12. La froideur du vide

Emmanuel

— Hum, je ne voudrais pas paraître impolie, mais je crois que je devrais y aller, souffla Clémentine dans l'entrebâillement de la porte de la salle de bains.

Je tournai la tête vers elle et me souvins soudain de sa présence. Elle devait se sentir terriblement mal, la pauvre : je l'invitais chez moi et, cinq minutes plus tard, je hurlais sur ma petite sœur en larmes.

— Oh, euh... excuse-moi, tu... Nous... Enfin, je comprends.

Elle sortit à petits pas et prit son sac. Lorsque son regard et celui de Carmen se croisèrent, elles se firent un sourire triste comme si elles comprenaient quelque chose qui m'échappait.

— Merci quand même. Au revoir et sûrement à bientôt, lâcha Clémentine en sortant.

— Au revoir. Encore désolé, dis-je en jetant un coup d'œil à sa tasse qu'elle n'avait pas touchée.

— À bientôt, couina Carmen avec un petit geste de la main.

Clémentine referma doucement la porte, son sac rose pendu à son coude, et l'écho de la poignée me parut retentir pendant des heures. Je restai là, bras ballants, coupé dans mon élan de colère et de tristesse, ne sachant plus du tout comment agir. Comment étais-je censé gérer une adolescente sous l'emprise de tranquillisants ? Étais-je seulement en droit et en mesure de le faire ?

— Ça fait longtemps que tu en prends ? lui demandai-je sans quitter la porte des yeux.

— Depuis... Enfin, depuis l'incident... avec Léandre.

Je fermai les paupières et pris une profonde inspiration. Je me forçai à me concentrer sur la sensation de l'air dans mes poumons, l'odeur de thé qui émanait dans l'appartement, le parfum floral de Carmen, le mouvement de mes côtes alors que j'expirai. Et je parvins à me calmer un peu.

— Est-ce qu'il y a encore autre chose que je devrais savoir, tant qu'on y est ?

Je lui jetai un bref coup d'œil et la surpris en train de se mordre la lèvre, comme pour se retenir d'avouer un secret. Elle me cachait quelque chose. Mais quoi ? Et surtout, à quel point était-ce sinistre pour qu'elle veuille m'en préserver ?

— Ça dépend si tu es en colère ou si tu es très en colère.

Mhf. Sur une échelle d'un à dix, la gravité devait planer à quarante-deux.

— Je suis à deux doigts de briser chaque objet de cet appartement entre mes mains jusqu'à m'en péter les os, mais je t'en prie, continue.

Je ne la regardais toujours pas. Je savais que si je croisais ses yeux chocolat, j'allais flancher, et je devais absolument rester maître de moi-même. Mais l'impulsivité et la colère avaient toujours été mes pires défauts. Pouvais-je réellement m'en défaire ? La dernière chose que je désirais était de blesser quelqu'un, mais la graine noire avait tendance à trop facilement prendre le contrôle et corrompre tout ce qu'elle touchait. Mon côté moche n'était jamais très loin de la surface.

Allez, putain, tu peux te contrôler ! Prends sur toi ! Fais un effort, merde, c'est ta sœur !

— Il faut que tu me dises tout, Carmen. Je ne veux que te protéger, mais, si tu me caches les grandes lignes, je risque de prendre le mauvais chemin.

— D... d'accord.

Je frottai ma poitrine par automatisme et osai enfin poser les yeux sur elle. La tête baissée, ses cheveux camouflaient son visage comme un rideau brun. J'en étais, sans trop comprendre pourquoi, rassuré, et je me rassis doucement, conscient de chaque bruit, chaque craquement de chaise, chaque respiration. Le silence pesait comme un poids sur mes épaules, froid et interminable, et seule Carmen pouvait le briser.

Patience. Elle aussi mène beaucoup de batailles intérieures.

— L... le soir où j'ai rejoint Léandre, je ne pensais pas qu'il allait faire ça. J'ai très naïvement cru que nous allions juste... jouer à FIFA.

Évidemment. L'espoir tuait et Carmen ne l'avait pas encore compris. Combien d'erreurs cela allait-il lui coûter avant qu'elle retienne la leçon ?

Elle renifla et repoussa une mèche derrière son oreille, découvrant un œil rouge et gonflé de larmes. Je me frottai à nouveau la poitrine.

