Chapitre 4 - Le déni

« Ekoryn, ça te dit quelque chose ? »

Hisae fronça les sourcils devant ce terme qu'elle entendait pour la première fois. Pourtant, il bourdonnait à ses oreilles comme un mauvais pressentiment. Le jeu de mot caché derrière ce qui s'apparentait à un pseudonyme, certes inconnu, sonnait comme familier, ce qui ne manqua pas de la faire déglutir.

— Jamais entendu, répondit-elle avec sincérité et droiture.

Le silence de Kaedan qui accueillit sa confession lui fit froid dans le dos. Son visage était désormais dépeint de tout air nonchalant ou désintéressé, et Hisae put observer de près ses sourcils blonds se froncer. C'était comme s'il réfléchissait à ce qu'il avait le droit de dire et ce qu'il se garderait de lui cacher.

Alors que ce calme des plus stressants volait entre eux, l'étudiante aperçut du coin de l'œil la silhouette assez familière d'une camarade de classe avec qui elle ne parlait pourtant pas spécialement, et qui avait de toute évidence occulté le cours de droit civil, elle également. La présence en ces lieux de personnes qui lui étaient aussi étroitement liées la fit se rendre compte qu'un café n'était pas le plus adapté pour parler avec quelqu'un comme Kaedan Rughis sur ce qui semblait être un sujet sérieux. Pourtant, l'appréhension qui faisait pulser son sang à ses veines lui indiquait très clairement qu'elle ne serait pas prête à attendre davantage encore, maintenant qu'il avait commencé à parler.

Les mains serrées autour de sa nouvelle tasse de café, elle considéra avec prudence la salle peu remplie du Café'In. Puis, dans l'attente d'explications qui paraissaient mettre une éternité à lui arriver, elle porta le breuvage à ses lèvres, pour laisser le fluide encore brûlant lui glisser dans la gorge.

— T'arrives à boire ça comme ça, sérieux ? C'est super amer, en plus d'être trop chaud !

Hisae fronça une nouvelle fois les sourcils, essayant de savoir s'il se moquait d'elle. Non content de lui retourner l'esprit, il fallait que maintenant, au beau milieu de cette conversation pourtant sérieuse, il change lui-même de sujet. Bien que cela ne faisait pas longtemps qu'elle l'avait face à lui, l'étudiante ne parvenait pas à le cerner, à savoir ce qu'il pensait réellement. Le voir à la télé de temps en temps était bien différent. Et moins irritant, aussi. Le petit sourire en coin qui étirait ses lèvres, sa manière de paraître à la fois détaché et concentré sur leur conversation, de saluer de brefs signes de la main les quelques passants qui le reconnaissaient à travers la vitre du café ; c'était pour le moins déconcertant.

— On peut en revenir à Ekoryn ? questionna la jeune femme, dont la patience commençait à être mise à rude épreuve, et il haussa les épaules.

— J'essaie de détendre l'atmosphère, là. T'as l'air un peu sur les nerfs.

— Non, j'attends juste que vous m'expliquiez.

Avec discrétion, le regard ambré de Kaedan arpenta l'intérieur du café pour s'assurer qu'il n'y avait personne à proximité.

— Je suppose que, comme tout le monde, tu sais que les personnes qui ont développé un pouvoir doivent en informer l'Ordre. Le Registre recense tous ces individus à travers le pays.

Une déglutition coula dans la gorge de la jeune femme. Visiblement, il ne savait pas à qui il avait affaire, et elle comptait bien garder son secret. Se laisser prendre de court reviendrait à gaffer, alors elle rétorqua :

— Évidemment, je suis peut-être pas la petite protégée de l'Ordre, moi, mais c'est pas pour autant que je reste enfermée dans le noir chez moi, indiqua-t-elle, alors que son regard brun glissait sur le bâtiment de sa fac, qu'elle distinguait de l'autre côté de la rue.

Un petit rire glissa jusqu'à elle pour faire office de réponse, avant que Kaedan ne reprenne :

— Même si l'Ordre œuvre contre ceux qui ne sont pas déclarés, et malgré la prime non négligeable que reçoivent les familles, beaucoup usent de leur individualité sans en avoir le droit et pour agir dans l'ombre.

Les doigts d'Hisae se resserrent autour de son gobelet encore tiède, sans qu'elle ne détourne pour autant son regard de son interlocuteur, dans l'attente de la suite. Le suspens qui rythmait ses phrases lui semblait insoutenable, même s'il ne durait chaque fois pas bien longtemps.

— Des petits braquages par-ci par-là, des vols à l'étalage, et surtout des règlements de compte. Ce qui est stupide, vu qu'à s'exhiber comme ça ils finissent par se faire rattraper par l'Ordre.

Il ne lui apprenait rien de nouveau. Après tout ce n'était un secret pour personne, et encore moins pour quelqu'un qui étudiait le droit comme elle le faisait. Les individualités étaient encore parsemées d'une brume de mystère insondable. L'hérédité jouait sa part des choses, après tout elles en étaient toutes deux dotées, avec sa sœur, comme cela avait été le cas de leur père avant sa mort de longues années auparavant, mais n'était pas systématique pour autant. Il arrivait que des lignées de pouvoirs s'éteignent sans explications, tout comme d'autre naissaient de la même manière. Ainsi, il n'était pas aisé pour l'Ordre de mettre la main sur les Détenteurs, et la prime promise constituait à elle seule le plus gros poids dans les décisions.

