Chapitre 15 - Confrontation
Lorsque Hisae avait poussé la porte de l'appartement, elle ne s'était pas attendue à apercevoir sa sœur se redresser d'un bond, depuis le clic-clac du salon. La lumière tamisée de la lampe de chevet éclairait timidement la pièce principale, pourtant cela lui suffisait pour distinguer le lit parfaitement fait, qui indiquait bien qu'Aliska ne dormait pas.
— Ali, il est même pas vingt et une heure. Pourquoi tu fais semblant de dormir ?
— Je fais pas semblant de dormir, s'outra la cadette en la suivant du regard, alors qu'elle se déchaussait. J'attendais juste que tu rentres.
Une certaine amertume rythmait et ponctuait sa phrase. Aussi surprenante qu'inattendue, elle emplit l'air pour venir se planter dans sa peau, alors qu'Hisae restait immobile dans l'entrée.
— Ça va pas ? questionna-t-elle avec une réelle inquiétude.
— Faut qu'on parle, Hisa.
L'intéressée fronça les sourcils aussitôt que les mots eurent pénétré son esprit. Que pouvait-il y avoir de pire que quelqu'un qui disait vouloir parler, avec un ton aussi sérieux ? Surtout lorsque cette personne avait fui pendant les dernières vingt-quatre heures afin d'éviter toute confrontation. L'incrédulité prenant place sur les traits de son visage, Hisae avança dans le salon pour se rapprocher du canapé.
Elle qui souhaitait prendre les devants et se confronter à sa cadette, c'était raté.
Aliska quitta l'étreinte de sa couverture pour se redresser et s'asseoir, afin de lui faire une place sur le canapé. Maintenant qu'elle y réfléchissait, Hisae ne parvenait pas à se souvenir de quand pouvait bien dater leur dernier moment de complicité. Car si elles vivaient sous le même toit depuis des mois déjà, et malgré leurs sentiments et leur affection étouffés par la fierté, il lui fallait bien admettre qu'elles passaient plus de temps à se charrier qu'à s'aimer.
Maintenant qu'elle en prenait conscience, la situation paraissait d'autant plus douloureuse.
— Tu me connais, je préfère aller droit au but. Depuis quand tu connais Kaedan Rughis ?
— Pardon ?
— Je vous ai vus au restaurant tout à l'heure. Tu m'en avais jamais parlé.
Il ne fallut pas bien longtemps à Hisae pour faire le rapprochement. Le visage crispé, elle s'assit sur le canapé-lit, utilisant ainsi la place faite par sa sœur. Face à elle, Aliska ne laissait aucune émotion superflue peindre ses traits.
— T'étais avec Elias ?
— Comment tu sais ?
Ce ping-pong de questions commença à rapidement les agacer toutes les deux. Hisae se redressa d'un bond pour poser ses deux mains sur les épaules de sa sœur, avant de planter avec insistance et droiture ses prunelles brunes dans les siennes. Il n'y avait pas besoin de plus que ce faible éclat diffus de lumière pour dessiner leurs silhouettes, leurs visages, et leur permettre de prendre conscience de tous leurs sentiments. Ce simple contact, cette prise ferme et spontanée, suffisait à remplacer le plus éloquent des regards.
— Je suis au courant, Aliska. De tout. Je sais ce que tu fais la nuit quand tu sors, et avec qui. Je sais que tu ne travailles pas dans un restaurant, et que tu n'y as jamais travaillé. Je sais comment tu utilises ton pouvoir. Ça fait quelques jours, maintenant, et même si je voulais pas y croire j'y ai bien été obligée.
Contre ses paumes, la jeune femme sentit le corps tout entier de sa cadette s'affaisser. Les mots avaient glissé sous sa langue avec une rapidité sans pareille, comme si elle avait cherché à vite les extérioriser pour les oublier aussitôt. Et aux antipodes de ce besoin, de cette nécessité, ils semblaient pourtant encore et encore se mouvoir sur sa peau, vibrer dans son esprit. Elle préféra éviter de s'étaler en parlant du fait que, si elles avaient toutes les deux des soucis avec Kaedan Rughis et une épée de Damoclès au-dessus de la tête, c'était en particulier par sa faute et son manque de discrétion.