— Il m'a servi du Redbull, s'est excusé parce que la canette traînait depuis longtemps et qu'elle devait avoir un goût bizarre. C'est vrai, elle avait un goût bizarre. Et j'aurais dû tiquer, mais... mais...

— Mais je te connais, tu préfères voir le verre à moitié plein, complétai-je à sa place.

— O... oui. Je ne sais pas ce qu'il a mis, LSD, ecstasy, ou... putain, j'en sais rien ! Mais j'ai passé la soirée à flotter dans une autre dimension. Alors quand il a enlevé son tee-shirt, et... et... j'ai cru que ce n'était pas pour de vrai, que ce n'était pas réel, que je m'étais endormie et que je rêvais.

J'enroulai mes doigts autour d'une tasse et attendis que la chaleur me brûle les paumes. Lorsque la douleur se fit sentir, insupportable, je repoussai de toutes mes forces l'instinct qui voulait me faire reculer et me raccrochai à cette souffrance. Celle-là, elle était réelle. Celle-là, je pouvais la contrôler.

— Honnêtement, je ne sais pas s'il a mis une capote. Je ne pense pas. Et puis, la suite, tu la connais.

Elle s'essuya le nez et j'eus le réflexe de chercher des mouchoirs, avant de me rappeler que j'étais en train de littéralement me brûler les mains. Je m'empressai de me lever et d'aller ouvrir le robinet, découvrant des cloques rougeoyantes sur l'ensemble de mes paumes, et les mis sous le filet d'eau fraîche qui me fit un choc thermique.

— Qu'est-ce que tu fais ? demanda Carmen derrière moi.

— Rien, je me suis brûlé.

Elle ne répondit pas, mais je devinai son regard suspicieux sans même me retourner. Elle renifla à nouveau, retint un hoquet, et je l'entendis fouiller dans ce qui devait être son sac. Je me concentrai sur mes mains martyrisées en me demandant ce qui m'avait bien pris.

Je m'étais pourtant juré de ne plus jamais me faire de mal physiquement pour taire la douleur intérieure. Pourquoi avais-je failli à ma propre promesse ?

— C'est grave, tes mains ?

— Je ne sais pas. Je crois que je vais devoir aller me procurer de la crème apaisante.

— Je ne te laisse plus courir hors de cet appartement pour acheter quelque chose. La dernière fois, tu as ramené une nana inconnue et recouverte de lait, dit-elle avec un sourire évident dans la voix.

— Tu n'as qu'à m'accompagner. Et puis, comme ça, je pourrai passer racheter du lait.

Je me tordis le cou pour croiser son regard par-dessus mon épaule. Et à cet instant, je vis le haut mouillé de Clémentine qu'elle avait oublié sur la chaise.

— Merde, la nana inconnue, comme tu dis, est partie avec mon tee-shirt !

— C'est un peu tard pour la rattraper, je crois.

— Mmm. Tant pis.

J'examinai brièvement l'état de mes mains. Eh mince, je ne m'étais vraiment pas loupé !

— Je t'accompagne, mais je reprendrai directement le métro. Il faut que je rentre à la maison.

« À la maison. » Pour elle, cette prison aux quatre murs défraîchis était sa demeure, son refuge, son cocon. À mes yeux, c'était devenu un endroit abandonné dans lequel j'avais passé les pires années de ma vie.

Pourquoi avait-il fallu que papa sombre dans l'alcool, puis dans les prostituées, et enfin dans la drogue ? Pourquoi nous, notre famille ? Ce genre de malheurs n'arrivaient qu'aux autres. Et le pire, c'était que nous n'avions rien pour nous l'expliquer. Du jour au lendemain, il était juste devenu... un monstre.

Il n'avait jamais levé la main sur qui que ce soit. Non, il avait fait pire : il nous avait tous trahis, démolis psychologiquement, rabaissés au stade où nous nous sentions plus insignifiants que les merdes qu'il chiait. Il ne nous avait pas empoisonnés, il s'était débrouillé pour que boire cette coupe de haine nous semble être la dernière solution. Et nous l'avions fait. Tous, sans exception. Maman. Carmen. Moi. Et Tom, qui ne tarderait sûrement pas à rejoindre le groupe des paumés dépressifs.

— Eh, tu es sûr que ça va ?

— Ça va, rassurai-je en me rendant compte que je m'étais immobilisé. On devrait y aller. Tu es prête ?

— J'ai toutes mes affaires.