Les enfants intégraient Luxeth, une école spécialisée située au sud de la ville, de laquelle elle ne voulait rien connaître... Pourtant, ceux qui passaient outre cette somme d'argent finissaient souvent du mauvais côté et abusaient de leur pouvoir. Il n'était plus rare que les journaux parlent de braqueurs qui s'étaient fait attraper et avaient été livrés au gouvernement. Surtout à Willsden, la capitale.

— Je ne vois pas où vous voulez en venir. Qu'est-ce que ma sœur a à voir avec ça ?

— J'essaie de faire des explications pas trop brutales. T'es pas patiente, toi.

Oh que non, elle n'était pas patiente. Mais en même temps, comment espérait-il qu'elle ait quoi que ce soit à faire de son blabla, alors qu'elle ne parvenait pas à comprendre l'issue de ce monologue ?

Ou qu'elle ne voulait pas le comprendre.

— Ekoryn fait partie d'un groupe d'informateurs suspects, son nom revient assez souvent. Je sais pas trop quel genre de réseau ils ont pour être au courant de tout ça.

— Comment ça ? Ils récupèrent des infos et les transmettent ?

Transmettre des informations. Le cœur de l'étudiante lui parut louper un battement, alors qu'elle réfléchissait déjà à ce qu'elle pourrait répondre s'il lui disait que son pouvoir avait été découvert.

— C'est ça. Et avant-hier, j'ai arrêté un type avec qui elle aurait traité, et qui connaissait son identité. Aliska Ozryn.

Le temps parut s'arrêter, autour d'Hisae. Les lèvres de Kaedan continuaient de se mouvoir, mais plus aucun son ne lui parvenait, si ce n'était celui de son sang qui continuait de pulser bien trop brutalement à ses tempes. La couverture d'Aliska n'était pas entachée, pourtant c'était presque pire. La vérité avait claqué dans l'air si violemment qu'elle continuait de se demander si ce n'était pas impossible, s'il ne s'agissait pas là que d'un mauvais rêve.

Si elle s'apprêtait à tout nier en bloc, à lui dire que ce n'était pas plausible, la jeune femme resta figée. La situation était d'une effroyable complexité, d'une horrifiante cohérence et d'une sinistre ironie. Tout concordait à merveille, maintenant qu'elle y réfléchissait. Les absences nocturnes d'Aliska, qui travaillait soi-disant dans un restaurant dont elle ne connaissait même pas le nom. L'aide financière non négligeable qu'elle pouvait lui apporter. L'intérêt étrange qu'elle portait parfois à ses cours de droit en lui posant des questions, alors que son cursus scolaire en psychologie n'avait rien à voir.

Et, surtout, le fait qu'elle soit rentrée aussi paniquée au beau milieu de la nuit, deux jours plus tôt, et qu'elle ait continué de sonder les alentours même une fois dans l'appartement... Ainsi que son changement soudain d'apparence.

— Pour l'instant, j'ai entendu le nom d'Ekoryn que dans des petites affaires qui ne seraient pas forcément liés à des Détenteurs non déclarés, même si pour traîner là-dedans elle doit forcément en connaître, reprit Kaedan devant son silence. Mais dans tous les cas, tu te doutes bien que ça reste évidemment illégal.

« Illégal ». Le mot résonna en écho douloureux autour d'elle durant de longues secondes. De bien trop longues secondes. Le poids du monde semblait lui être tombé sur les épaules.

— Tu tires une de ces têtes. Désolé pour ta sœur.

— Pourquoi vous me racontez tout ça ? questionna Hisae, en essayant tant bien que mal de reprendre ses esprits. Je suis une simple civile, vous n'avez normalement pas à m'en parler.

L'étudiante se décida à porter de nouveau son café à ses lèvres, pour meubler le vide de ses gestes, à travers cette conversation. Il était froid, désormais, et glissait dans sa gorge avec un arrière-goût amer qu'elle détestait. Mais c'était bien le dernier de ses soucis.

Kaedan semblait hésiter à répondre. Alors que les secondes défilaient lentement, il se gratta la nuque d'un air décontracté qui n'allait pas avec la situation – essayait-il de détendre l'atmosphère ? Il reprit finalement la parole les lèvres pincées :

— J'espérais que tu m'en apprennes un peu, en fait. Mais à voir ta tête, t'étais vraiment au courant de rien. Avec cette histoire, je m'étais renseigné un petit peu sur cette Aliska Ozryn. C'est pour ça que je t'ai prise pour elle, hier.

