Chapitre 14 - À cœur ouvert


Depuis qu'Aliska avait appris par sa sœur ce qu'il s'était passé pour Elias au collège, la culpabilité qui lui rongeait les entrailles depuis des mois s'était faite plus violente encore. Que des problèmes lui tombent sur la tête, à elle, passait encore. Mais en dépit des apparences et de ce qu'elle laissait paraître, son frère restait la prunelle de ses yeux.

Malgré tous les événements auxquels elle avait dû faire face, au cours des quelques dernières années. Malgré la haine et le mépris de Stelian, le mal-être qu'il avait causé chez elle. Malgré les bouteilles à la mer que la jeune fille avait vainement lancées... Ce qui lui brisait le plus le cœur était bien l'idée qu'à seulement treize ans, il en subissait encore les conséquences, lui aussi.

— Ali, tu manges pas ?

La voix timide d'Elias l'arracha à ses pensées, si bien qu'elle secoua légèrement la tête, comme pour se remettre les idées en place. Sa mâchoire se mouvait au gré de la nourriture qu'il mettait avec rapidité dans sa bouche, et le sourire qu'il refrénait venait contraster avec la moue inquiète qui habillait les traits de son visage.

— Si, désolée, je pensais juste à un truc pour la fac, mentit-elle pour éviter toute question.

— T'es sûre que tu voulais venir ici ?

Le front d'Aliska se plissa naturellement face aux mots hésitants de son frère, avant qu'il ne reprenne :

— En fait, j'étais surpris quand tu m'as dit que tu voulais m'emmener manger quelque part, avoua le garçon en resserrant l'étreinte autour de ses couverts. Et comme t'as pas l'air contente...

Aliska prit le temps de considérer son regard fuyant alors que son esprit tentait de se concentrer du mieux qu'il le pouvait sur tout, sauf son cœur qui lui semblait se comprimer dans sa poitrine. Son absence au cours des derniers mois lui revenait en plein visage avec une douleur qu'elle n'avait pas anticipée. La distance entre eux semblait plus grande que jamais, et ce simple constat la fit déglutir.

Elle ne devait pas laisser ses doutes transparaître.

— Je suis contente d'être là avec toi, sourit-elle avec douceur. Ça fait longtemps que je t'avais pas vu.

Les pommettes du garçon se teintèrent d'un délicat rose attendrissant, alors qu'il approchait de nouveau la nourriture de ses lèvres, et l'étirement qui les habilla n'échappa pas à sa sœur. Malgré son incompréhension, il était touché et content d'être ici, lui aussi. Elias avait toujours eu cette innocence touchante, et à le voir des mois après de la sorte, Aliska se le reprenait en pleine face.

— On venait souvent ici avec ma maman quand on était plus petites. Je sais qu'Hisa y vient encore régulièrement, expliqua-t-elle, sans se défaire de ce sourire doux qu'Elias faisait partie des rares à avoir le droit de voir.

L'écriteau à la craie « Chez Paul'ine » lui apparut comme un paysage mélancolique

— Elle m'en avait parlé, réfléchit le collégien. D'ailleurs, pourquoi tu voulais pas qu'elle et maman le sachent ? J'ai galéré pour trouver un mensonge crédible pour que maman accepte que je sorte, tu sais.

— Désolée, c'est un peu compliqué en ce moment.

Le regard brun de la jeune femme se posa sur sa fourchette, qu'elle tenait du bout des doigts. Un souffle d'amertume glissa entre ses lèvres entrouvertes.

— Je me sentais pas capable d'affronter leur interrogatoire.

Mais j'avais besoin de passer du temps avec toi.

Et je voulais pas rentrer voir Hisae.

Depuis les galères dans lesquelles Soren s'était embourbé, les choses étaient effectivement devenues compliquées. Même si Alexein semblait prêt à rester à ses côtés à elle, ce petit recul que la situation lui avait permis de prendre, au cours des derniers jours, lui faisait autant de bien qu'il l'achevait.

Mais bientôt, il lui faudrait également affronter sa sœur. Après tout, elle ne pourrait pas fuir éternellement le domicile.

Avant que ses pensées ne commencent à divaguer sur tous les sujets auxquels elle s'efforçait de ne pas réfléchir, Aliska s'empressa d'imiter son frère et de manger. Pourtant, elle n'eut pas le temps de savourer bien longtemps la bouchée de sa belle salade qui glissait dans son œsophage car la porte d'entrée s'ouvrit, et attira son attention.