Y compris tes plaquettes de tranquillisants ?

Je repoussai cette question très loin dans ma gorge et pris mon portefeuille et mon portable. En sortant, j'attrapai mes écouteurs qui traînaient sur la poignée (allez savoir comment ils avaient atterri là) et ouvris grand la porte pour laisser passer Carmen. Elle chuchota un faible « merci », son sac bien serré contre son flanc, et ne m'attendit pas pour commencer à descendre les escaliers.

— Mon petit printemps, murmurai-je pour moi-même en l'observant s'essuyer une joue.

— Putain de tuyauterie de mes deux !

Je secouai le pommeau de douche qui refusait de fonctionner. Il crachota, lâcha une sorte de couinement plaintif et laissa enfin échapper un mince filet d'eau qui ne sembla pas vraiment claire. Je bougonnai contre ce fichu appartement en mauvais état et jurai envers tout ce qui me passait par la tête. J'étais d'une humeur de chien : ces révélations concernant Carmen m'avaient foutu en l'air. Et aussi, j'avais bien plus mal aux mains que ce que j'avais prévu.

— On peut même plus s'octroyer une douche après une journée difficile, ici ?

Mon côté écolo me sermonna, rappelant que j'étais déjà bien privilégié d'avoir une salle d'eau et un toit au-dessus de la tête, mais je le fis taire à coup de ronchonnements. Je n'avais qu'une envie : être propre et dormir. Longtemps. Ne jamais me réveiller.

L'eau coula enfin, tellement froide que j'étais étonné qu'elle ne se transforme pas en glace. Je reculai d'un bond, éloignant le pommeau de mon corps, et me heurtai la hanche contre le coin du lavabo. Aïe.

— À avoir une journée pourrie, autant l'avoir jusqu'au bout, c'est ça ? marmonnai-je en me massant la fesse, certain qu'une marque violacée allait bientôt apparaître.

Je soupirai et suspendis le tuyau le temps que l'eau se réchauffe puis fis face à mon miroir. Mon propre reflet me fit faire un mouvement de recul.

— Putain, j'ai vraiment cette gueule-là ?

Je ne me regardais jamais. Je ne supportais pas mon image. Chaque parcelle de mon apparence créait en moi une onde de colère et de honte que je ne savais pas comment taire. La haine que je nourrissais pour mon propre corps, mon propre visage était si virulente qu'elle était capable de me terrasser. Selon moi, la plus grande difficulté qu'un artiste devait surmonter, c'était lui-même.

Doutes. Échecs. Larmes. Ratures. On mettait notre âme à nu sur du papier, des couleurs, des objets, des sons, et on se faisait trancher sur notre sensibilité à vif. Aucune pitié : l'humain à son état le plus brut.

Mais je savais aussi que toute cette vulnérabilité et cette incertitude en valaient la peine. Le chemin était peut-être rude, mais la destination était magnifique. Un seul et unique but : l'Art, le vrai, celui qui faisait frissonner et qui bousculait des choses primitives dans le corps. Celui que l'on écoutait avec des larmes aux yeux, que l'on regardait en se sentant exploser intérieurement, que l'on ressentait comme une étoile mourante. L'Art, le vrai, le pur, celui en majuscule, c'était lorsqu'on créait.

À mes yeux, créer était la chose la plus magnifique de tout l'univers. Créer un objet. Une sensation. Une pensée. Une vie. Une vie, putain ! Nous étions capables d'engendrer des vies ! Y avait-il plus touchant, plus magique que de faire exister une âme, un esprit, une personne ? Que de bâtir le miracle lui-même ? L'union de deux sexes était en mesure de fonder un cœur. N'était-ce donc pas divin ?

La rencontre entre mon orteil et le coin d'un meuble me ramena à la réalité. Je m'étais, de nouveau, perdu dans mes spéculations en arborescence. J'adressai une prière silencieuse à Dieu pour le remercier d'être en vie et revins à des sujets plus terre à terre. Comme ma douche, par exemple, ou mon orteil.

Je passai mes doigts sous le filet d'eau et découvris avec bonheur qu'il était tiède. Avec un profond soupir d'apaisement, je me coinçai entre les carreaux étroits du bac à douche et orientai le pommeau de sorte qu'il mouille mon torse et mon dos à la fois. La caresse chaude de l'eau me fit un bien fou, comme si elle emportait avec elle ma mauvaise humeur et toutes mes réflexions encombrantes.

