Chapitre 28 - Maître de ses choix




Le froid mordant d'un hiver déjà bien entamé enveloppait Soren Axton, au gré de sa marche à travers les ruelles sombres de Willsden. Les intersections familières coulaient sous ses pupilles noires les unes après les autres, se soustrayaient à ce chemin tout tracé et trop emprunté pour qu'il ne le connaisse pas par cœur. La nuit régnait en Maître, féroce et indomptable ; antre de toutes les angoisses, repaire de ses secrets.

Plus que jamais, l'azur de ses iris arpentait avec précaution la situation. Bras à la perpendiculaire de son corps, doigts écartés en prévention d'une nécessité urgente de plier à l'utilisation de ses chaînes ; il restait plus alerte que jamais.

La pression inconsciente fut relâchée lorsque le petit renfoncement familier de la ruelle lui apparut, camouflé par la végétation et la pénombre ; et comme à chaque fois qu'il venait, il ne put s'empêcher de se dire qu'il fallait vraiment chercher cet endroit pour réussir à le voir. Il s'y enfonça avant de pousser avec force et détermination l'épaisse et lourde porte. À l'instant précis où il en traversa l'embrasure, le jeune homme sentit la touffeur se poser sur son corps, en opposition parfaite et cruelle avec l'air de l'extérieur.

Le brouhaha lui apparut de manière immédiate, mélange de ces cris d'enthousiasme et de l'exaltation qu'il côtoyait désormais au quotidien. Le ring mis en évidence par les spots au plafond, le combat qui se livrait aux yeux de tous, la moiteur désagréable de la pièce ; Soren ne porta attention à aucun des éléments qui lui importaient pourtant habituellement. À coups de grandes enjambées, il traversa la foule compacte pour se frayer un chemin jusqu'à la porte intérieure, qu'il put franchir lorsque les gardes chargés de la surveiller le reconnurent.

Le tumulte qui résonnait de l'autre côté de la paroi en béton épais lui devint étouffé à l'instant où la porte de métal brut se referma à la suite de sa silhouette. L'adolescent inspira un bon coup pour gorger ses poumons de l'air bien plus respirable qui emplissait les lieux, dénué de la poisse et du malaise qui commençaient à devenir trop familiers. Les individus qui croisèrent son regard incisif ne lui accordèrent pas la moindre attention, et il devait bien admettre n'en avoir cure. Soren savait où il allait, il connaissait désormais le bâtiment comme sa poche, pour l'avoir arpenté à de nombreuses reprises.

Ce fut le pas empli de ses nerfs, de sa colère et de sa rancœur qu'il gravit l'escalier en colimaçon pour atteindre le premier étage. Ses pieds foulèrent le sol de frustration, ses doigts prêts à utiliser son pouvoir palpitaient de précipitation. Pourtant, il se stoppa net devant la salle ouverte qu'il distingua – si cette porte était toujours fermée, ce n'était pas pour rien.

— Unchained, tu es monté vite, s'éleva une voix calme et familière, qu'il identifia aussitôt comme celle de son supérieur, connu à leurs yeux uniquement sous le pseudonyme de Cygnus.

Posté dos à lui pour lui faire comprendre que, en dépit de son ressentiment palpable, il ne ressentait pas la moindre peur à son égard, l'homme observait le ring en contrebas. Sa chevelure blonde, ramenée en arrière avec précision, ne découpait que de manière indistincte les lieux inondés d'une faible lumière. La pièce, vide de mobilier, paraissait plus étouffante qu'elle ne l'avait jamais été, au même titre que les murs en béton brut et usé caractéristiques de ce bâtiment désaffecté.

— Ferme la porte. Tu voulais me parler, n'est-ce pas ?

Dans un froncement de sourcils, Soren s'exécuta, avant d'avancer en sa direction.

— Deux types nous ont attaqués, hier, lâcha-t-il de but en blanc, d'un ton qui traduisait l'accusation qu'il lançait. Vous en savez quelque chose, n'est-ce pas ?

Le calme tomba sur leurs deux silhouettes, lourd et chargé d'une tension que Soren n'était pas sans ignorer. Face à lui, Cygnus bougea le poignet, et si le jeune homme en retint son souffle, seul le son d'une articulation qui craque retentit. Avec lenteur, il se retourna pour lui faire face, et ainsi dévoiler l'esquisse du sourire qui étirait ses lèvres, l'éclat de dureté qui dansait dans ses iris aussi sombres que la nuit. L'adolescent serra les dents. Loin de se démonter pour autant, il reprit :

— Vous avez engagé des chasseurs de primes contre moi.