À l'instant précis où deux silhouettes pénétrèrent son champ de vision, ce fut comme si son monde venait de s'écrouler.

Son regard brun arpenta l'intérieur du restaurant, qui s'était déjà bien rempli depuis qu'ils étaient arrivés, malgré la distance qui la séparait de ces deux nouveaux clients. Angoisse, doute, peur. Cette longue tresse grise était bien trop familière pour qu'elle puisse avoir le doute quant à l'identité de sa sœur, bien qu'elle soit de dos.

Tout comme ces larges ailes noires, à ses côtés, qu'elle avait bien trop souvent vues à la télévision et craintes, au cours de ses sorties nocturnes.

— Oh merde... Kaedan Rughis ? lâcha-t-elle d'un ton interrogatif, sous la surprise.

La vision d'horreur qui s'imprimait sur sa rétine lui glaça le sang : qu'est-ce que sa sœur pouvait bien faire ici, ce jour précis où elle-même sortait, et en compagnie de cet homme ?

Depuis quand le connaissait-elle ? Elle ne l'avait jamais évoqué !

— Qu– comment tu sais de quoi j'allais parler ? s'étonna Elias, qui ne mourrait que d'une envie : parler du fait que Kaedan Rughis était venu le chercher après les cours.

— Hein ?

— Quoi ?

Le jeune garçon suivit son regard et se retourna, pour apercevoir lui aussi ces ailes caractéristiques. Ses prunelles sombres s'illuminèrent aussitôt, nourries par l'émerveillement, et ce fut des étoiles dans les yeux et la bouche entrouverte qu'il fit de nouveau face à Aliska.

Pourtant, la banquette était déjà vide.

— Ben... Ali ?

— Sous la table, répondit une voix étouffée. Tiens, prends l'argent et va payer, on part.

Une main sortit de la nappe pour déposer quelques billets sur la table, sous le regard interloqué du collégien. Il arqua un sourcil avant d'ouvrir et de fermer la bouche à plusieurs reprises, incapable de laisser le moindre son franchir ses lèvres.

— Aliska, à quoi tu joues ? s'enquit-il finalement en se penchant.

— Faut pas qu'Hisa me voit, va payer s'il te plaît. Tu peux même garder la monnaie, mais fais gaffe qu'elle te voit pas non plus.

Ça y est. Sa grande sœur débloquait complètement. En plus, ils n'avaient même pas terminé de manger ; pourquoi devraient-ils déjà partir ? Elias prit le temps de considérer la situation, alors que son regard alternait entre les billets posés sur la table, ses frites, et le tissu qui cachait Aliska. Elle qui était d'habitude si calme, fière, voire même dotée d'une certaine élégance, la savoir à genoux cachée sous la table pour fuir leur aînée ne manquait pas de titiller sa curiosité.

Non sans lâcher un long soupir, l'adolescent saisit l'argent et se leva avec lenteur et discrétion. Il enfila sa veste, sans oublier de mettre la capuche, pour se rendre au comptoir. Un certain soulagement lui apparut lorsqu'il réalisa qu'Hisae lui tournait le dos, et que seul Kaedan aurait pu le voir s'il n'avait pas semblé aussi concentré sur les cacahuètes disposées à leur table.

La monnaie qu'il allait pouvoir garder en main, Elias quitta par la suite le restaurant, non sans une dernière œillade à son précieux plat qu'il ne pourrait jamais terminer de déguster. Sa sœur l'attendait déjà dehors, enveloppée dans son manteau cintré et les mains dans les poches de ce dernier. Son carré brun volait avec grâce au gré de la brise hivernale, et malgré la nuit sans étoiles qui se profilait, il put apercevoir le regard rêveur et pensif de la jeune femme, posé avec insistance sur la vitre qui laissait apparaître la table de leur sœur.

— Tu sais que je te lâcherai pas tant que tu m'auras pas expliqué ce qu'il se passe, indiqua-t-il en rejoignant sa hauteur.

— Je sais, le moustique.

— En plus, t'as les mêmes insultes nulles qu'Hisa.

— Ça par contre, connaissant Hisae, c'est vraiment pas cool.

