Chapitre 16 - Secret gardé


Hisae ne parvenait pas bien à discerner la conversation visiblement cruciale qui prenait place à quelques mètres d'elle. Les bribes de mots flottaient dans l'air pour parfois effleurer ses tympans, ou pour parfois simplement mourir à portée de main. Cela ne faisait pas bien longtemps qu'Aliska avait délaissé ses côtés pour rejoindre ses deux amis, et si elle lui avait indiqué qu'elle la couvrirait à l'aide de mensonges et de son pouvoir si nécessaire, une certaine appréhension lui semblait parcourir chacun de ses muscles.

Cachée derrière la paroi d'une habitation et plaquée contre la façade en pierre glacée, elle passait de temps à autre le haut de la tête pour observer la scène, dans une vaine tentative de percer l'obscurité. Une faible brise glacée faisait voler les mèches argentées de ses cheveux détachés, au même titre qu'elle déplaçait sans doute de manière imperceptible la couche nuageuse, à tel point qu'il arrivait parfois que quelques rayons blanchâtres la traversent, pour lui offrir quelques secondes une meilleure vue.

— Et pourquoi ?

Ce haussement de voix fit sursauter l'étudiante, qui se raidit de tout son long. Un frisson lui remonta l'échine, et dans un réflexe naturel, elle se plaqua contre la paroi. Ce sentiment si singulier de l'écholocation glissa sur sa peau, signe qu'Aliska s'assurait toujours que personne n'approche, mais également qu'elle restait bien docilement cachée comme elle le lui avait demandé.

La jeune femme avait l'impression de sentir chaque battement de son cœur pulser à un rythme plus fort encore que le précédent, prêt à quitter sa poitrine à tout moment. L'angoisse de ne pas savoir ce qu'ils se disaient l'étreignait, mais plus que tout, elle craignait ce qui pourrait arriver à Aliska si sa présence se retrouvait ainsi exposée. Et sans doute sa cadette capta-t-elle son pouls irrégulier, car cette sensation familière relative à son pouvoir courut sur son corps à plusieurs reprises, de moins en moins espacées les unes des autres.

Reste calme.

Les minutes lui parurent défiler avec une lenteur extrême. La fatigue commençait à endolorir ses membres, son esprit, et pourtant elle restait plus alerte que jamais, réceptive au moindre son susceptible de la faire vibrer. Après ce qui lui sembla être une éternité, les chuchotements dont elle ne parvenait pas à saisir le sens s'éteignirent, pour que le calme revienne bercer la nuit noire et froide.

Ce fut seulement en considérant discrètement l'heure sur son smartphone qu'Hisae se souvint que le numéro de téléphone de Kaedan Rughis figurait désormais parmi sa liste de contacts.

« Interdiction d'agir seules et de faire des trucs débiles, compris ? »

Concrètement, elles n'avaient encore rien fait de stupide. Aliska s'était simplement rendue à la rencontre de ses amis, tandis qu'elle, elle était restée cachée. Elles n'avaient pas pris le moindre risque et n'avaient même pas fait face à une situation qu'elles n'auraient pas maîtrisée. Kaedan n'avait pas à être mis au courant pour si peu.

Pourtant, malgré toute l'ardeur qu'elle mettait à s'auto-persuader, une pointe de culpabilité lui enserrait la poitrine.

— Tu veux que je te raccompagne ? s'éleva une voix masculine en approche.

Réflexe instinctif, Hisae rangea sur-le-champ son téléphone, alarmée à l'idée que la lumière qu'il émettait puisse attirer l'attention à travers la pénombre. Quelques bruits de pas se rapprochèrent, et ce constat suffit à refaire accélérer la course de son rythme cardiaque, qui avait pourtant pris du répit au cours des dernières minutes.

— C'est bon, t'inquiète, j'ai l'habitude de rentrer seule à cette heure, répondit Aliska.

— Comme tu veux. Écoute, par rapport à ce qu'Unchained a dit...

Claquement de doigts familier. Aliska s'assurait-elle qu'Unchained soit bien parti ?

— Je sais ce que tu vas dire, moi aussi je le sens mal. J'vais faire d'une pierre deux coups. J'vais le surveiller et continuer un peu nos occupations.

— Pour ta sœur, t'es sûre de toi ?

Le calme s'installa. Toujours plaquée contre la façade comme si elle ne faisait qu'un avec elle, Hisae déglutit à la mention de sa personne. L'interlocuteur d'Aliska reprit, en voyant que cette dernière ne répondait pas :

— Écoute, je suis pas certain que ce soit une bonne idée.

— Je sais pas trop comment elle en est arrivée là, je vais pas lui faire confiance tout de suite. Mais je pense qu'elle peut nous être utile.

