Chapitre 20 - Choc


La nuit paraissait être passée à la fois à une allure folle et à une lenteur infinie, pour Hisae. Incapable de trouver le sommeil malgré les quelques heures qu'elle avait passées emmitouflée dans son épaisse couverture, l'étudiante avait vainement attendu le retour de sa cadette. En vain. Loin du vacarme de son retour, le seul écho qui était parvenu à son esprit s'était révélé n'être que le souvenir de Kaedan, de sa voix et de chacun de ses mots.

La porte du salon ne s'était jamais ouverte. Les râles d'Aliska n'avait jamais résonné contre les murs de l'appartement. Tout comme aucune réponse n'était parvenue aux messages qu'elle avait envoyés à sa sœur.

Hisae ne savait plus vraiment depuis combien de temps, maintenant, son premier réveil avait sonné. Peut-être bien deux minutes, peut-être bien une heure et demie – même si la lumière du jour qui traversait peu à peu les volets de sa chambre la faisait pencher vers la seconde option.

« Tu manques un peu de conviction » lui avait dit Kaedan, lorsque son pouvoir s'était révélé inefficace. Et d'une certaine manière, elle ne pouvait pas vraiment nier de tels faits... En y repensant, avec du recul, elle ne comprenait pas pourquoi elle s'était soudain mise à utiliser en pleine rue cette individualité si longtemps cachée, et ce pour la seconde fois. La culpabilité, couplée à cet affront du déni face auquel elle s'était retrouvé, lui avait ôté toute possibilité de pouvoir faire quoi que ce soit. Et désormais, elle se retrouvait face au mur.

La jeune femme n'eut pas le temps de pousser davantage le monologue intérieur qu'elle entretenait depuis des heures maintenant, car le bruit si attendu d'une clé dans la serrure de l'entrée fit vibrer sa sensibilité aux sons. D'un mouvement aussi brusque qu'instinctif, elle se redressa pour quitter la chaleur rassurante de sa couette, plus alerte que jamais. Et si elle pensait que la perspective qu'Aliska finisse par rentrer la tranquilliserait, l'accélération des battements de son palpitant devint presque douloureuse lorsqu'elle sentit cette sensation familière de l'écholocation glisser sur sa peau.

— Aliska ?! lança-t-elle en sortant en trombe de sa chambre.

La silhouette de sa cadette s'imprima sur sa rétine, pourtant bien loin de l'image qu'elle en attendait. Sa chevelure brune désormais courte tombait en rideau devant son visage, avec la tête baissée qu'elle maintenait et son soudain intérêt pour le parquet du sol. Lorsque la voix inquiète d'Hisae lui parvint, répétant à plusieurs reprises son prénom, la jeune femme porta avec lenteur un regard vitreux en sa direction.

— Aliska ? Qu'est-ce qui s'est passé ? interrogea Hisae de nouveau, l'inquiétude parcourant avec vigueur l'intégralité de son corps.

Au cours de leurs dix-huit années passées ensemble, elle avait plus d'une fois eu l'occasion d'apercevoir l'expression démunie de sa sœur. La peur, la détresse, l'affliction ; chaque sentiment terne qu'elle avait pu ressentir au cours de son adolescence ne lui était pas étranger. Pourtant, à cet instant précis, Hisae pouvait affirmer ne l'avoir jamais vue ainsi.

Ses pupilles dilatées paraissaient aussi livides qu'éteintes, alors même qu'elles papillonnaient sans réel but à travers tout l'appartement. Son teint, plus blême qu'il ne l'avait jamais été, lui donnait l'impression qu'elle n'avait plus été en contact avec le moindre rayon de soleil depuis des années maintenant. Ce fut toutefois lorsqu'elle se laissa tomber avec maladresse sur le canapé-lit replié, recroquevillée sur elle-même et chaussures sur le tissu, que le déclic s'opéra.

— Aliska, qu'est-ce que t'as vu quand t'étais là-bas ?

Un claquement de doigts lui fit office de réponse. Pourtant pas patiente de nature, l'aînée se contenta d'un froncement suspicieux des sourcils face à un tel geste, sans poser de questions pour autant.

— Alexein attend en bas, notifia Aliska. Tu veux pas lui dire de monter ? Tant pis s'il apprend notre petit manège...

Si Hisae plissa le front, elle jeta un regard curieux et instinctif par la fenêtre – pour se souvenir que cette dernière ne donnait pas sur l'entrée de la façade. L'hésitation transparut à la surface de son regard l'espace d'une courte seconde, avant qu'elle aperçoive le téléphone tendu en sa direction, visiblement déjà en appel.

