10. Xanax, bouteille de lait et Clémentine
Emmanuel
Clic.
— Tu es magnifique, Carmen.
— Oh, arrête ! Je vais finir par y croire.
Je souris derrière mon appareil et pris une nouvelle photo. Carmen avait finalement réussi à venir à Paris pour la journée. Après un appel avec ma mère qui avait fait pas mal d'étincelles et trois baby-sitters contactées, nous avions pu nous arranger pour passer un dimanche rien que tous les deux. La chance était de notre côté, il faisait un temps magnifique, et le parc était resplendissant sous la caresse du soleil. Carmen l'était encore plus, le visage auréolé d'or, ses cheveux bruns aux reflets blonds s'agitant au gré du vent. Elle avait cette dégaine rien-à-foutre, mélange d'indifférence et de malice qui lui donnait à la fois l'air mature et éternellement adolescent, du haut de ses quinze ans tout mouillés.
— Tourne-toi sur ta droite, un tout petit peu. Encore... encore... voilà. Ne bouge plus !
Son regard se perdit dans le vague. Elle décrochait. Ça lui arrivait souvent, lorsque ses pensées prenaient le dessus. Carmen était quelqu'un dans la lune, qui préférait se perdre dans ses mondes intérieurs plutôt que d'affronter la réalité.
— Carmen ? Carmen, reviens parmi nous !
— Hein ? Ah, oui. 'Scuse. Dis, tu... tu ne veux pas qu'on fasse une petite pause ?
J'abaissai mon appareil photo et regardai rapidement les clichés que j'avais pris. Certains me paraissaient bons, mais je le verrai plus en détail lorsque je serai seul. En tout cas, j'en avais assez pour laisser ma petite sœur tranquille.
Mes yeux se levèrent vers le ciel. Quelques nuages formaient comme une nappe au loin, filtrés par le ramage des arbres qui commençaient tout doucement à perdre leurs feuilles. L'été s'en allait et laissait gentiment place à la saison de l'inspiration, des plaids et des dégradés orange. L'automne. La période où j'étais né, mon élément, ma nature. L'arrivée des boissons brûlantes et des marrons chauds, des pulls XXL, des promenades sur les herbes craquantes. Le temps où tout mourait juste avant que tout se suspende.
— Si, bien sûr. Je t'emmène dans un café ? Ou tu préfères aller à l'appart' ? Il est à deux pas d'ici.
— Je crois que... que je préfère aller chez toi pour être tranquille. Tout ce bruit, cette agitation, ces gens dehors... qui nous observent...
— Pas de soucis. Viens, mon petit printemps.
Je passai un bras derrière ses épaules et la guidai, pressant son corps terriblement maigre contre le mien. Dieu savait combien j'aimerais pouvoir effacer tous ces soucis ! Combien je rêvais qu'elle se voie pour qui elle était vraiment : une jeune femme en devenir magnifique, forte et aimante qui méritait tout le bonheur qu'elle s'évertuait à chercher au mauvais endroit. Une petite sœur bien plus courageuse que son grand frère, qui continuait d'aller de l'avant quand lui avait baissé les bras. Une personne qui se battait non seulement contre la vie, mais aussi contre sa propre famille et elle-même. Mon étoile. Mon printemps.
— Je t'aime, Carmen.
Elle me sourit, creusant deux petites fossettes sur ses joues.
— Je te déteste, répondit-elle en écho à notre conversation quelques jours plus tôt.
Ce fut à mon tour de m'esclaffer. Je frottai ma main dans son dos, fort, en lui soufflant qu'elle était une canaille. Et elle rit aux éclats. Nom de nom, ce genre de moments étaient absolument magiques : nous n'étions plus deux paumés au cœur empoisonné, nous étions une famille. Ne manquait plus que Tom pour courir autour de nous en criant qu'il était un super-héros.
