Chapitre 13 - Envol
Le calme qui volait entre elle et Kaedan rendait Hisae assez nerveuse, d'une certaine manière. Non pas qu'elle se sentait spécialement intimidée, seulement elle se doutait bien que maintenant que son frère n'était plus avec eux, le sujet Aliska allait retomber. Elias était bien content d'avoir pu faire une partie de son trajet seul, après que son aînée l'eut déposé à la gare, mais elle savait très bien qu'il aurait préféré continuer de parler avec Kaedan pendant encore longtemps. L'étudiante en avait conscience : la prochaine fois qu'elle allait le voir, il lui poserait mille et une questions quant à la nature de leur lien, et comment elle le connaissait. Et malheureusement, elle ne pouvait absolument pas lui parler de la vérité.
De temps à autre, ses prunelles noisette détaillaient avec discrétion la silhouette du jeune homme. Son air confiant lui semblait porter quelque chose de nouveau, sans qu'Hisae ne parvienne à mettre le doigt sur le changement qui aurait pu s'opérer. Il restait Kaedan Rughis, et la simple idée qu'il parvenait à l'irriter en ne faisant rien lui arracha un petit rire discret. Sur cette pensée, les réminiscences de leur rencontre lui revint avec amertume en mémoire, avant d'être aussitôt remplacée par celui de son café renversé, le lendemain. Café renversé qui avait coulé jusqu'à tacher ses baskets blanches, chose qu'une camarade lui avait même fait remarquer – comme si elle n'avait pas vu.
La honte.
— Eh ben, qu'est-ce qui te fait cet effet ? C'est pas moi, quand même ?
Le ton chantant qui lui parvint l'extirpa à ses pensées, et elle aperçut l'éclair de malice qui dansa dans ses yeux. Elle devina que c'était en référence à ses pommettes qui avaient commencé à se colorer d'embarras.
Oui, il restait définitivement Kaedan. Il était toujours aussi irritant. Mais ce fait relevait maintenant plutôt d'une formalité que d'un réel ressentiment, surtout avec ce qu'il avait fait quelques instants plus tôt pour Elias. Un fin sourire étira ses lèvres.
— Merci, Kaedan, déclara Hisae en ancrant son regard au sien.
Il afficha une mine étonnée, visiblement surpris par une telle spontanéité et franchise, surtout au vu des taquineries qu'il avait prononcées juste avant. Hisae aperçut l'étincelle d'espièglerie mourir de ses iris, pour être remplacée par un sérieux qu'elle y avait encore peu décelé.
— Si mon pouvoir et ma notoriété peuvent au moins me permettre d'être utile pour les autres, j'aurai l'impression d'avoir accompli quelque chose.
Ses prunelles mordorées avaient trouvé avec nostalgie le ciel, et Hisae ne put passer à côté du ton mordant de sa voix. À cette simple constatation, la jeune femme prit la peine de considérer les ailes noires qui l'entouraient presque, elle aussi, de par leur proximité alors qu'ils longeaient sans réel but le trottoir. Il lui avait toujours semblé aussi libre que le vent qui le portait, dans les airs, à apparaître et disparaître à sa guise et à la prendre par surprise à chaque fois.
S'il paraissait pourtant avoir des impératifs, au vu des coups de fil qu'il recevait en sa compagnie, il n'en avait jamais démontré la moindre amertume. Pourtant, à cet instant précis, son ressentiment la heurtait de plein fouet. Elle n'avait pas la moindre idée de ce qu'il avait pu vivre par le passé, de ce à quoi ses années à Luxeth pouvaient bien ressembler. En dépit de ses airs d'homme flâneur et volage, il était en réalité loin d'être libre.
— Bon, t'en es où avec Ekoryn ?
Hisae grimaça. Plus de pincette, plus de nostalgie. Le sérieux volait toujours dans l'air, mais il fallait croire que Kaedan s'était déjà lassé de ce moment d'émotion qui l'avait pris. Et au vu du sujet qu'il lançait avec autant de détachement, l'étudiante aurait préféré que la situation se fige sur ce qu'elle était quelques secondes plus tôt.
— Nulle part, j'ai pas encore eu l'occasion de lui parler de ça. J'attendais la fin de mes exams. J'ai essayé hier mais elle a fui le sujet et n'est plus rentrée depuis, soupira-t-elle avec tristesse.
Il resta silencieux, mais tourna toutefois la tête en sa direction. Sans le moindre mot, il considéra une nouvelle fois le ciel, avant de répéter à plusieurs reprises ce geste pour le moins déconcertant. De toute évidence, il avait quelque chose à dire.
— Quoi ? lança Hisae, agacée par le temps que les mots lui prenaient à venir.
— T'es pressée ?
— Vous comptez encore me demander de vous attendre avant de partir quelques heures ?