— Allo ? s'enquit-elle en l'attrapant.

C'est pas Aliska ? s'étonna une voix masculine à l'autre bout du fil.

— C'est sa sœur. Alexein, c'est ça ?

Oui... Mais qu'est-ce que tu–

— T'es en bas de chez nous ? Monte, on est au troisième. Je t'ouvre.

Il bafouilla ce qui ressemblait à une approbation, et la jeune femme n'en attendit pas davantage pour raccrocher. Elles n'eurent toutes deux pas à attendre bien longtemps, murées dans un silence de plombs, avant que des coups ne soient donnés à la porte. Hisae se leva pour ouvrir, après une œillade inquisitrice à l'attention de sa petite sœur.

La silhouette qui s'immisça dans son champ de vision, depuis le couloir, lui apparut presque familière, pour l'avoir surveillée de loin au cours des derniers jours. Chevelure brune et hirsute, visiblement rebelle après des heures à courir elle-ne-savait-où, prunelles claires, aux reflets violacés qu'elle n'avait pas eu l'occasion d'un jour apercevoir, à travers l'obscurité de la nuit. Les traits finement dessinés de son visage indiquaient qu'il devait être plus jeune qu'elle – sûrement le même âge qu'Aliska. Bien plus grand qu'elle, Alexein Lüen l'observait, en dépit de leur petite vingtaine de centimètres d'écart

— Alex, lâcha Aliska depuis le salon. Rentre.

— Il s'est passé quoi, cette nuit ? questionna Hisae sans détour, aussitôt qu'elle eut refermé la porte derrière lui.

Alexein considéra tour à tour les deux sœurs Ozryn, les yeux écarquillés. L'effroi glissa à la surface améthyste de son regard, regard posé avec insistance sur son amie qui se contentait de rester silencieuse.

— Pas grand-chose, on est juste sortis–

— Des combats clandestins, le coupa Aliska – et il fronça les sourcils d'incompréhension devant les bribes facilement révélées de leur secret. À l'intérieur du bâtiment, c'était des combats clandestins. J'avais... jamais vu ça.

Une déglutition coula dans sa gorge, ce qui ne manqua pas d'interpeller Hisae. Le traumatisme tendait chacun de ses muscles, le choc étarquait chacun de ses membres, il suffisait de l'observer pour s'en rendre compte. Ses lèvres, restées entrouvertes après ses mots, tremblaient légèrement. De toute évidence, elle n'avait pas assisté qu'à des combats, au cours de cette nuit dont l'aînée ne savait rien.

— Fais pas cette tête Alex, lâcha-t-elle contre toute attente. Hisa est au courant... De tout.

Le jeune homme afficha une moue circonspecte, tandis que ses prunelles continuaient leurs navettes entre ses deux interlocutrices. La surprise étira par la suite ses traits, et Hisae n'eut aucun mal à comprendre la perplexité qui l'habitait. Aliska avait bel et bien respecté sa part de l'entente qu'elles avaient trouvée : il n'était au courant de rien. Il ne savait pas que si elle risquait de se rapprocher de leurs activités, c'était car elle avait connaissance de toute l'histoire. À en juger l'éclat dur qui fila dans son regard, il dut se sentir trahi, à l'apprendre ainsi.

— Kaedan Rughis est sur l'affaire, c'est comme ça qu'elle l'a appris, expliqua Aliska pour écourter son récit.

Toujours recroquevillée sur le canapé, sa peau commençait peu à peu à arborer une couleur plus naturelle et moins blafarde. Sans que son regard brun ne regagne de son éclat pour autant, elle laissa échapper un long soupir, sûrement libérateur. Hisae traversa le salon pour venir s'asseoir de nouveau à sa droite, tandis qu'Alexein prenait place sur le rebord du sofa, de l'autre côté.

— Alex m'avait prévenue qu'il s'agissait de combats clandestins, et même si je m'y étais préparée mentalement... C'est vraiment dur, commença la jeune fille en guise d'explications, avant que sa voix ne tremblote sur le dernier mot.

— Un type est mort, acheva son coéquipier, d'un ton sans appel. Devant nos yeux. Comme si c'était la chose la plus normale qui soit.

Le silence s'abattit sur eux, aussi violent et brusque qu'aurait pu l'être un ouragan, si bien que ce soudain vide sembla faire siffler les oreilles des deux sœurs. Les tic incessants de l'horloge murale leur parvenaient, seul élément capable d'anéantir cette absence totale de sons. Hisae déglutit, d'une manière trop spontanée pour ne pas être bruyante, et l'horreur enveloppa l'entièreté de son faciès.