Ce n'était pas une question. Ni son ton, dur et sec, ni son regard, froid et droit, ne pouvaient laisser le doute planer. Le poing serré, Soren tenta du mieux qu'il le pouvait de garder son calme, conscient qu'il n'était pas face à n'importe qui.

— Tu es perspicace, répondit avec calme son interlocuteur. Plus qu'on ne l'imaginait. Pour être honnête, l'idée ne vient pas de moi. Tomas pensait que ça te... motiverait. À avancer dans ta mission, j'entends.

La lumière tamisée et faiblarde de la pièce lui apparut à ces mots à la fois comme le pire des ennemis et le meilleur des alliés. Sans elle, Soren peinait bien à discerner avec précision les traits du visage de l'homme qui le toisait, à appréhender ses expressions et ce qu'il était prêt à laisser transparaître. Mais au moins, elle lui permettait de cacher le voile de ses propres émotions, de camoufler la peur qui lui tendait les muscles, la tension qui lui serrait la mâchoire.

Il n'avait pas la moindre idée de qui était Tomas. Mais cela ne semblait pas bien important, à cet instant. Il devait rester calme. Calme, mais persuasif.

— Je croyais que notre marché était clair. Ekoryn et Slowmo devaient rester en dehors de ça.

— C'est vraiment malheureux qu'ils aient été là à ce moment...

L'agacement se propulsa au sommet de ses sentiments bien plus rapidement que le jeune homme l'aurait espéré. Ce n'était nullement un hasard, mais bel et bien une mise en garde, et les victimes collatérales n'avaient pas la moindre importance. Lorsqu'il s'était vu contraint d'accepter cette mission, ses deux coéquipiers ne l'avaient pas suivis. Malgré la rancœur et la déception, toujours logées dans ses veines, il savait bien qu'il ne pouvait pas vraiment le leur reprocher. Et de toute façon, il ne pourrait sûrement pas leur parler de ses problèmes ; alors les choses étaient sans doute telles qu'elles devaient l'être.

À défaut de les avoir à ses côtés, il refusait qu'ils soient mis en danger par sa faute. Conclure ce qui s'apparentait à un marché avec ces hommes ne semblait toutefois pas avoir été la meilleure décision de sa vie... Et maintenant, il n'y avait plus de retour en arrière possible.

— Tiens, en espérant que ça te motive à être enfin sérieux, reprit Cygnus en sortant de la poche intérieure de son manteau une enveloppe, qu'il lui lança.

Les sourcils froncés, Soren la saisit au vol, avant de s'empresser d'en découvrir le contenu. Il considéra avec attention la pile de billets, autour de laquelle son poing finit par se refermer de frustration. La somme était belle, mais elle ne lui servirait qu'à survivre quelques jours de plus.

— C'est moins que ce qu'on avait dit.

— Tu as aussi été moins efficace qu'on avait dit. Tu vas au moins pouvoir manger, avec ça.

Si sa patience commençait à être mise à rude épreuve, il s'efforça du mieux qu'il le pouvait de ne pas tout envoyer valser.

— Vous savez très bien que non..., souffla-t-il, son regard azuré toujours posé sur l'enveloppe.

Face à lui, Cygnus plissa le front. L'irritation venait désormais dominer ses émotions, il le devina malgré la faible lumière, non pas à son visage qu'il ne distinguait pas bien mais plutôt au mouvement qu'exécuta sa main gauche pour se lever lentement à la perpendiculaire de son corps.

— C'est hors du cadre de mes soucis. C'est la seule raison pour laquelle tu voulais me voir ?

— Oui. Mais sachez que je peux pas faire de miracles. Je suis qu'un gamin de dix-huit ans, après tout. Vous l'aviez dit vous-même, un jour.

Sans un regard, sans un mot supplémentaire et sans même attendre une quelconque réponse, Soren fit volte-face. Une fois la porte ouverte, l'embrasure de la pièce lui parut plus étriquée que d'habitude, alors que ses prunelles aussi voilées qu'un ciel d'automne fixaient le lointain couloir. La fièvre environnante qui se propageait jusqu'à lui, l'angoisse, la colère, le mépris, l'indifférence ; toutes les émotions qui dansaient dans l'air lui paraissaient noyées par l'obscurité ; au même titre que son ressentiment. Car ses mots n'étaient pas des paroles en l'air : il n'était effectivement qu'un gamin de dix-huit ans.