Les yeux de ma sœur brillaient comme deux gemmes, deux cornalines sous la lumière d'un spot à paillettes, renvoyant des reflets de miel aussi intenses et fugaces que des éclats d'obus.
— À quoi tu penses ? me demanda-t-elle alors que nous passions le portail du parc.
— À rien.
— Menteur. On ne peut jamais penser à rien !
— À toi. Je me dis que tu es vraiment la plus jolie petite sœur du monde et que personne ne devrait avoir le droit de te faire du mal.
Elle appuya un peu son poids contre moi tout en laissant son regard dériver devant elle. Elle ne dit rien – déconnexion totale. Je me retins de claquer des doigts devant son nez.
— Eh, Carmen, tu as quoi aujourd'hui ? Tu planes.
— Quoi ? Je... je... non, ce n'est rien. La fatigue, le trajet en train, tout ça, rassura-t-elle en redressant les coins de ses lèvres.
— On y est presque, tu pourras t'allonger deux minutes.
Nous arrivâmes jusqu'à mon appartement en silence. Dans la cage d'escalier, je croisai mamé Laura avec Bikini dans les bras et je la saluai rapidement. Carmen lui murmura un « Bonjour » timide qui me fit sourire. Puis je me rappelai que ma sœur n'était d'habitude jamais réservée et ma joie s'effaça. Il y avait un truc qui clochait.
Mes yeux s'attardèrent quelques secondes sur la porte voisine à la mienne, qui paraissait étrangement vide sans étiquette. Juste ce mince panneau de bois qui me séparait de tant de mystères. Qui était-elle ? Comment s'appelait-elle ? Pourquoi se dérobait-elle à tout contact ? Quelle magie son regard possédait-il pour avoir réussi à piquer mon attention à ce point ?
Si je toquais, m'ouvrirait-elle ?
— Ça va ? questionna Carmen en me voyant poireauter devant la porte.
— Oui, oui. C'est l'appartement de ma voisine. Je t'expliquerai devant une boisson chaude. Le mien est là.
Je sortis mon trousseau de ma poche arrière et déverrouillai avec un cliquetis qui résonna dans le couloir glacé de l'immeuble. Carmen n'attendit pas que je l'y invite pour rentrer et s'arrêta net en plein milieu.
— Mais c'est riquiqui ! s'exclama-t-elle comme si c'était un blasphème.
— On sait tous les deux que je n'ai pas les moyens de vivre dans une villa, alors...
— Je ne te parle pas de villa, non plus, mais c'est vraiment tout petit ! Tu n'as même pas de mur entre ta cuisine et ton lit. Je veux dire, ton lavabo chevauche à moitié ton oreiller !
— C'est dix mètres carrés, quoi. Et encore, je peux m'estimer heureux, c'est en bon état.
Elle jeta un coup d'œil interloqué à mon bazar ambiant, mes feuilles de dessin éparpillées et ma bouteille de bière à moitié entamée qui trônait en équilibre sur une pile de livres. Je retirai la corde attachée à l'appareil photo autour de mon cou et le posai sur un tas de papiers et de chemises. Je crois que c'était tous mes contrats importants et mes impôts, mais je n'étais pas sûr. Peu importe.
Elle fit glisser la bretelle de son sac et le laissa choir au sol dans un bruit sourd. J'avais l'impression de lui montrer l'intérieur d'un musée d'art fécal : elle était complètement estomaquée.
— Je vais... hum... je vais faire les chocolats chauds.
Elle hocha doucement du menton. Je dus esquiver les vêtements qui traînaient par terre, comme un parcours de jeu, pour accéder jusqu'à mon mini-frigo. Mon dos faillit se briser en deux quand je me baissai dans une position improbable, coincé entre ma table et le réfrigérateur, pour finalement découvrir que je n'avais plus de lait.
— Eh merde. Tu m'attends ici ? Il faut que je fonce à la supérette en bas de la rue, j'en ai pour quelques minutes.
— Ce n'est pas grave, tu sais, ce n'est pas imp...