Le temps sembla se figer autour de la jeune femme, dans un pêle-mêle de doutes et d'incompréhension. Les mots résonnèrent en boucle dans son esprit, refrain insupportable d'une musique trop écoutée, si bien qu'il lui fallut le temps de les analyser. Aliska était sans aucun doute le meilleur agent double qu'elle ait vu. Même consciente de la situation, elle-même ne parvenait plus à savoir si elle était sincère ou non.

— Comme tu le sens. Je te fais confiance.

Le silence vola, bientôt brisé par le bruit de pas qui s'éloignaient. L'un des deux partait. Hisae aurait tout donner pour pouvoir observer la scène qui se déroulait à quelques mètres d'elle.

— Alex, attends. T'es sûr que tu veux t'embarquer là-dedans ? Tu devrais pas prendre autant de risques, et–

— Pourquoi toi tu prendrais des risques et pas moi ?

— Mais tu–

— Arrête de dire des trucs débiles. Allez, traîne pas trop, il commence vraiment à être tard.

De nouveau, le calme prit possession de la nuit, pour laisser Hisae seule avec ses pensées. Une nouvelle brise fit se mouvoir quelque peu les nuages, et les rayons blafards de l'astre lunaire lui parurent se poser sur elle, la mettre en lumière tel l'élément non désirable de cette conversation qu'elle venait de surprendre.

— C'est bon, ils sont tous les deux partis, tu peux sortir de ta cachette.

Malgré elle, un soupir de soulagement échappa à Hisae. Aliska était bel et bien consciente de sa présence et du fait qu'elle pouvait les entendre, ce qui impliquait bien que ces mots prononcés vis-à-vis d'elle avaient été en connaissance de cause. Malgré cela, un mauvais pressentiment lui nouait l'estomac.

— Alors ? lança-t-elle en sortant finalement de sa cachette. Et ne me mens pas.

— Ils ont pas trop confiance, évidemment. Ils sont loin d'être stupides, tous les deux. Même Soren.

Bien sûr.

— J'ai dû mentir un peu, avoua Aliska d'une petite voix sans doute étouffée par une certaine fierté. Et j'ai essayé de les convaincre que ton pouvoir pouvait être utile, mais que j'hésiterais pas à me retourner contre toi si nécessaire.

La fin de sa phrase fut prononcée sur un ton plus sec, plus claquant. Si elle s'interrogea une courte seconde quant à ce que cela impliquait, c'est-à-dire qu'ils aient connaissance de son pouvoir, elle n'eut pas le temps de s'en formaliser bien longtemps, car Aliska reprenait :

— Et c'est la vérité. J'veux pas qu'il vous arrive quoi que ce soit, à toi ou même à Elias et à maman, mais il est hors de question qu'Alex et Soren courent des risques, eux aussi.

— C'est ce que j'ai cru comprendre, rétorqua Hisae, en sous-entendu de la conversation qu'elle venait d'épier malgré elle.

— Maintenant, tu vas tout m'expliquer un peu mieux. Depuis le début.

****

Au fond d'elle, Aliska savait que sa sœur était au courant de la situation depuis cette question qu'elle lui avait posée la veille, sur son travail au restaurant. Elle s'était préparée à tous les cas de figure, à tout ce qu'elle aurait pu répondre pour nier, démonter ses arguments – elle avait même songé à temporairement trouver un vrai travail dans un restaurant, pour tout dire. Pourtant, dans tous ses plans, à aucun moment elle n'avait envisagé l'hypothèse que Kaedan Rughis pointe le bout de son nez au milieu de cette équation déjà compliquée.

Les arguments d'Hisae étaient indémontables. Aucune de ses réponses pour nier n'aurait tenu la route.

En réalité, peut-être un poids quittait-il ses épaules malgré la situation. Le fait de devoir sortir de l'appartement dans la nuit avec discrétion, de côtoyer des personnes plus que douteuses pour faire affaire avec eux, de prendre goût aux crimes, de rater ses études, de risquer de décevoir sa sœur, son frère, sa mère, et même son père qui la regardait depuis les étoiles ; rien de tout cela était ce qu'elle avait un jour aspiré à devenir. Pourtant, aujourd'hui, voilà où elle en était.

Depuis que Soren avait commencé à prendre ses distances pour s'embourber dans des problèmes dont il n'avait pas encore conscience, la jeune femme était à plusieurs reprises sortie pour continuer ses agissements, parfois seule avec Alexein, parfois avec lui également. Mais les faits lui avaient permis de prendre du recul sur la situation et sur ce qu'elle faisait, bien qu'elle n'y prêtait pas une réelle attention.

L'élément déclencheur était arrivé peu après, lorsqu'elle avait appris pour le harcèlement d'Elias. Bien malgré lui, Stelian Arzel était partout. Les griffes qu'il avait plantées dans leur peau continuaient de lacérer leur chair et leurs vies, plus aiguisées et tranchantes encore qu'une lame. À l'époque où elle vivait encore avec lui, chez sa mère, elle n'avait pas compris le harcèlement moral couplé de violence qu'il leur avait fait subir, à elle et à son petit-ami de l'époque. Ce n'était que bien plus tard qu'elle avait appris les faits, et la réalité sur son petit-ami qu'elle avait pensé connaître : il avait été arrêté par les forces de l'ordre pour vol à l'arrachée et braquage.