Un léger rire franchit le mur des lèvres de Kaedan, avant que les traits de son visage ne se crispent sous une certaine culpabilité presque imperceptible.
— Désolé pour ça, déclara-t-il, un sourire toujours sur les lèvres et son voile de malice de retour à la surface de son regard. Mais non, pas cette fois.
Hisae observa avec une mélancolie non dissimulée le trottoir qu'ils suivaient depuis de longues minutes, maintenant. Si elle était effectivement impatiente de rentrer chez elle pour voir si Aliska était déjà là et l'affronter une bonne fois pour toute, il lui fallait bien admettre que la curiosité qui l'habitait face à ce qu'il semblait avoir à lui dire venait contrebalancer ce fait.
— Je suis pas pressée, concéda-t-elle finalement.
— Super alors ! s'enthousiasma Kaedan dans un changement radical d'attitude. Bon, par contre y'a mieux que la rue pour parler des choses sérieuses.
Sans lui laisser le temps de comprendre le sous-entendu de sa phrase, Kaedan fit volte-face pour se tourner vers elle, avant de réduire à néant la distance qui les séparait. Il passa ses bras autour d'elle dans une étreinte des plus surprenantes, sans grande délicatesse, et avant même qu'Hisae n'ait le temps de réaliser quoique ce soit, ses pieds rompaient le contact rassurant qu'ils maintenaient avec le sol.
La surprise étira aussitôt les traits de son visage, qui se trouvait à proximité du cou du jeune homme et ainsi emmitouflé dans sa veste.
— Qu-qu'est-ce que v-vous...
Mais elle resta incapable d'aligner la moindre phrase. L'adrénaline affluait dans ses veines au gré du sol qu'elle voyait s'éloigner de plus en plus, et bientôt ses mains vinrent agripper avec fermeté le vêtement de Kaedan, unique repère auquel elle pouvait se fier. Son cœur battait si fort, sous l'angoisse et la peur, qu'elle le sentait presque résonner contre le torse de l'ailé, qui demeurait indéniablement habitué à ce genre de petite promenade aérienne.
Hisae n'avait jamais spécialement eu le vertige. Mais il lui fallait bien admettre qu'elle ne s'était non plus jamais spécialement retrouvée à trente mètres de hauteur, dans le vide. Ses pieds se balançaient avec frénésie, comme à la recherche du moindre point de contact, qu'ils trouvèrent heureusement bientôt sur le toit plat d'un bâtiment.
Pourtant bien loin de se retrouver rassurée pour autant, l'étudiante resserra sa poigne autour de la veste de Kaedan, dans son dos, leur proximité étant bien le dernier de ses soucis. Toujours agrippée comme si sa vie en dépendait – et peut-être était-ce le cas – elle jeta une œillade au paysage que ses prunelles lui offraient, pour comprendre où elle était.
En dépit du ciel gris et sombre qui lui surplombait la tête, la jeune femme pouvait observer avec une attention sans pareille la vue plongeante qu'elle avait sur Willsden. Postée ainsi sur l'un des toits les plus hauts de la ville, elle distinguait en contrebas les rues passantes les plus bondées comme les plus dénuées de vie. La métropole s'étendait à perte de vue sur sa rétine, écrasant toute trace suspectée de végétation dans les alentours.
Cette vue prenante permit à Hisae de réaliser la distance qui la séparait du sol. Alors que son étreinte sur le vêtement de Kaedan commençait naturellement à s'amenuiser, elle vint à cette pensée agripper avec fermeté son bras.
— C'est beau, hein ? lança-t-il, sans se formaliser de ce contact.
— Oui, mais y'avait pas un endroit plus adapté ? Du genre, sur la terre ferme ?
Hisae ne l'avouerait jamais, mais quand bien même le fait qu'il ne lui ait pas demandé son avis avant de l'emmener en balade aérienne et de la poser sur un toit l'agaçait, elle en avait oublié l'espace de quelques secondes tout ce qui la tracassait. Kaedan en était conscient, sans le moindre doute. De toute évidence, c'était même pour cette raison qu'il l'avait emmenée par surprise.
Si deux bons mètres les séparaient du rebord, il fallut tout de même à l'étudiante de longues secondes pour qu'elle réussisse à s'éloigner et à appréhender d'elle-même le vide. Elle considéra les environs et ce que ses prunelles lui offraient pendant si longtemps qu'un sourire amusé ne manqua pas de fleurir sur les lèvres de Kaedan.
— Tu veux faire un tour ? questionna-t-il, incapable de rester de marbre face à son émerveillement.