Le silence vola dans le salon de dix-huit mètres carrés pendant ce qui leur parut toutes deux durer une éternité. Pourtant, il ne s'écoula en réalité que quelques secondes avant que la plus jeune ne relève la tête, pour commencer :
— Comment ?
— C'est Kaedan Rughis qui me l'a dit. Je l'ai croisé un jour par hasard, et il m'a prise pour toi, avoua Hisae le regard baissé, incapable d'affronter les prunelles noisette qui la scrutaient.
Aliska resta sans voix. Les souvenirs de ce temps passé aux côtés de sa sœur au cours des dernières semaines défilèrent dans sa mémoire, et il lui fallut se rendre à l'évidence : depuis qu'Hisae avait parlé du restaurant et de son emploi, elle avait compris qu'elle serait mise au pied du mur tôt ou tard. Ce n'était qu'une question de temps. De temps désormais écoulé, visiblement.
Les avertissements et mises en garde d'Alexein, la cupidité de Soren, le lien qui les unissait tous les trois, les souvenirs de ces nuits d'angoisse et de liberté. En dépit de la situation et de la tristesse qui enveloppait la voix de son aînée, Aliska n'était pas encore prête à tirer un trait sur tout ça. Sur ce jeu dans lequel elle s'était si longtemps enlisée, à tel point qu'il en était devenu son quotidien.
— Il t'a dit quoi exactement ?
L'hésitation se fraya un chemin jusqu'à Hisae. Parler de ce marché qu'elle avait conclu avec Kaedan ne plairait pas à sa sœur, mais ce ne serait sûrement rien à côté du fait qu'elle ait parlé à cet homme de leurs individualités respectives. Pourtant, la carte de l'honnêteté ne pouvait qu'être la meilleure, dans cet échange.
Alors elle commença à étaler le récit de ses entrevues avec l'ailé, sa cadette pendue à ses lèvres.
Unchained. Le mot fut répété à plusieurs reprises, et quand bien même elle ne prononça pas une seule fois le nom et le prénom de l'individu qui se cachait derrière ce pseudonyme, Aliska savait que son aînée les connaissait. Au fur et à mesure que les explications s'imprimaient dans son esprit, la cadette sentait sa conscience s'étioler, au gré de l'agacement qui montait en flèche.
— Tu essaies de m'engueuler ou de récolter des infos ? la coupa-t-elle finalement, alors qu'elle commençait à comprendre où le fil de la conversation les menait.
— Je... Non, balbutia Hisae, pourtant incapable de répondre avec sincérité. Je veux juste parler, et–
— T'es une vendue, Hisa. Ta sœur contre un type que tu connais même pas, qui s'en fiche de toi et qui veut juste t'utiliser pour faire son job ?
— Bordel, laisse-moi finir !
Même si elle ne l'avouerait pas, le tranchant de ces paroles avait meurtri Hisae bien plus qu'elle ne l'aurait voulu. Ce n'était pas tant l'image que Kaedan pouvait bien avoir, ou encore le fait qu'il se serve d'elle, mais qu'Aliska croit de la sorte qu'elle serait capable de la trahir et de la vendre, comme elle le disait, était douloureux.
Elle se figea. Une déglutition difficile lui coula dans la gorge.
En réalité, elle les avait déjà vendues toutes les deux.
— Je...
Aucun mot ne venait. La colère d'Aliska serait au moins aussi légitime que la sienne, et même si elle n'avait pas eu le choix lorsqu'elle s'était retrouvée face à Kaedan, les choses auraient sans doute été différentes si elle ne l'avait pas prise en filature au beau milieu de la nuit.
Hisae sentit ses émotions se mêler. Elle ne distinguait plus vraiment qu'elles étaient les réelles mauvaises actions.
— Kaedan avait sûrement pas besoin de moi pour remonter jusqu'à vous trois. Et le problème c'est qu'il... (Elle déglutit.) Il est au courant pour nos pouvoirs.
— Pardon ?
— Il m'a... surprise à utiliser le mien pour te suivre.
