16. L'écrivain aux chocolats chauds

Emmanuel

— Attends, je n'ai même pas ton numéro, comment...

Saska fila avant que je puisse finir ma phrase. Les mots moururent sur mes lèvres, déçus, tristes. Elle avait fui sans même me donner de quoi la recontacter. D'accord, nous étions voisins, mais...

Le barman en face de moi siffla, puis laissa échapper un léger rire.

— Je ne sais pas où tu es allé pêcher celle-là, mec, mais elle est vraiment redoutable !

— Je l'ai rencontrée aujourd'hui, un peu par hasard. Je crois que je ne lui ai pas fait bon effet.

Il rit de nouveau en posant ma tasse de chocolat chaud devant moi, le regard pétillant. C'était vraiment un beau garçon.

— Je m'appelle Emmanuel, dis-je.

— Lucas. Enchanté.

Il serra ma main et sa paume me parut brûlante contre la mienne. Je lui décochai un petit sourire qui dévoilait tout juste mes dents, analysant son comportement sous toutes les coutures pour déterminer si je lui plaisais ou non.

Je m'étais découvert bisexuel à quatorze ans. C'était dans le vestiaire, après un cours de sport au collège. C'était aussi l'un des moments les plus gênants de toute mon existence. Mes camarades n'avaient pas trop de soucis à se mettre en caleçon, voire nus, et la vue de leurs corps encore prépubères m'avait rendu toute chose. J'avais dû courir jusqu'aux douches pour m'asperger d'eau froide afin de faire taire le désir chaud qui m'avait enflammé le bas-ventre devant tout le monde. Heureusement, mes amis de l'époque ne l'avaient pas pris trop mal et m'avaient accepté pour ce que j'étais sans faire la gueule. J'avais eu mon premier copain à dix-sept ans. J'étais en première, et lui, en terminale. C'était également avec lui que j'avais perdu ma virginité. Nous nous étions quittés en bons termes lorsqu'il était parti pour l'université.

— Tu habites à Paris ? relança Lucas pour me sortir de mes songes.

— Oui, depuis peu. J'ai emménagé il y a trois semaines.

— Et tu fais quoi comme boulot ?

— Un peu de tout. Écrivain, poète, peintre, dessinateur, photographe...

— Waouh ! La classe ! Moi aussi, j'écris, mais mon manuscrit n'est pas encore prêt, j'en suis à mon premier jet, alors je fais serveur pour arrondir les fins de mois.

Il soupira en essuyant un verre déjà propre.

— Je ne sais pas si j'ai vraiment du talent, mais, écrire, c'est la seule chose qui me permet de me défouler. Je me sens libre, avec mes mots. Enfin, je pense que tu comprends.

— Oui. Moi, ce que je préfère, c'est construire les personnages, me faire des amis, des enfants, des frères et sœurs, et les avoir toujours à mes côtés. J'ai vraiment l'air taré, dit comme ça, ajoutai-je en touillant mon chocolat. Pourtant, c'est ce que je ressens. Mes personnages ne sont peut-être pas réels, mais l'affection que je leur porte l'est bel et bien, et parfois, c'est douloureux de ne pas être capable de les serrer dans mes bras.

Je me perdis un peu dans mon imaginaire. Mes personnages défilèrent dans mon esprit, leur caractère, leurs failles, leur visage, leurs relations. C'était comme une toile tissée d'or, dont les fils s'entrecroisaient, se nouaient, dénouaient, coupaient et renforçaient, le tout formant un tableau magnifique que je décrivais avec des mots. Un univers incroyablement complexe était sans cesse en mouvement dans les rouages de mon cerveau, et j'avais souvent l'impression de n'en effleurer que les contours tant il était immense. Même moi, je n'en voyais pas la fin, mais, quelque part, j'aimais ça. Cette perpétuelle évolution. Avec le temps, je changeais, et mon monde aussi.

— Ça vous fera six euros et vingt centimes.

La voix de Lucas me ramena au présent comme un coup de fouet. Je redressai la tête et sortis mon portefeuille par automatisme. Avais-je la monnaie pour payer mes boissons ?

— Non, pas toi, Emmanuel, me taquina-t-il en me faisant prendre conscience qu'il parlait au vieux qui était en train de régler ses achats.

— Ah, oui, euh... J'avais la tête dans les nuages.

— J'ai bien vu. Merci beaucoup, et j'espère à bientôt, récita-t-il par automatisme au client.

— Pff. Pas la peine que je remette les pieds ici, si c'est pour être entouré de tarlouzes.

Il nous fusilla du regard, accroché à sa canne comme à son dernier salut, et quitta le café en marmonnant quelque chose à propos des homos et d'une « épidémie ». Ce fut lorsqu'il eut passé le seuil et que la porte eut claqué que Lucas explosa de rire.

— Qu'est-ce qu'il y a de drôle ?

— Il ne faut pas écouter les gens du troisième âge. Ils passent leur temps à critiquer la jeunesse et sont pleins de préjugés débiles. Ma tante aussi est comme ça. Une vieille bique qui me traite tout le temps de pédale.

— Les gens ont toujours peur de ce qu'ils ne comprennent pas.

— Bah, comme si c'était dur à comprendre, l'homosexualité ! Deux types qui s'aiment, ce n'est pas plus con que deux femmes, ou un homme et une femme, ou un peu des deux à la fois.