— J'insiste. J'ai envie de mon chocolat, moi, la coupai-je avec un sourire en coin.
Elle capitula et se laissa tomber sur une chaise. Je pris rapidement mon portefeuille et ressortis, lui criant que je revenais vite. Je faillis me ramasser dans les escaliers à force de sauter des marches, mais j'arrivai miraculeusement jusqu'en bas en un seul morceau. En quelques secondes, j'étais déjà dehors.
Je mis plus de temps que prévu. Je n'avais pas de monnaie et la caissière non plus, si bien que finalement, un homme dans la soixantaine décida de payer à ma place. Après moult remerciements, je fonçai dehors et traversai sans regarder. Je manquai de me faire écraser à un cheveu. La dame au volant klaxonna, m'insulta, me fit même un doigt d'honneur, mais je ne m'attardai pas sur sa mauvaise humeur et courus me réfugier sur le trottoir. Tout aurait pu bien se passer si je n'avais pas foncé droit dans quelqu'un.
Le choc fut rude. Je m'étalai complètement, face contre terre, emportant avec moi une silhouette frêle. Et, bien évidemment, la bouteille de lait m'échappa des mains et finit sa course par terre, explosant dans un bruit humide. Schplof.
— Bordel de merde ! Je suis désolé, vraiment, m'excusai-je en me relevant.
C'était une fille. Ses longs cheveux blonds s'étaient étalés sur son visage et cachaient ses traits. Je crois qu'elle marmonna quelque chose, du style « Pardon, c'est moi qui m'excuse », mais je n'étais pas sûr.
— Ouch ! (Je me rendis compte que j'avais encaissé le coup sur mes genoux et que la douleur commençait à bien se faire sentir.) Faites attention, il y a du lait partout. Putain, je suis un vrai crétin !
Je tendis ma main pour l'aider, mais elle l'ignora. Tout le côté gauche de son dos était mouillé à cause de la bouteille et elle frotta dessus comme si ce n'était qu'une poussière.
— Ce n'est rien. Ça arrive à tout le monde, dit-elle en souriant.
Elle dégagea les mèches sur son front et leva le regard vers moi. J'eus une espèce de déjà-vu que je ne pus expliquer. Était-ce sa façon de se mouvoir ou son sac rose ? J'étais certain de l'avoir déjà croisée, mais impossible de me rappeler où.
— Excusez-moi, nous nous sommes déjà rencontrés ?
— Je ne pense pas, je n'oublie jamais les beaux garçons.
Nous nous échangeâmes un regard incrédule avant qu'elle se mette à pouffer.
— Pardon, j'ai cru que vous étiez en train de me draguer.
— Pas grave, j'en ai l'habitude.
Elle rit. Je ris. C'était chouette. Nous avions le même humour.
— Hum, je... je suis désolé pour votre tenue, vous êtes trempée.
— C'est vrai que c'est moins cool, ça, c'était un haut tout neuf, grogna-t-elle en se tordant le cou pour inspecter les dégâts.
— C'est bizarre si je vous propose de monter chez moi pour vous changer ? Je peux vous filer un tee-shirt le temps que le vôtre soit propre.
— Oui, c'est bizarre. Mais j'accepte. Je serais bien allée toquer chez ma meilleure amie, elle habite dans cet immeuble, mais elle n'est pas bien du tout depuis hier.
Je ramassai la bouteille fendue sur tout le côté et emboîtai le pas à la blonde, qui marchait déjà vers mon appartement. Comment est-ce qu'elle savait que j'habitais là ?
— Gueule de bois ?
— Chagrin d'amour. Elle est inconsolable. J'ai dû conduire toute la nuit depuis Lyon jusqu'ici pour lui éviter de prendre le train.
Je méditai sur ses paroles, ne sachant pas trop quoi dire. Je ne la connaissais pas, que pouvais-je faire, hormis être désolé pour une inconnue ?