Je pensais trop, beaucoup trop. Non : plus précisément, je réfléchissais. Penser était simple, rassurant, il suffisait de laisser son imagination se promener à loisir dans ses connexions neuronales et créer des images sans suite. Mais réfléchir était épuisant. Ça me bouffait de l'intérieur, me consumait incessamment. Je ne savais pas taire ma tête et j'en payais le prix.

— Tais-toi, tais-toi, tais-toi, marmonnai-je en tapotant mes poings sur mes tempes. Fous-moi la paix !

Je me laissai aller contre l'un des murs et sa froideur me fit sursauter. J'étais épuisé. Pas physiquement, le sommeil ne pouvait rien pour moi. Seul l'art pouvait sortir toutes ces images de mon crâne. Et malheureusement, depuis la mort de papa, je n'arrivais pas à produire quoi que ce soit.

L'imagination me faisait faux bond. Rien ne m'inspirait. Aucune idée n'aboutissait à quelque chose d'intéressant. J'avais besoin d'un déclic, d'un nouveau départ, mais même déménager et changer de vie ne me l'avait pas donné. Il manquait quelque chose pour que tout ça se débloque, et je ne savais pas quoi. Il me fallait l'idée.

Oh, you can't hear me cry, see my dreams all die, from were you're standing, on your own.

So Cold. Une des plus belles et des plus tristes chansons que je connaissais. Elle était facile à chanter, à retenir, et l'air me venait naturellement. Mais, surtout, chaque mot me semblait adressé, comme si elle racontait ma propre histoire.

It's so quiet here, and I feel so cold, this house no longuer feels like home.

Pourquoi est-ce que tout se rapportait toujours à papa ?

Parce qu'une partie de toi l'aime encore, susurra la petite voix dans ma tête.

Oh, when you told me you'd leave, I felt like I couldn't breathe, my aching body fell to the floor. Then I called you at home, you said that you weren't alone, I should've known better ! Now it hurts much more.

Je fermai les paupières et passai mon visage sous l'eau. Mes yeux me brûlaient, mais je ne voulais pas me résoudre au fait que c'était à cause de l'émotion. Papa était mort, papa n'était plus, je devais arrêter de penser à lui. Il avait tout gâché. Il avait toujours tout gâché. Il ne méritait plus rien de moi.

Mais c'est ton père.

You caused my heart to bleed and you still owe me a reason, cause I can't figure out why. Why I'm alone and freezing, while you're in the bed that she's in, and I'm just left alone to cry.

Ce n'était pas mon père. Mon géniteur, oui, mais pas mon père. Un père n'aurait jamais dit de telles choses à son fils. Un père n'aurait jamais fait pleurer sa femme devant ses enfants.

Oh, you can't hear me cry, see my dreams all die, from were you're standing, on your own.

Non, je ne pleurais pas. C'était l'eau de la douche. Je ne pleurais pas. Je ne pleurais pas. Je ne pleurais pas.

Je pleurais.

« Les hommes ne pleurent pas, mon fils. Ils sont forts et laissent ces trucs de tafioles aux filles et aux pédés », avait entendu mon moi de quatorze ans bisexuel.

« Les hommes ne se blessent pas, mon fils. Ils sont invincibles et laissent les faibles saigner à leur place », avait entendu mon moi de quinze ans à l'hôpital après une fracture du poignet.

« Les hommes n'écrivent pas, mon fils. Ils se battent et laissent les poèmes aux débiles qui croient en l'amour », avait entendu mon moi de seize ans qui venait de finir son tout premier roman.

« Mon fils, tu es ma plus grande fierté », se souvenait le gosse de neuf ans qui regardait son père souriant avec de l'adoration dans le regard.

It's so quiet here, and I feel so cold.

Mais tout ça était fini. Papa n'avait plus été le même jusqu'à son dernier soupir. La personne aimante et heureuse que j'avais connue dans ma jeunesse avait été la première à succomber sous ses mauvais choix.

This house no longuer feels like home.

Ma voix se brisa sur le dernier mot, comme une brèche qui se craquelait et avait cédé : la digue se libéra et je me laissai glisser contre le mur jusqu'à être assis, les genoux repliés sur ma poitrine, le visage inondé sous le jet d'eau, répétant « papa » dans un murmure inaudible, peut-être dans l'espoir qu'à force de l'appeler, il finirait par revenir.

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