— Tu lui as tout raconté ?
Le ton d'Aliska s'était fait plus froid encore que les instants précédents. Hisae en sentit un frisson lui remonter le long de l'échine.
— J'ai pas eu le choix.
— Alors tu m'as vendue pour de vrai, c'est ça ?
— Putain, Ali ! J'ai pas eu le choix, je te dis ! Je sais que t'as l'habitude d'enchaîner les conneries, mais est-ce que t'as pensé deux secondes aux retombées que je pouvais subir, moi ?
— Et toi t'as pensé aux retombées qu'on pourrait toutes les deux subir, si t'allais balancer les secrets qu'on traîne depuis notre enfance au premier venu ?
— Pardon ? Je–
— Et t'avais pensé deux secondes à la situation dans laquelle j'étais, quand tu te prélassais l'air de rien chez maman, y'a trois ans ?
Les mots claquèrent avec virulence dans l'air, plus acérés encore que la lame d'un poignard qui tailladerait sa chair, son cœur. C'était comme si Hisae avait vécu la boule au ventre à l'idée qu'un jour de telles paroles ne fassent écho à ses tympans, à l'idée que la vérité ne lui explose à la figure, au même titre que sa culpabilité.
Aucune réponse ne venait. Chaque syllabe résonnait encore en elle, au même titre que le mal-être que sa sœur avait si longtemps ressenti et étouffé la frappait de plein fouet.
— C'est bien ce que je me disais, rétorqua Aliska devant son silence, en se levant pour quitter le canapé-lit. Pourtant au fond tu l'as toujours su, n'est-ce pas ? Que Stelian n'était pas une menace que pour Elias. Tu croyais pouvoir arranger les choses, en demandant l'aide de l'Ordre ?
Hisae ne voulait pas en arriver là. Le poids de la culpabilité des événements passés était trop lourd à porter, et en dépit de combien son lien avec sa sœur était fort, malgré les apparences, elle le sentait s'effilocher. Et elle ne trouvait rien à rétorquer.
— Pour répondre à ta question initiale, oui j'étais bien avec Elias ce soir.
Et sur ces mots, Aliska disparut dans l'obscurité du petit couloir de l'appartement, pour fermer derrière elle la porte de la salle de bain. Hisae se laissa tomber à plat dos dans l'épaisse couette qui couvrait encore sa sœur quelques minutes auparavant, alors que ses prunelles contemplaient sans le voir le lustre du plafond.
Elle n'eut pas à attendre bien longtemps avant d'être arrachée à ses songes, puisque le téléphone d'Aliska se mit à sonner depuis les draps dans lesquels elle se trouvait. Sa main balaya le matelas à la recherche de l'objet, alors qu'elle entendait le verrou de la salle de bain sauter.
« Alexein Lüen » eut-elle le temps de lire, avant que sa sœur ne lui arrache le smartphone. Un voile de tristesse vola à la surface de son regard brun, signe qu'elle semblait considérer la perspective de décrocher, et d'ainsi mettre définitivement fin à leur sujet de discussion. Pour probablement fuir une nouvelle fois.
— J'dois répondre, lâcha-t-elle finalement, non sans réprimer un soupir.
Hisae resta silencieuse. La voix de sa sœur qui disparaissait de nouveau vers la salle de bain ne lui parvenait plus, tout comme il ne lui semblait plus y avoir le moindre bruit tout autour d'elle. Seul l'écho du trouble qui l'habitait l'atteignait encore. Ce fut toutefois lorsque le ton commença à monter, de l'autre côté du mur, qu'elle fut arrachée à ses pensées.
Il fallait qu'elle se ressaisisse. Malgré la dureté des paroles d'Aliska, malgré l'atrocité complexe de la situation et la culpabilité qui l'étreignait : elle ne devait pas flancher. Pas maintenant.
Lorsque sa cadette sortit en trombe de la pièce une nouvelle fois, elle put aisément deviner le fil de la conversation qui allait suivre.
— Tu sors pas, la devança-t-elle, toujours depuis le canapé.
— Tu te prends pour ma mère, d'un coup ?