— Comment s'appelle votre amie ?
— Saska.
Bien loin de la fameuse Magaly, ou... Nathalie... Qu'est-ce que m'avait dit mamé, déjà ?
— Et au fait, moi, c'est Clémentine, se présenta-t-elle en tapant le code de la porte d'entrée sous mes yeux incrédules.
— William, enchanté.
Elle se tourna vers moi et me serra brièvement la main, un sourire amusé aux lèvres. Cette fille rayonnait si fort que c'en était presque aveuglant. Avec ses cheveux d'or et ses yeux bleu glace, elle ressemblait au soleil à son zénith. Sa présence était telle qu'à côté, je me sentais effacé.
— William ? Comme William Artem ?
— C'est... ben, c'est moi, avouai-je en sentant une bouffée de fierté me gonfler le cœur.
J'étais rarement reconnu : je n'étais vraiment pas célèbre. Mes livres se vendaient, mais pas assez. Mes tableaux finissaient pour la plupart dans un garage. J'étais juste un artiste parmi tant d'autres. Un de ceux qui vivaient sous un pseudonyme et qui peignaient au clair de lune, s'imaginant sur une côte au-dessus d'une mer déchaînée, les cheveux ébouriffés par le vent. Qui buvait son café avec trop de sucre pour que ce soit viril. Qui chantait sous la douche.
Alors quand Clémentine s'arrêta pour me dévisager avec une expression sidérée, quelque chose dans ma poitrine fit une cabriole incontrôlable. Non seulement elle me connaissait, mais en plus, elle m'admirait. Jackpot !
— Ho là là, mais ma meilleure amie est fan de vos tableaux ! Elle en a même un dans son appart. Si vous saviez comme elle l'aime ! Et elle cherche à tout prix à en acheter un autre, mais...
— Je suis un peu introuvable, c'est ça ?
— C'est ça. Elle dit toujours que vous n'êtes pas assez reconnu pour votre talent. Enfin, moi, je n'y connais rien. L'art, les livres, la peinture, ce n'est pas mon truc.
Jackpot ? railla ma conscience, parce que c'était une connasse. Je la fis taire en secouant la tête.
Nous montâmes les escaliers, elle devant moi, et moi tenant toujours ma bouteille de lait qui gouttait. Dans la catégorie idiot professionnel, je décrochais la médaille d'or. Non seulement je fonçais dans une nana, mais en plus, je la trempais jusqu'aux os, et pour couronner le tout, eh bien, je n'avais plus de lait.
Carmen allait se foutre de ma gueule.
J'ouvris la porte de chez moi et laissai Clémentine rentrer la première, puis la suivis en silence. Ma petite sœur releva le nez de son téléphone, regarda la nouvelle venue, puis moi, fit plusieurs allers-retours, et enfin, éclata de rire.
— Non, mais j'y crois pas ! C'est quoi ça, encore ? Tu peux pas sortir cinq minutes sans draguer une fille sexy ?
— Ce n'est pas vraiment comme ça que ça s'est passé, tentai-je, mais Clémentine me coupa.
— Je ne sais pas qui tu es, mais si tu trouves que je suis sexy, on va bien s'entendre.
Les filles gloussèrent. Personnellement, je ne saisis pas vraiment ce qu'il y avait de si drôle (d'autant plus qu'aux dernières nouvelles, ma sœur était hétéro), alors je restai simplement planté là, comme un con. Sûrement un truc de nana. De toute façon, elles avaient l'air de se comprendre, parce qu'elles étaient déjà plongées dans une conversation ponctuée de rires et de « Mais ouiii » suraigus. Je soupirai et jonglai des pieds pour aller chercher une troisième tasse et préparer du thé.
— Bon, racontez-moi ! Qu'est-ce qui s'est passé ? demanda Carmen en m'observant jeter la bouteille de lait devenue inutile.