Sans trop savoir pourquoi, j'étais gêné d'effleurer le sujet avec cet inconnu. Ma sexualité était quelque chose de très personnel et je n'étais pas trop à l'aise à l'idée d'en parler ouvertement – ce qui était débile, vu que, manifestement, nous nous plaisions. Il avait une bouille de gars bien dans ses baskets, décontracté, du genre à écouter des vinyles en bouffant des flans au chocolat, et ça ne me laissait pas indifférent. Il avait la jeunesse et l'insouciance que je ne m'étais jamais permis de vivre.

— Eh, à l'occasion, on pourrait se revoir, dis-je en sortant mon portable. Tu as un numéro ?

— Ouais. Attends une seconde, je ne le connais pas par cœur. (Il extirpa de sa poche un téléphone à la vitre émiettée.) Tiens, le voilà.

Je l'enregistrai dans mes contacts, sous le nom de « L'écrivain aux chocolats chauds », et après avoir lâché un petit rire, il fit de même. Le temps passa vite, je finis ma boisson et nous discutâmes de sujets assez futiles : les bons endroits dans Paris, la météo de la semaine à venir, la marque de mon trench-coat. Finalement, quand la nuit fut tombée et que Lucas dut fermer boutique, je le remerciai une dernière fois, payai mes en-cas et partis. La température s'était considérablement refroidie et, en jetant un coup d'œil à mon téléphone, je me rendis compte qu'il était déjà vingt heures.

Je ne connaissais pas le coin, alors je dus me fier à la carte sur mon portable pour rentrer jusque chez moi, déambulant dans les rues comme un fantôme silencieux et solitaire. Je repensais à Saska. Lorsque je lui avais proposé de la raccompagner, une lueur de terreur s'était allumée dans ses yeux : de la peur à l'état brut. L'émotion primitive, instinctive et dévastatrice qui ne se réveillait qu'en cas de danger de mort.

À ses yeux, j'étais un danger de mort.

Deux filles en mini-short gloussèrent près de moi, attardant leurs regards fardés sur mon visage. Je leur fis un petit sourire avant de m'en aller, plus trop d'humeur à discuter avec qui que ce soit. J'étais hanté par l'image que Saska avait de moi. Qu'avait laissé entendre mon comportement pour qu'elle se sente à ce point menacée ? Je n'avais cessé de la rassurer, la complimenter, d'être incroyablement doux avec elle, comme face à un animal craintif. D'habitude, ces techniques fonctionnaient à merveille. Les mécanismes de la confiance chez l'être humain étaient assez manipulables. Alors, qu'y avait-il de différent chez elle ? Comment s'immunisait-elle contre le pouvoir de la gentillesse ? Mais, plus important que tout, pourquoi lui était-ce essentiel de s'en protéger ?

J'aperçus mon appartement à quelques immeubles devant moi. Un soupir de soulagement m'échappa et je rangeai mon téléphone dans ma poche, rassuré. Mon regard fut brièvement attiré par une jolie limousine garée sur le bas-côté, et mon intérêt s'éveilla brusquement lorsqu'un homme en sortit, lunettes de soleil sur les yeux, tatouages dans le cou, veste en cuir noir resserrée contre lui. Il referma la portière et, sans hésitation, se posta devant la porte de mon immeuble pour taper le code.

Je le rejoignis au bout de quelques secondes et l'entendis ronchonner dans sa barbe en glissant ses doigts sur les numéros au hasard. Mon corps réagit avant mon cerveau alors que je demandai :

— Tu as besoin d'aide ?

Il fit volte-face, et je remarquai des traînées noires sous ses lunettes, comme des traces de maquillage. Il renifla un grand coup, deux fois, trois fois, et me dévisagea de la tête aux pieds.

— Je veux bien, ouais. J'ai oublié le code.

Si je fus désarçonné par son ton faible, je n'en montrai rien et fis un pas pour taper la combinaison. La porte émit un grésillement, signe qu'elle était déverrouillée, et l'homme la poussa de l'épaule.

— Merci, mec.

— Pas de quoi. Ça m'arrive aussi de l'oublier, je suis nouveau.

— C'est parce que je n'habite pas ici.

Je détaillai plus précisément son visage, l'impression de l'avoir déjà vu. Traits asiatiques, peau encrée, cheveux coiffés...

Il sembla remarquer mes yeux inquisiteurs, car il expira longuement en retirant ses lunettes.

— Oui, je suis Léopold Han, dit-il pour confirmer mes soupçons. Et, non, il est hors de question que je prenne une photo maintenant.

— Waouh ! Je n'allais pas demander, je ne suis pas un fervent adepte des selfies. Et puis, apparemment, ce n'est pas trop le moment, soufflai-je en avisant de ses iris injectés de sang.

— Putain, enfin un fan calme et compréhensif ! Vous êtes une espèce rare. (Je lui souris en commençant à monter les escaliers.) Bon, ce n'est pas que je veuille être malpoli, mais il faut que j'y aille, quelqu'un m'attend. Au revoir, gentil fan.

— Au revoir, Léopold Han.

Il grimpa les marches quatre à quatre, remettant ses lunettes sur son nez, le bruit de ses chaussures résonnant dans la cage étroite. Il disparut avant que j'aie le temps de voir où il allait.

Ce fut bien plus tard, alors que j'étais nu dans mon lit, à deux doigts de m'endormir, que je fis le lien entre Saska et l'irruption surprise du si connu Léopold Han. Mais je sombrai dans les bras de Morphée avant d'avoir pu m'en convaincre, plongeant dans des rêves peuplés d'yeux vairons hors d'atteinte et de tableaux prenant vie.

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