Le silence s'écrasa.
— Tu sors pas sans moi, Aliska, se corrigea Hisae.
Les sourcils froncés, l'intéressée considéra tour à tour le meuble à chaussures de l'entrée et son aînée. Elle la sentait mal, cette histoire. L'assurance qui émanait de ces mots ne lui disait rien de bon.
****
Les explications d'Hisae résonnaient encore dans son esprit. Plus elle les ressassait, moins Aliska parvenait à y voir clair. En l'espace de quelques courtes minutes, il avait fallu à son aînée donner les arguments nécessaires pour justifier sa présence à ses côtés à travers la nuit déjà noire et froide de Willsden, à vingt-deux heures.
Ce n'était pas tant la rancœur qui lui comprimait la poitrine. Ce n'était pas tant la haine qui avait guidé ses mots, plus tôt. Ce n'était pas tant l'animosité qui l'enveloppait. La culpabilité, la tristesse, la honte et l'amertume étaient des sentiments bien plus puissants, bien plus destructeurs.
Ces précisions rapides que sa sœur lui avait données quant au marché qu'elle semblait avoir passé avec Kaedan Rughis lui semblaient encore confuses. Pourtant, elle avait aisément pu saisir le principal : si ce n'était pas sur elles, c'était sur Soren qu'allaient retomber les problèmes.
Savoir que quelqu'un d'aussi influent et, surtout, aussi étroitement lié à l'Ordre que Kaedan était au courant pour leurs pouvoirs respectifs ne la réjouissait guère. Mais ce n'était plus comme si elle semblait avoir le choix.
— T'as bien compris, Ali ?
— J'suis pas débile, oui j'ai compris. Mais je suis pas sûre qu'ils me croient.
Effectivement, les chances qu'Alexein et Soren soient aussi crédules étaient moindres. Après tout, elle avait passé des mois à leur dire qu'elle mettait tout en œuvre pour que sa sœur n'apprenne pas ce qu'il se passait, et maintenant elle devrait leur expliquer qu'elle allait gentiment et docilement se joindre à leurs petites activités car elle en avait envie, en la leur présentant avec un large sourire aux lèvres ?
Aucune chance qu'ils se montrent aussi naïfs.
— Attends, lâcha-t-elle en s'arrêtant de marcher, comme si elle venait de tout réaliser l'espace d'une fraction de seconde. Qu'est-ce qui te dit que c'est pas un piège ?
— Un piège ?
— Qu'est-ce qui te dit que Kaedan Rughis va pas débarquer et tous nous attraper ?
Hisae stoppa à son tour ses pas, d'une démarche pourtant quelque peu hésitante. Leur altercation résonnait encore dans son esprit, brouillait chacune de ses pensées. Chaque parole prononcée avec acerbité lui laissait un goût amer dans la bouche, tout comme chaque mot qui avait atteint ses tympans lui paraissait encore faire siffler ses oreilles. Et pourtant, à cet instant précis, elle n'avait pas le temps de s'en formaliser.
— J'y ai pensé, avoua-t-elle en faisant volte-face pour observer sa cadette. Mais s'il l'avait vraiment voulu, il l'aurait fait depuis longtemps. Je suis désolée de t'apprendre que t'es surveillée depuis un petit moment.
Cette nuit sans étoiles était bien étouffante. L'air hivernal se faisait encore froid, au gré de ces jours que la jeune femme avait passés à se murer dans le déni et la peur. L'épaisse nébulosité étouffait les rayons argentés de la lune qui auraient dû se refléter sur sa chevelure désormais brune, éclairer les traits de son visage, et illuminer ses prunelles noisette. Pourtant, malgré cela, elle savait qu'Hisae devinait sans peine l'esquisse du sourire qui flottait sur ses lèvres.
— Bon, t'es chiante, mais t'es ma sœur. On va dire que je te crois, soupira Aliska. Tu me donneras plus d'explications plus tard. Par contre, il y a une condition.
Hisae retint son souffle, partagée entre une certaine émotivité et une perplexité.
— C'est moi qui gère la situation avec Alex et Soren. Toi, tu restes cachée.
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