Pendant qu'ils s'étaient éloignés pour simplement parler, avec Kaedan, ce genre de choses était arrivé. Pourtant, de ce qu'elle en savait, il n'avait reçu aucun appel indiquant qu'il avait été nécessaire d'intervenir. Et alors qu'elle réfléchissait à la raison pour laquelle il n'avait pas été prévenu, elle comprit qu'il lui avait simplement menti : personne n'était resté sur place.

L'agacement serpenta jusqu'à elle, toxique, avant qu'elle ne rétrocède ces éléments dans un coin de son esprit. Les révélations de l'instant étaient plus importantes. Elle se demandait quel genre de traumatisme la situation pouvait bien laisser pour les témoins, avant d'apercevoir la mâchoire d'Aliska se serrer à travers le mouvement de ses joues.

Sa sœur, toujours si fière, assurée et sûre d'elle, n'en menait pas large. Malgré toute la volonté qu'elle pouvait mettre à oublier l'existence de Stelian, cette vision d'horreur la replongea quelques années plus tôt ; ces années enterrées sciemment au fin fond de sa mémoire, ces années noires passées à faire l'autruche, ces années qui appartenaient au passé et qui hantaient pourtant son présent.

Il était peut-être temps de changer.

— Aliska, se ressaisit-elle en posant ses deux mains sur les épaules de sa cadette. Reprends-toi, raconte-moi tout.

Le regard brun de l'intéressée glissa jusqu'à elle. Une forte expiration fit trembler ses narines, signe qu'elle tentait effectivement de se reprendre, et la main de son coéquipier vint se poser sur la sienne dans un geste rassurant, comme pour l'enjoindre à s'exprimer. Si l'incompréhension passait toujours sur le visage du garçon, il paraissait avoir mis de côté toutes ses questions pour ne se concentrer que sur la situation.

— Les gars qui se battaient avaient l'air de presque tous posséder un pouvoir. C'est un réseau souterrain de non-déclarés qui s'est créé, là-bas. J'ai parlé à un type, en début de soirée, qui m'expliquait qu'ils n'acceptaient, je cite « aucun des pantins de l'Ordre ». Ils en ont déjà tué deux qui avaient essayé de s'infiltrer jusqu'à eux, expliqua Alexein, en voyant que son amie restait toutefois silencieuse.

Le sang d'Hisae lui parut se figer dans ses veines. Il serpenta, toxique, lui brouillant les sens dans un vertige. Elle n'était plus certaine de ses décisions des derniers jours, désormais. Si elle resta silencieuse, incapable de répondre quoi que ce soit, Alexein prit son mutisme pour une invitation à continuer :

— Quand je suis allé là-bas avec Soren la première fois, ça m'avait déjà interpellé qu'autant de pouvoirs soient réunis. Je savais que certains vivaient cachés pour ne pas mettre les pieds à Luxeth et échapper à l'Ordre, mais je m'attendais pas à de telles proportions. Je sais pas ce qu'ils ont à gagner à se battre comme ça. Est-ce que c'est de leur plein gré ?

— Tu crois... qu'on les force à se battre ?

— J'en sais rien. L'euphorie est palpable, à chaque fois. Ils sont peut-être juste idiots, ça collerait aussi.

Si la situation n'avait pas été aussi grave, peut-être Hisae aurait-elle laissé échapper un pouffement à ces derniers mots. Là, son visage ne se détendit pas d'un millimètre, toujours figé d'effroi.

— Et vous avez dit... Que quelqu'un était mort ? risqua-t-elle, tandis que son cerveau tentait par tous les moyens d'analyser l'afflux d'informations. Un agent de l'Ordre présent ?

— Non, un des combats a mal tourné...

En dépit de son assurance à s'exprimer et à relater les faits, Alexein ne paraissait plus si sûr de lui. Le constat heurta la jeune femme lorsqu'elle aperçut le malaise couler à la surface de son regard parme.

— C'était horrible, et les gens ne semblaient pas vraiment traumatisés ni même perturbés. Quelques personnes ont préféré sortir prendre l'air, mais la plupart sont restés à réclamer un nouveau combat.

— Un des types qui les a évacués, je le connaissais, lâcha soudain de but en blanc Aliska, sans laisser à quiconque le temps d'ajouter quoi que ce soit aux mots de son ami. Enfin on le connaissait. C'était une connaissance de Stelian, il était déjà venu à la maison.