Un gamin de dix-huit ans même pas capable de valider ses années lycée, qui avait fui les cours après avoir redoublé. Un gamin de dix-huit ans trop imparfait, trop lâche, trop imprévisible ; défectueux, en somme. Soren avait dû apprendre à se débrouiller par lui-même, contraint de faire face au milieu instable dans lequel il avait grandi, et la carapace qu'il s'en était forgée faisait de lui ce qu'il était aujourd'hui.

Lorsque son pouvoir avait commencé à se révéler, sa mère s'était enfuie en l'entraînant avec elle. L'Ordre ou leur famille, il n'avait jamais su lequel des deux elle avait cherché à fuir. Ce n'était qu'à sa mort, à son entrée dans l'adolescence, qu'il avait choisi à son tour de fuir. De tout plaquer, et de vivre une vie dans laquelle son pouvoir n'existerait pas. À l'orphelinat où il s'était rendu, ou encore chez sa tante qu'il l'avait récupéré des années plus tard, il était resté son secret.

Jusqu'à ce que, à travers le désespoir d'un jour mener une existence normale et paisible, sa route croise celle d'Alexein, puis d'Aliska.

Jusqu'à ce qu'il réalise qu'il n'était pas seul.

Pour le meilleur et pour le pire, comme le disait l'adage.

Ces notions étaient devenues bien trop floues.

Le poing toujours serré autour de l'enveloppe, dont le contenu ne lui permettrait de toute évidence de ne tenir qu'une petite semaine supplémentaire, le jeune homme rejoignit le rez-de-chaussée. Cygnus savait se montrer persuasif, et d'une certaine manière ses menaces n'étaient jamais faites dans le vide. Il s'agissait d'un coup de pression avec pour seul objectif de lui faire remettre le doigt sur ses priorités, pourtant la situation était assez claire : en dépit des termes du marché sur lequel ils avaient pourtant finis par s'entendre, Aliska et Alexein ne seraient pas en sécurité à ses côtés.

À croire qu'il ne pourrait jamais être le Maître de ses choix...

****

La journée s'était avérée être plus longue que Kaedan n'aurait pu l'imaginer. Après son entretien resté confidentiel avec Nikolaï, au cours duquel il avait oublié d'évoquer les individualités respectives d'Alexein et de Soren desquelles il avait été témoin, il s'était senti éreinté. Et il devait bien admettre qu'il ne s'était pas trouvé plus avancé qu'à son réveil le matin-même aux côtés d'Hisae.

Cette histoire de chasseurs de primes ne lui disait rien qui vaille.

À Luxeth, quand bien même sa scolarité était terminée depuis déjà trois ans et demi, il se souvenait encore des élèves classés « spécial », secret pourtant bien gardé qu'il avait appris malgré lui. Si lui avait eu la chance, grâce à ces immenses ailes qui le surplombaient dans son quotidien, de faire partie de ceux qu'on remarquait, ce n'était pas le cas de tous. Car il avait appris bien à ses dépens que ceux dotés d'un pouvoir discret et dangereux, les classés « S » par l'académie, n'avaient pas tous eu la chance de rester sous les projecteurs.

Les missions de l'ombre étaient bien les plus ingrates. Le simple fait que l'Ordre puisse avoir recours à des chasseurs de primes était terrifiant.

Il n'y avait que quelqu'un de haut gradé comme lui qui pouvait détenir de telles informations. La confiance à son égard dont Nikolaï faisait preuve était précieuse, mais elle lui étalait malheureusement toutes les failles du système. Des failles dont il avait toujours connu l'existence, mais desquelles il préférait rester loin.

Pour autant, à la connaissance de son supérieur, l'Ordre n'avait fait appel à aucun chasseur de prime au cours des dernières vingt-quatre heures. Le réseau clandestin qui se formait dans le noyau en était-il plutôt l'origine ? C'était la conclusion à laquelle ils étaient arrivés, ensemble, au cours de cette heure passée à échanger sur le sujet en fin d'après-midi. Tout comme ils avaient conclu à une aide externe par téléportation de ces individus.

Lorsque le froid glacial d'une nuit d'hiver s'était installé sur la ville, Kaedan avait attendu. Posté sous la protection de la voûte céleste pendant ce qui s'apparentait avoir duré des heures et des heures, il avait vainement espéré. À l'affût du moindre mouvement suspect à proximité de la blanchisserie désaffectée qui servait aux combats – ou en tout cas plus suspect encore que d'habitude – il n'avait rien vu.