Pendant longtemps, Aliska avait soupçonné son beau-père d'être au courant de la situation. Les plus grandes questions de sa vie restaient de savoir comment il aurait pu l'apprendre, et pourquoi il n'en aurait jamais parlé. C'était lorsqu'il avait disparu, du jour au lendemain sans laisser de trace, que les pièces du puzzle s'était assemblées pour la mener à de telles conclusions.

Mais aujourd'hui encore, le mystère demeurait entier.

Alors en apprenant qu'à cause de cela, bien qu'indirectement, Elias continuait de souffrir à travers ce harcèlement, Aliska s'était remise en question. Elle n'irait pas jusqu'à dire qu'elle regrettait tout ce qui était arrivé : après tout, non seulement elle s'était prise au jeu, à se délecter de la situation, mais l'aide financière qu'elle avait pu apporter à Hisae et, secrètement, à leur mère était non négligeable. Elle savait que c'était grâce à cela que son aînée avait pu se concentrer sur ses études. Mais ce cercle vicieux ne devait pas recommencer.

Pourtant, si elle avait cru pouvoir se détacher petit à petit de la situation, elle était encore tombée de haut.

Cette soirée, la veille, où les choses avaient été scellées et qu'elle avait fui Hisae pour rejoindre Alexein au beau milieu de la nuit après sa rencontre Soren, elle aurait dû comprendre que le point de non-retour était atteint. Son ami lui avait parlé de ces combats clandestins auxquels il avait assisté. De ces individus dotés eux aussi de pouvoirs, qui se montraient presque fièrement. De cette ambiance euphorique qui lui avait soulevé le cœur, et de combien leur imbécile d'ami paraissait décidé à s'enfoncer encore plus dans cette affaire.

Alors elle avait écouté avec attention chacun des mots de l'histoire d'Hisae. De sa rencontre avec Kaedan, lorsqu'il l'avait prise pour elle, à son entrevue avec lui quelques heures auparavant au restaurant, en passant par ce jour où elle l'avait suivie à travers les ruelles de Willsden. Aucun détail ne semblait incohérent ou manquant.

Et plus encore que la peur d'être mise au pied du mur, c'était l'inquiétude qui avait primé sur tous les sentiments rationnels qui auraient dû l'envahir : ce mauvais pressentiment qui l'étouffait à l'idée des risques que prenait Soren s'était vu confirmé par ce simple récit. La situation était suffisamment alarmante pour que Kaedan lui-même y consacre son temps, ses nuits, son énergie.

Que se passerait-il pour eux une fois qu'ils seraient remis aux mains de l'Ordre ? Aliska avait désormais l'impression de ne plus être le maître de sa propre vie, et ce n'était pas quelque chose qu'elle tolérait.

— Et donc, qu'est-ce que tu comptes faire ?

La voix de son aînée arracha la jeune femme à ses pensées. Toutes deux assises sur le canapé-lit du salon et emmitouflées sous la couverture, elles se considèrent durant de longues secondes. Aliska n'avait pas la moindre idée de ce qu'elle comptait faire. Après tout, elle pouvait très bien mettre Soren au courant des faits afin qu'il prenne conscience de la situation et stoppe tout. Mais déjà, têtu comme il était, il était fort probable qu'il n'en ait strictement rien à faire. De plus, elle ne savait pas ce qu'il adviendrait d'eux, maintenant que leurs pouvoirs étaient à découvert. Enfin, cela signifiait également anéantir cette piste que suivait Kaedan à travers eux.

Pour le dernier point, il s'agissait bien du dernier de ses soucis.

Mais pour le reste, c'était un peu plus délicat.

Pourtant, pour une raison qui lui échappait, Hisae semblait bien plus concernée par la situation qu'elle ne le disait.

— Et toi, tu comptes faire quoi ? Kaedan voulait que tu le préviennes s'il se passait quelque chose tu m'as dit, non ?

— Ouais, mais il s'est rien passé, donc il a pas besoin d'être au courant.

— Et après tu vas me reprocher de faire des conneries, soupira Aliska.

Le silence s'installa naturellement. La pénombre imposait sa présence à travers les fenêtres de la pièce principale de l'appartement, signe que cette longue nuit était déjà plus qu'entamée, et pourtant la fatigue ne se faisait toujours pas ressentir. Bientôt, les réveils sonneraient. Une nouvelle journée de cours commencerait, semblable à la précédente ; et pourtant rien ne serait plus comme avant. C'était une certitude.

— Je sais pas trop ce que je vais faire. T'as peut-être tes raisons de pouvoir continuer sur le plan de Kaedan, mais moi je choisirai la situation dans laquelle Alex et Soren courront le moins de risques. Désolée... mais c'est non négociable

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