Plus lourd encore que tout ce à quoi elle aurait pu s'attendre, le poids de ces paroles s'écrasa sur eux avec la puissance d'une étoile naissante. Le choc étouffa le cœur d'Hisae, qui devint alors incapable de contrôler les membres de son propre corps. Assise sur le canapé mais redressée, en support moral pour sa cadette, elle se laissa ainsi choir contre le dossier. Malgré toutes ses questions qui ne demandaient qu'à éclater dans l'air, les mots ne parvenaient pas à franchir le mur de ses lèvres.

Cette révélation était bien loin de tous les scénarios qu'elle aurait pu imaginer.

— J'ai aucune preuve, mais je suis quasiment sûre que c'était lui, ajouta Aliska.

La main d'Alexein, toujours posée sur la sienne, se resserra dans ce qui ressemblait à de l'empathie et une affectueuse sollicitude, détail qui n'échappa pas à l'aînée. De toute évidence, il était au courant de leurs histoires de famille.

— C'est... étrange, reprit la cadette Ozryn. J'ai l'impression de bien le connaître, et pourtant j'arrive pas à fouiller ma mémoire. C'est comme si un voile opaque y était posé pour m'interdire d'y accéder. Son souvenir m'a frappée quand je l'ai vu, et pourtant c'était le vide.

Les sourcils froncés, Hisae commença à réfléchir à quelle connaissance elle pouvait bien faire référence, en essayant de se remémorer les différentes personnes qu'il avait pu ramener chez eux, à l'époque où ils habitaient encore tous ensemble. Rien de spécial ne vint.

— Tu crois que ça voudrait dire que..., commença Hisae avant de s'arrêter, incapable d'achever sa phrase et ses pensées.

— Peut-être que Stelian était là-bas aussi, ou peut-être qu'il est à des centaines voire des milliers de kilomètres d'ici. J'en sais rien...

Au fil de la conversation et de ses paroles, Aliska reprenait peu à peu contenance. Son teint avait désormais retrouvé de son éclat habituel, comme si extérioriser ce qui la tracassait avait pu, d'une certaine manière, l'apaiser et lui faire du bien. Son regard paraissait toujours sombre et embrumé, mais elle ne donnait plus l'impression d'avoir elle-même échappé à la mort.

— Soren nous a un peu parlé de son travail, mais ça nous a pas appris grand-chose, reprit-elle, bien décidée à cracher ces découvertes qui lui brûlaient l'œsophage.

Son coéquipier lança une nouvelle œillade intriguée à son attention, sans aucun doute surpris de la voir réellement étaler tous les détails de ce qu'il pensait être leur secret à tous les trois, mais n'ajouta rien pour autant.

— Lui-même il n'en connaît pas les tenants et aboutissements, c'est un gros réseau derrière tout ça. Il est chargé d'amasser une quantité d'argent assez importante, mais aussi de rassembler des éventuels Détenteurs non déclarés. En contrepartie, il gagne beaucoup plus de fric que ce qu'on se faisait avant.

Alexein resta silencieux. Il n'approuvait sûrement pas le fait qu'Aliska expose toute la situation de la sorte, mais si c'était bien le cas il n'en toucha mot. L'appartement fut ainsi plongé dans le silence, permettant à chacun une réflexion intérieure. Malgré le recul qu'Hisae tentait de prendre, aucune explication logique ne lui parvenait. Son cerveau lui paraissait aussi lourd et brouillé que l'était le poids de ces découvertes. Chaque mot, chaque parole et chaque fardeau transporté à leur gré lui semblait résonner en boucle dans son esprit, paraissait faire vibrer son âme à leur guise.

Une seconde fois, la jeune femme avait l'impression d'être mise au pied du mur. Son souffle bloqué dans sa gorge lui hurlait que ce mauvais pressentiment qui glissait sur sa peau était tout à fait rationnel, et confirmait ainsi qu'elle n'avait pas la moindre idée de l'ampleur de la situation dans laquelle elle s'était jetée à corps perdu.

Pour la première fois de sa vie, elle regretta d'avoir si longtemps vécu cachée de l'Ordre.

Aurait-elle pu rester loin de tout cela, même si elle n'avait pas usé de son pouvoir sur Kaedan, cette nuit où tout avait basculé ?

— Hisa, je sais que t'es partie avec Kaedan tout à l'heure, je vous ai sentis vous éloigner, indiqua Aliska d'une voix moins assurée et plus tremblotante qu'elle ne l'aurait espéré, dans une interrogation implicite.

Une forte expiration. Quelques petites claques sur ses propres joues. Et avec le regard le plus déterminé qu'elle pouvait poser sur eux, Hisae répondit pour conclure :

— Oui. Désolée, mais à partir de maintenant on ne peut plus agir sans Kaedan Rughis.

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