— Tu me connais, quand je suis pressé, je ne fais plus attention, soupirai-je. J'ai traversé, une voiture m'a frôlé, et je me suis à moitié jeté sur le trottoir.
— Je sortais à peine de chez ma meilleure amie que PAF ! Une armoire de soixante-dix kilos, du lait dans une main et un portefeuille dans l'autre, me fonce dedans comme un bulldozer. Dément, le truc. J'ai cru qu'il essayait de m'incruster dans le mur !
— Et donc...
— Patatras, conclut Clémentine avec moi.
Carmen secoua la tête, l'air de dire « Quelle bande d'idiots ! », et elle avait bien raison. Nous nous regardâmes tous les trois, à tour de rôle, avant de nous gausser comme des gamins. Je ne savais pas si c'était la situation qui était drôle ou simplement Clémentine et son aura lumineuse, mais j'avais envie de rire jusqu'à en avoir mal au ventre. Et puis, voir Carmen de si bonne humeur me soulageait. Je ne savais pas consoler les gens : moi, j'étais doué pour les déprimer. J'étais une personne naturellement triste et m'étais résolu au fait que ça ne changerait jamais. C'était ma nature. Et au fond, était-ce mal ? La dépression m'avait fait mûrir et avait été source de beaucoup de créations. Certains disaient que l'art ne venait jamais du bonheur et j'étais d'accord. Il créait le bonheur.
— Donc, je peux changer de tee-shirt ? demanda Clémentine.
— Oh, merde, j'avais totalement zappé ! Bien sûr. Tiens, tu n'as qu'à mettre... celui-là...
Je me penchai à l'horizontale sur ma chaise et attrapai un vêtement propre du bout des doigts. C'était un haut blanc avec un logo vintage que j'affectionnais tout particulièrement. Je me redressai et eus la surprise de retrouver Clémentine... en soutien-gorge.
— Donne, dit-elle en attrapant le tee-shirt.
Elle l'enfila le plus naturellement du monde. Deux solutions : soit elle n'avait pas vraiment de pudeur, soit elle essayait désespérément de faire une partouze à trois avec ma sœur et moi.
Doux Jésus, non merci !
— Ce n'est pas salissant, le lait ? demanda-t-elle en étendant son haut sur le dossier de sa chaise.
— Non, c'est composé à 87 % d'eau et le reste de matière sèche. Il n'y aura pas de traces.
Je jetai un regard étonné à Carmen qui se tortilla sur sa chaise, l'air gêné. Elle s'empressa de boire dans sa tasse pour cacher son visage. J'ignorais ce qu'elle avait, mais ça ne lui ressemblait vraiment pas.
— Comment tu sais ça, toi ? souffla Clémentine, aussi surprise que moi.
— Je fais juste attention à ce que je mange.
Mes yeux furent attirés d'eux-mêmes vers sa silhouette simplement habillée d'un top aux épaules dénudées et d'un jean style boyfriend. Et je remarquai enfin, après avoir passé plus de deux heures à la photographier...
— T'as encore maigri ?!
— Non ! Je te jure que je prends trois repas par jour ! C'est juste que... je crois que je suis intolérante au lactose.
— Mais c'est quoi encore, ces conneries ? Tu n'as jamais été intolérante à quoi que ce soit, Carmen ! Redescends, tu cherches encore des excuses pour...
Je m'interrompis en avisant de la présence de Clémentine. Je n'avais décemment pas le droit de parler des problèmes personnels de ma sœur devant une quasi-inconnue. Cette dernière parut le comprendre, car elle se leva en marmonnant qu'elle allait faire pipi et s'enferma dans la salle de bains.
Je tournai la tête vers Carmen et la fusillai sur place. Si elle avait vraiment recommencé à s'affamer, elle allait en voir des vertes et des pas mûres. Après toutes ces semaines à l'hôpital pour reprendre du poids, elle n'avait pas le droit de refaire les mêmes erreurs, de s'infliger la même souffrance. Je ne la laisserai pas faire.