Bien malgré elle, les pommettes de la jeune femme se teintèrent d'un faible rouge de honte lorsqu'elle prit conscience qu'elle avait laissé ses pensées s'imprimer de la sorte sur son faciès. Elle gonfla les joues, refusa en bougonnant quelques paroles incompréhensibles, puis un soupir vint franchir le mur de ses lèvres.
L'air frais qui glissait sur sa nuque, avec ses cheveux attachés en une tresse qui lui revenait sur l'épaule, lui arrachait de temps à autre des frissons dont elle ne prenait même pas conscience. C'était comme si une bulle hors du temps s'était formée, sur ce toit, et alors que ses prunelles brunes alternaient entre Kaedan et les bâtiments d'en face, Hisae choisit de s'asseoir à même le sol.
— J'ai peur de parler à Ali, avoua-t-elle pour briser le calme apaisant qui régnait.
Il la considéra l'espace de quelques secondes, sans répondre pour autant.
— En fait, je peux pas m'empêcher de me dire que c'est aussi ma faute si elle en est là, reprit-elle. Peut-être que si j'avais été présente à l'époque où elle avait besoin de quelqu'un, elle en serait pas réduite à... ça.
— Si tu regrettes de pas avoir été là plus tôt, sois là pour elle maintenant.
Non sans cacher son étonnement, Hisae tourna avec rapidité la tête à l'attention de son interlocuteur. Comme si le verrou de son tourment venait de lâcher, ces simples mots suffirent à eux-seuls à lui remettre les idées en place. Doute, incertitude, anxiété ; tous ces sentiments qui avaient étreint son cœur pendant ces jours interminables semblèrent soudain affreusement dérisoires.
— J'ai plus entendu parler d'Ekoryn depuis la dernière fois qu'on s'est vus, avoua Kaedan en voyant qu'elle restait silencieuse, malgré les émotions conflictuelles qui coulaient à la surface de son regard. Je pensais que t'avais pu lui parler, du coup. Mais comme j'avais pas de nouvelles de toi non plus, j'ai eu peur que vous vous soyez mêlées aux problèmes sans que...
Sa phrase ne connut pas de fin, comme s'il ne savait pas comment assembler les mots, pourtant Hisae n'en eut pas besoin.
« Je vais avoir besoin qu'elle se joigne aux occupations d'Unchained quelque temps, sous ma protection. »
Si, le jour où il les avait prononcés, ces mots avaient eu pour unique effet d'accroître la colère qu'elle ressentait déjà à son égard, aujourd'hui ils semblaient prendre un sens différent. En dépit de ce qu'il laissait paraître, malgré son manque de sérieux, son ton détaché et ses pupilles généralement joueuses, Kaedan s'était peut-être inquiété, à imaginer ces deux filles qu'il ne connaissait ni d'Adam ni d'Eve courir des risques par sa faute. Cette simple pensée suffit à arracher un fin sourire à Hisae.
— Alors vous avez aussi des côtés moins irritants, en fait, lâcha-t-elle d'une voix presque rieuse.
— Je vois pas du tout quel genre de côtés irritants je pourrais avoir, réfléchit-il exagérément, une main sur la barbe naissante de son menton – lui qui était pourtant rasé de près les dernières fois qu'elle l'avait vu.
L'étudiante leva les yeux au ciel, avant de darder vers lui un regard droit. Peu désireuse de rentrer dans son jeu, elle laissa le calme bercer ses oreilles de longues secondes, avant que la réalité ne revienne frapper à sa porte. Aucun d'eux n'était là pour juste profiter du paysage ou balancer quelques taquineries. Le sérieux vint balayer toutes ses autres émotions.
— Depuis notre dernière entrevue, je me surprends à me demander à quoi ressemblerait ma vie si vous me vendiez à vos supérieurs.
— J'ai pas dit que je ferai ça.
— Je ne vous fais pas confiance.
Il soupira.
— Ça a le mérite d'être franc. Mais tu as bien raison, je ne me ferais pas confiance non plus.
— Je suis sérieuse.
— Moi aussi.
Toujours assise au sol, Hisae ramena à elle ses genoux pour les enrouler de ses bras. Cet homme était insondable : chaque fois qu'elle pensait réussir à le cerner, il lui retournait le cerveau et bouleversait la vision qu'elle avait de lui. Pourtant, quelque chose lui soufflait que c'était bel et bien ce qu'il pensait.
— Kaedan, des gens sont-ils au courant de notre marché ? De mon existence ?
Les courtes secondes qui filèrent dans l'attente d'une réponse semblèrent à Hisae durer une éternité. La brise fit siffler ses oreilles, tendit sa sensibilité aux sons, à tel point qu'ils lui semblèrent tous vibrer avec intensité. Le brouhaha de la ville lointaine dans sa globalité s'éleva avec ardeur, pour retomber lorsqu'elle put se concentrer sur la voix de Kaedan :
—Non.