Un léger rire franchit le mur des lèvres d'Elias, avant qu'il ne tourne à l'attention de sa sœur un regard insistant.

— Allez, j'te raccompagne jusqu'à chez maman.

— D'accord, mais explique-moi pourquoi t'es partie comme ça.

Aliska considéra son petit frère qui l'observait, la tête inclinée pour combler leur différence de taille. Sa capuche toujours bien enfoncée sur son crâne, elle laissait ainsi l'obscurité se répandre sur son visage pourtant délicat. Visage délicat qu'elle connaissait encore par cœur malgré le fait qu'elle ne l'ait pas vu pendant bien trop longtemps. Ses joues étonnamment élastiques, son petit nez fin, à l'image de tous ses traits d'adolescent, ses lèvres boudeuses : tout lui avait manqué.

— On s'est un peu disputées, avoua-t-elle avec une voix douce et emplie de mélancolie. Et comme c'est moi qui suis en tort, j'ai préféré fuir.

Alors qu'ils commençaient à marcher, la jeune femme saisit la capuche d'Elias pour la baisser et laisser ainsi son visage être exposé aux lumières de la ville. Ses boucles brunes, qu'il avait héritées de son père, s'ébouriffèrent au gré de ce mouvement brusque, avant qu'il n'affiche une mine étonnée.

— J'vois bien que tu veux pas tout m'expliquer, mais Hisa est cool, lâcha-t-il. J'suis sûr qu'elle attend que vous puissiez vous expliquer.

La naïveté et l'innocence de son cadet la frappèrent de plein fouet, à tel point qu'Aliska se sentit soudain comme la dernière des idiotes. Il avait raison, Hisae attendait sans aucun doute cette confrontation plus que nécessaire, et au fond d'elle, elle l'attendait aussi. Et si la peur l'étreignait, l'impatience et la honte vinrent succéder à ce sentiment.

Si aujourd'hui elle avait pu prendre son courage à deux mains pour revoir son petit frère, elle pouvait sans doute affronter le revers de bâton qui l'attendait.

— Je t'adore, souffla-t-elle en l'attirant à lui, sans s'arrêter de marcher pour autant. Ne l'oublie jamais.

****

— Est-ce que ta mère a un carré brun et a l'air encore plus jeune que toi ?

Le front plissé, Hisae considéra Kaedan, face à elle, qui se gavait de cacahuètes dans l'attente de leurs plats.

— Qu... Pardon ? Cette question n'a aucun sens.

Comment sa mère pouvait-elle avoir l'air encore plus jeune ? Ses propos étaient tellement dénués de sens qu'elle en arriva à se demander s'il ne se moquait pas d'elle, pour changer.

— J'en sais rien, je croyais avoir vu ton petit frère sortir du restaurant. Mais je suis pas sûr, avec la capuche. Je suis peut-être à côté de la plaque.

La jeune femme fit par réflexe volte-face pour observer l'entrée du restaurant, qui ne laissait pourtant pas la possibilité d'apercevoir l'extérieur, en raison de la pénombre qui s'installait avec rapidité. Elle considéra de nouveau Kaedan, qui avait déjà recommencé à manger, comme si rien ne pouvait le perturber.

Carré brun. Plus jeune qu'elle. Il n'y avait pas trente-six personnes qui pouvaient correspondre à une telle description et se trouver aux côtés d'Elias. Mais elle ne comprenait pas ce qu'Aliska pouvait bien faire en sa compagnie, alors qu'elle ne l'avait plus vu depuis des mois maintenant.

— Vous êtes sûr que c'était Elias ?

— Pas du tout je t'ai dit. Il avait une capuche, répéta-t-il avec détachement, alors que leurs plats arrivaient enfin.

L'étudiante serra le poing. Bon sang, ce qu'il était agaçant ! S'il avait réussi à gagner sa reconnaissance, au cours des dernières heures, il fallait croire que ses maigres efforts venaient d'être réduits à néant. Kaedan restait Kaedan, visiblement.

Le repas fut rythmé par des sujets futiles, ce qui suffit largement à Hisae. Contre toute attente, il n'essaya à aucun moment de ramener sur la table le sujet Aliska. Après une journée chargée en émotions et en stress de la sorte, Hisae l'en remerciait presque : elle n'avait sûrement pas besoin d'en rajouter une couche. Ce fut seulement en voyant son acolyte consulter avec insistance son téléphone lorsqu'ils quittèrent les lieux qu'elle fut frappée par la banalité de la scène.