Il n'était pas suicidaire. Face aux mots rapportés par Hisae au sujet des agents de l'Ordre qui s'étaient rendus dans cet endroit pour y trouver la mort, il s'était dit que le toit de l'immeuble d'en face n'était pas une mauvaise idée. Épuisé, il avait fini par rentrer chez lui, bredouille. Il s'était ainsi affalé dans son lit, à plat ventre comme ses ailes l'obligeaient à le faire, sans même avoir pris la peine de toucher aux lumières, sans pour autant que le sommeil ne vienne l'étreindre.

Une soirée de perdue. Une nouvelle au cours de laquelle il n'avait rien pu apprendre de plus, au cours de laquelle le brouillard qui pesait sur la situation ne semblait pas vouloir se lever. Enveloppé dans les draps encore défaits de sa précédente courte nuit, Kaedan laissa ses songes se mêler dans des échos d'incompréhension et de réflexion.

Si Hisae l'avait écouté, ils n'étaient pas supposés être sortis aujourd'hui. Le fait que des chasseurs de primes à leur trousse courent les rues de la ville n'avait rien de rassurant, et il sentait bien qu'il ne pourrait pas dormir sur ses deux oreilles tant qu'il n'aurait pas résolu la situation. D'une certaine manière, il ne parvenait pas à étouffer les regrets qu'il nourrissait quant à son échec de la nuit dernière.

Ses cogitations sur le sujet s'étalèrent au gré de trop nombreuses minutes, à tel point qu'il finit par se redresser, pour quitter l'étreinte de son matelas. Il n'était que trois heures du matin, et alors qu'il pensait profiter du temps qu'il lui restait avant l'apparition des premiers rayons de soleil, ce fut sa conversation téléphonique avec Hisae qui lui revint en mémoire.

« Ça, ça va dépendre d'Aliska » avait-elle seulement répondu, lorsqu'il lui avait dit de ne pas sortir cette nuit. Mais maintenant qu'il y repensait, cette idiote têtue n'avait pas donné son accord... Il ne serait même pas surprenant qu'une fois encore, elle n'en ait fait qu'à sa tête. S'il hésita longuement, il finit par simplement taper un message lui indiquant qu'elle avait intérêt à être restée chez elle.

Sans doute râlerait-elle qu'il se mêle de ses affaires, surtout à une heure pareille. Il était hors de question qu'en plus de ses difficultés sur l'enquête confiée par Nikolaï, des civils courent des risques sous le coup de sa négligence... La réponse ne mit pas bien longtemps à lui parvenir, si bien qu'il en arqua un sourcil de perplexité. Elle ne dormait donc pas.

✉️ Ozryn Hisae [3:11]
Vous tombez bien, je comptais venir vous voir demain matin à votre bureau, mais Aliska est malade à cause des types de la nuit dernière

✉️ Ozryn Hisae [3:11]
ça a l'air grave

Toujours assis sur son lit, smartphone entre les doigts, l'ailé écarquilla les yeux à la lecture de ces deux messages. Si elle l'avait su lorsqu'ils avaient échangé au téléphone, plus tôt dans la journée, nul doute qu'Hisae lui en aurait parlé. En dépit de ses insomnies, si elle était encore réveillée et alerte pour lui répondre aussi vite, cela démontrait sans aucun doute l'inquiétude que la situation devait faire naître en elle.

Les choses risquaient de devenir plus compliquées. Hors de portée. Kaedan n'aimait pas le sens que prenait la situation...

Il n'était plus nécessaire d'attendre le matin pour se voir à son bureau.


~

J'avais adoré écrire ce chapitre qui introduisait pour la première fois le point de vue de Soren ! J'espère du coup qu'il vous a plu et que ça a pu être immersif de se retrouver dans sa tête ~

N'hésitez pas à voter mais surtout à laisser un petit commentaire. Vous savez en tant qu'auteur c'est très important d'en recevoir, d'autant plus que je ne suis pas spécialement confiante dans ce que j'écris, et les commentaires nous aident vraiment à avancer dans la bonne direction. Quelque chose vous plait ? Ne vous plait pas ? Un point de l'histoire ou un personnage, n'importe quoi, c'est difficile de se positionner face à tout ça en tant qu'auteur, on est un peu seul dans notre bulle et les avis extérieurs sont très précieux <3

Merci pour votre compréhension ! Et merci de lire cette histoire !
Bonne semaine à tous, on se retrouve samedi pour le prochain chapitre

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