Et si c'était ma faute ? Et si c'était mon départ et toute cette pression accumulée qui l'avaient engoncée dans ses mauvaises habitudes ? La mort de papa ? La rechute de maman ? Et si je n'étais que la goutte d'eau – de poison – qui avait fait déborder la coupe ? Encore une fois ?
— Ce n'est pas ce que tu crois, commença-t-elle.
— Mais je ne sais plus quoi en penser, justement.
— Je...
Elle baissa les yeux et prit une profonde inspiration. Un mauvais pressentiment me noua les entrailles : elle avait encore fait une connerie. Restait à savoir, serait-elle celle de trop ?
— Je t'en prie, essaye de ne pas te fâcher.
— Qu'est-ce que tu as fait ?
— Je regrette terriblement.
— Qu'est-ce que tu as fait ?
— Je suis impardonnable, et...
— QU'EST-CE QUE TU AS FAIT ?
Elle sursauta et, l'espace d'un instant, ses yeux humides croisèrent les miens. Je tentai de toutes mes forces de garder mon calme, de raisonner intelligemment, d'être là pour l'aider plus que pour l'enfoncer, mais...
La colère grondait en moi comme un lion prêt à bondir. Une bête féroce qui n'attendait qu'un seul signal pour s'élancer en avant. Et je ne savais pas avec quelle puissance elle allait frapper. Encore moins si j'arriverais à la maîtriser.
Carmen se baissa et prit son sac. Les doigts fébriles, les gestes trop lents, elle défit le zip et commença à fouiller. Le félin rugit, c'était trop long. Il était trop impatient de pouvoir enfin se libérer, sortir les griffes et saigner son entourage jusqu'à l'os.
Mais je ne veux pas faire du mal à ma sœur !
— Putain, grognai-je en lui prenant le sac des mains.
Je ne mis qu'une seconde à trouver ce qu'elle tentait de me cacher. Des plaquettes de médicaments. Ou plus exactement, à en juger les boîtes, de tranquillisants.
— Du Xanax ? De l'Oxycodone ?! Mais tu es tombée sur la tête, ou quoi ? Qui t'a filé ça ?
— S'il te plaît, reste calm...
— NON, je ne resterai pas calme ! hurlai-je en me levant d'un bond, envoyant valser les objets devant moi. Tu prends des tranquillisants pour étouffer ce que tu ressens, pour oublier tes problèmes, et tu sais ce que ça veut dire ? Que tu te drogues ! Et rappelle-moi comment papa est mort, hein ? Vas-y, rappelle-le-moi !
— Ma...
— DIS-LE !
— EN SE DROGUANT ! beugla-t-elle.
Ses joues étaient déjà striées de larmes, et les miennes aussi. Clémentine entendait certainement tout, derrière sa mince cloison, mais du diable : la vie de Carmen était en jeu. Je ne pouvais pas la laisser prendre le même chemin que notre géniteur, répéter les mêmes erreurs qu'un idiot. Je l'aimais trop pour ça. Et la protéger passait par lui balancer la vérité en pleine gueule, qu'importe combien elle était moche, qu'importe combien elle était douloureuse. J'étais aveuglé par la colère, mais pas contre elle : contre tout ce qu'il l'avait poussée à commettre l'irréversible. Contre cette putain de vie qui n'avait de cesse de nous malmener, encore et encore.
— Des tranquillisants, dis-je tout bas, la voix brisée par mes émotions. Des tranquillisants. Et ça marche ? Ces putains de gélules ont résolu tous tes problèmes ? Tout va mieux, maintenant, tu vis sur un nuage rose de Bisounours ?
— Ce n'est pas pour ça, c'est... c'est... pour calmer la souffrance... là...
Elle posa une main sur son cœur, écrabouillant le mien par la même occasion. Oh, ma Carmen, ma naïve Carmen, si douce et pleine d'espoir. Cette souffrance...
Elle ne part jamais.
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