Il n'était pas au courant de son changement d'apparence. Maintenant avec celui-ci, d'un coup d'œil aussi rapide que celui qu'il avait eu la veille, il était impossible de les confondre. Quand bien même ce détail ne couvrirait pas Aliska bien longtemps, Kaedan n'était pas obligé de le savoir, après tout. Elle avait beau lui mener la vie dure, l'insupporter bien souvent et enchaîner les conneries, elle n'en restait pas moins sa sœur. Sa précieuse sœur. Et peu importe qui il était, elle ne divulguerait pas d'informations compromettantes avant d'avoir mêlé son grain de sel à la situation.

— C'est vrai qu'on se ressemble, concéda-t-elle. Mais vous avez raison, je n'étais au courant de rien. Pour être honnête, c'est vrai qu'Aliska fait des choix douteux, mais même maintenant j'ai du mal à y croire.

Le déni ; carapace de ses émotions la plus solide qu'Hisae pouvait bâtir autour d'elle, à laquelle elle s'accrochait de toutes ses forces.

Si Kaedan laissa échapper un soupir lourd de sens, il n'eut pas le temps de répondre que cette sonnerie désagréable qu'elle avait entendue, la veille avant qu'il ne disparaisse elle-ne-savait-où pour la faire attendre – et qu'elle n'était ainsi pas prête d'oublier – s'éleva de nouveau. Il leva les yeux au ciel en apercevant l'émetteur, avant de décrocher d'un air nonchalant :

— Oui ? Nikolaï veut me voir ? J'arrive, j'arrive, t'inquiète, j'ai juste croisé une vieille connaissance, expliqua-t-il, en accompagnant ces mots d'un clin d'œil à l'attention de la jeune femme.

« Vieille » d'au moins presque vingt heures. Elle roula des yeux.

Il soupira une nouvelle fois, au reflet de sa lassitude, avant de raccrocher et de se lever.

— Jamais deux minutes pour soi, lâcha-t-il en haussant les épaules. Bon, je dois filer, on se reverra sûrement. Et désolé. Pour ta sœur, et pour ton café qui est froid, maintenant.

Devant l'esquisse du sourire sans joie qui naquit sur le visage d'Hisae, à ces dernières paroles, le visage du jeune homme se détendit quelque peu. Elle ne lui lâcha qu'un faible « ouais » dénué de toute émotion en guise de réponse, alors qu'il quittait le Café'In. Une fois dehors, ses larges ailes sombres se déployèrent dans son dos. D'un simple battement, il laissa ses pieds quitter le sol et, en seulement quelques secondes, il était déjà bien trop loin et haut pour qu'elle ne puisse le distinguer correctement. Sa présence en resta telle un mirage.

Maintenant qu'il n'était plus là, l'étudiante parvenait doucement à assembler ses pensées. La colère succéda au choc, tandis qu'elle prenait conscience de tout ce que les agissements de sa sœur impliquaient. Ses mains commencèrent à trembler autour de son gobelet de café effectivement froid, si bien qu'elle considéra pendant de longues secondes l'idée de le porter ou non à ses lèvres, avant de se résoudre. Elle détestait le café froid.

Son téléphone émit une vibration dans sa poche, ce qui eut le mérite de la rattacher à la réalité. En le sortant, Hisae put au passage constater qu'elle avait raté le début de son cours, en plus d'avoir un nouveau message.

✉️ Ambre [10:04]
Un gamin qui s'en prenait à Elias est dans le bureau du proviseur. Ils vont contacter les parents (ta mère aussi je pense). Je te tiens au courant

Avec toute cette histoire, Hisae en avait totalement oublié les problèmes de son frère, évoqués la veille. Finalement, elle ne savait même pas ce qui était le pire entre la situation avec Aliska et celle avec Elias. Ivre d'impatience, elle se contenta de lui indiquer qu'elle l'appellerait ce soir, en espérant pouvoir tenir jusque-là. Une grimace lui étira le visage lorsqu'une réponse lui apparut sous la forme d'une vibration, pour l'interroger sur ce dont Kaedan Rughis voulait lui parler, la veille.

Elles avaient beau être proches, Ambre n'avait jamais été mise au courant des individualités dont elles avaient héritées, avec Aliska. C'était sûrement le secret le mieux gardé de la famille Ozryn, après tout. Alors pour l'instant, quand bien même elle lui pesait sur le cœur, elle ne pourrait pas parler de la situation à quiconque.

Pas tant qu'elle ne se serait pas assurée que les paroles de l'agent de l'Ordre étaient fondées et véridiques. Ce n'était pas qu'elle ne lui faisait pas confiance – après tout, il connaissait son métier –, mais aussi longtemps qu'elle ne l'aurait pas constaté de ses propres yeux, elle n'en ferait part à personne.

Une rapide œillade à son café la fit esquisser un fin sourire, alors qu'elle se souvenait du comportement de Kaedan, et de la manière ridicule avec laquelle elle avait sursauté à un simple « bouh ». Sa converse blanche tachée lui permettrait de s'en souvenir encore quelque temps. Non sans lâcher un soupir las, la jeune femme considéra une nouvelle fois l'heure sur son téléphone, avant de sortir ses cours. Si, en plus du droit civil, elle devait maintenant rattraper la fiscalité, elle n'en finirait jamais avec ses révisions.

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