Après le café, le restaurant. Et chaque fois, Kaedan avait mis de côté cette figure d'autorité qu'il voulait représenter. Ils avaient simplement partagé un repas, échangé quelques paroles sans grande importance, et l'espace de quelques instants Hisae avait eu l'impression qu'aucun de ses problèmes n'était réel.

— Tu viens souvent ici, alors ? questionna-t-il, tandis qu'ils quittaient le petit bâtiment.

— On peut dire ça.

— Ils avaient l'air contents de te voir, en tout cas. C'est marrant.

L'air rêveur et le ton mélancolique qui rythmèrent le dernier mot de sa phrase ne manquèrent pas d'interpeller Hisae. Elle n'avait pas la moindre idée de ce qu'un tel moment pouvait évoquer chez lui : à vrai dire, elle ne savait rien de cet homme. Et cette manière qu'il avait d'observer le ciel nuageux et sombre sous la nuit froide l'enveloppait d'une certaine nostalgie.

— Vous n'aurez pas de réduc' si vous venez à mon nom, si c'est ce que vous vouliez savoir.

— Dommage, je vais devoir trouver autre chose...

Hisae laissa un sourire poindre sur ses lèvres. Il faisait sûrement référence à sa notoriété, qui avait dû lui permettre bien des réductions au cours de sa vie. Elle ne rétorqua rien pour autant, et se contenta d'une œillade à l'attention de la route qu'elle devrait emprunter pour rentrer. Kaedan fouilla dans les poches de sa veste, avant de lui tendre quelque chose du bout des doigts.

— Tiens, c'est ma carte.

— Sans rire, vous vous trimballez vraiment avec votre carte comme ça ? questionna-t-elle avec une pointe d'ironie, en saisissant toutefois l'objet.

Une fois dans ses mains, elle put constater qu'il ne s'agissait absolument pas d'une carte mais bien d'un simple morceau de papier déchiré, sur lequel avait été gribouillé un numéro de téléphone.

— C'est illisible, se sentit-elle obligée d'indiquer en le levant à hauteur de son regard. C'est un trois ou un huit, ça ?

— Pourquoi faut toujours que tu trouves quelque chose à redire ?

Il soupira avec une franchise surprenante, avant que son visage de se crispe. Il finit par reprendre à contrecœur :

— En plus, c'est un neuf.

L'étudiante considéra durant de longues secondes ledit neuf, une pointe de perplexité dans le regard, avant de sortir son smartphone de sa poche.

— Tapez-le directement, ça évitera que je le copie mal.

Si les lampadaires avaient mieux éclairé le visage de Kaedan, sans doute Hisae aurait-elle pu apercevoir ses lèvres se fendre d'un fin sourire, alors qu'il baissait la tête pour saisir le téléphone. Ses doigts glissèrent vite, sur le clavier tactile.

— Bon, moi je file. C'est pas tout, mais à force de veiller le jour et la nuit, j'suis claqué. Quand t'auras mis les choses au point avec Ekoryn et que tu lui auras parlé d'Unchained, tiens-moi au courant.

Il désigna d'un signe du doigt le téléphone de la jeune femme et accompagna son geste d'un clin d'œil – Hisae en roula des yeux. Ses immenses ailes noires se déployèrent dans son dos, aussi sombres que la nuit qui les entouraient. Il sembla hésiter un instant, mais reprit tout de même :

— Interdiction d'agir seules et de faire des trucs débiles, compris ?

Aussitôt eut-elle approuvé d'un hochement de la tête silencieux qu'il décolla pour s'élever haut dans la pénombre. Le bruissement de ses plumes qui fouettaient l'air sembla courir un instant sur la peau d'Hisae, alors qu'elle observait vainement la nébulosité. Cette affaire Unchained, comme il l'appelait généralement, semblait le préoccuper bien plus qu'il ne le montrait... À tel point que d'une certaine manière, elle réalisa rapidement deux choses.

Dans un premier temps, il était évident que Kaedan ne rentrait pas dormir. Et dans un second temps, s'il se montrait aussi familier avec elle, c'était bien parce qu'elle était le moyen le plus efficace pour lui de remonter jusqu'en haut de l'affaire sans qu'il ne se brûle les ailes.

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