisant les battements effrénés de mes veines. Je remarquai seulement alors que mes doigts tremblaient, et je les cachai sous mes cuisses pour les oublier.
Que devaient-ils tous penser de moi, à côté ? Léopold avait plus ou moins l'habitude de mes comportements : lui-même faisait des crises de panique et il savait mieux que personne ce qu'était le besoin de s'isoler de tout. Je soupçonnais Zoée d'en connaître plus qu'elle ne le laissait entendre, même si je ne savais toujours pas comment c'était possible. Mais Emmanuel ?
— If « I love you » was a promise, would you break it, if you're honest ?
Il ne me connaissait pas. Je ne le connaissais pas non plus. C'était un moment délicat où j'étais partagée entre la curiosité d'aller vers lui et la peur sourde que m'inspirait la perspective d'une nouvelle amitié. Les gens malsains savaient cacher leur jeu. Il pouvait très bien en être un. Qu'est-ce qui pouvait me prouver le contraire ? Et qu'est-ce qui pouvait me convaincre qu'il n'était qu'un homme bienveillant ?
— Hands getting cold, losing feeling's getting old, was I made from a broken mold ?
Je glissai une mèche derrière mon oreille en fermant les yeux. Arrêter de penser, arrêter de s'inquiéter, avoir confiance : voilà ce qu'on me dirait de faire si je me livrais entièrement. Mais je n'y arrivais pas, pas encore. La confiance était quelque chose que j'avais perdu, et je ne savais plus où chercher pour la retrouver. Je ne l'accordais qu'à peu de personnes et en si petites quantités. Je doutais même de mes meilleurs amis, les gens les plus proches à mon cœur, mon frère et ma sœur. J'aimais Léopold et Clémentine de toutes mes forces, jusqu'au fin fond de mes tripes, mais je n'avais pas entièrement confiance en eux. Je restais sur mes gardes, et Dieu savait combien je me haïssais de le faire. Carlos, en fin de compte, m'avait au moins appris une chose : que l'amour était incassable, intouchable, mais que, ce qui laissait vraiment des séquelles, c'était de voir son assurance voler en éclats. Que c'était la clé pour garder la tête hors de l'eau. Et que sans elle, plus rien ne tenait debout, même les fondations les plus solides, telles que la famille et les amis. Que sa véritable âme sœur était soi-même.
— I don't wanna be you anymore.
Je ne voulais plus être la Nandhinie cassée de l'intérieur que j'étais devenue : j'avais changé de nom pour reprendre ma vie à zéro, pour être quelqu'un d'autre, une femme plus forte, plus sage. Au lieu de ça, je m'étais laissée sombrer, et maintenant que je griffais les rebords pour tenter de remonter à la surface, je me rendais compte que je n'avais fait que prolonger mon périple.
Mais vouloir s'en sortir, n'était-ce pas un changement en soi ? Un premier pas vers l'avant ? Si, pour une fois, juste pour une fois, je faisais le bon choix ?
— I don't wanna be you... anymore.
La musique prit fin. Je rouvris les yeux, arrachai mes écouteurs, et pour la première fois depuis très, très longtemps, je ressentis de la fierté. Parce que mon instinct me soufflait que j'étais sur la bonne voie et que j'avais décidé de l'écouter.
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