Elle aurait tout donné pour pouvoir percevoir le rythme cardiaque comme pouvait le faire Aliska. Il ne semblait pas mentir, mais avec lui elle ne pouvait pas être sûre.
— Ça veut dire que vous travaillez seul ?
— J'ai toute une équipe, répondit-il du tac au tac dans un clin d'œil.
Ce n'était même plus une « équipe », vu la taille des locaux qu'il occupait au Kapcoze, en plein centre de Willsden.
— C'est pas ce que je voulais dire. Et vous le savez très bien.
Il ne pourrait pas esquiver le sous-entendu, ils en étaient tous deux conscients. Le silence les enveloppa le temps de la réflexion, alors qu'Hisae gardait ses prunelles rivées sur sa silhouette imposante, en raison de ses ailes étendues de part et d'autre de son dos. Sous son regard fort, il laissa échapper un soupir, avant de passer une main hésitante dans sa nuque.
— Oui, je travaille seul sur l'affaire. Tu peux le voir comme une mission qui m'a été confiée.
— De quoi vous vouliez me parler, pour m'avoir amenée ici ?
— Je te l'ai dit, j'ai plus entendu parler d'Ekoryn depuis la dernière fois. Je voulais juste faire un point sur votre situation. T'étais plus déterminée que jamais la dernière fois alors je suis surpris, c'est tout.
Il la considéra de longues secondes, comme dans l'attente d'une réponse, avant de s'asseoir à ses côtés, à même le sol. L'air fouettait avec agressivité les plumes de ses ailes, avec l'altitude à laquelle ils avaient droit, sur ce toit. Et si les nuages se faisaient de plus en plus sombres, au loin, ils ne paraissaient tous deux pas pressés pour autant.
— J'ai eu mes exams puis j'me suis juste dégonflée, soupira Hisae après ce qui sembla au jeune homme une éternité. Je crois qu'inconsciemment je faisais tout pour ne pas avoir à affronter Ali, j'ai peur de devoir porter le poids de toutes ces années où j'ai fait l'autruche.
— Je te l'ai dit, tu peux encore l'aider. C'est pas trop tard, mais plus tu attendras et plus tu prends le risque qu'elle se lance à corps perdu dans quelque chose qui la dépasse.
Le poids qui écrasait le cœur d'Hisae depuis maintenant des jours se fit plus lourd encore, à ces mots. Kaedan avait tellement raison que ça en devait douloureux, affligeant et lamentable : avait-elle réellement cru qu'attendre que le temps passe pourrait effacer son tourment comme s'il n'avait jamais existé ? Alors que l'ampleur de sa stupidité lui revenait en pleine face, Hisae enfouit sa tête dans ses genoux, avant de fermer les yeux.
Le déni était un sentiment bien trop destructeur, elle en prenait pleinement conscience.
Elle releva le regard pour quitter la rassurante étreinte de ses jambes, et réalisa la rapidité avec laquelle le jour avait décliné, sans qu'elle n'en prenne conscience. Ce fut en entendant un gargouillement lourd de sens, à proximité d'elle, que la curiosité commença à l'envahir. Non sans une œillade curieuse à l'attention de Kaedan, qui avait rapidement posé une main sur son estomac, elle saisit son téléphone pour constater que dix-neuf heures venaient déjà de passer. Et qu'elle avait un message non lu de sa sœur.
L'appréhension fit pulser son sang à ses tempes le temps de déverrouiller l'écran, avant que les quelques mots d'Aliska ne s'impriment sur sa rétine :
✉️ Ali [18:55]
Mattend pas pour manger
À cette lecture, les émotions se mélangèrent. Peine. Colère. Indignation. L'espace d'une seconde, même l'envie de tendre le téléphone à Kaedan l'oppressa, mais elle se résigna bien vite.
— J'ai la dalle ! indiqua son interlocuteur, alors que son ventre se manifestait une nouvelle fois.
— C'est ça de faire le flic la nuit et de jouer aux super-héros, le taquina-t-elle. Les journées sont longues, après !
— Je suis ni flic ni super-héros, je t'ai déjà dit.
Un fin sourire naquit sur les lèvres de la jeune femme, alors qu'elle glissait l'air de rien son téléphone dans sa poche en espérant oublier le contenu du message.
— Je vous taquine, avoua-t-elle. Je pensais aller manger un truc en ville. Vous voulez venir ?
— Tu m'invites ?
— Sûrement pas !
Hisae roula des yeux : la soirée promettait d'être longue. Mais si elle l'avait proposé d'elle-même, c'était bien en connaissance de cause. Après tout, elle aurait largement le temps de le regretter par la suite, ce qui comptait actuellement n'était que sa présence, qui apportait quelque chose d'étonnamment rassurant.
Mais elle ne l'avouerait pas.
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