Chapitre 10 - Voile de mystère


Plus les jours défilaient, moins Hisae comprenait à quel moment se porter volontaire pour agir aux côtés d'Unchained et tenir tête à Kaedan avait été une bonne idée. La fatigue l'avait tant étreinte que, une fois ses examens terminés cette semaine, elle s'était quasiment plongée en hibernation. C'était lorsqu'Aliska était rentrée dans sa chambre pour la réveiller, le samedi après-midi, qu'elle avait pris conscience des faits.

Le pire dans l'histoire restait probablement le fait que, trop occupée à penser à sa sœur et à sa situation, elle avait bien peiné à se concentrer dans ses dernières révisions. Il était plus qu'évident qu'elle irait aux rattrapages à la fin de l'année, et si elle souhaitait réussir elle devrait se mettre à travailler de nouveau dès maintenant. Alors elle se contentait d'y penser. De penser à ses cours, tandis qu'elle priait encore pour que les résultats ne tombent jamais.

Mais au milieu des doutes sur son cursus universitaire qui l'accablaient, ce qui la perturbait le plus était sans aucun doute qu'elle n'avait toujours pas eu l'occasion d'être confrontée à Aliska. Le sujet avait tellement traîné, lui avait rongé l'estomac si longtemps et l'avait tant empêchée de dormir que, maintenant, elle ne savait même plus par quoi commencer.

Pour une raison qui lui échappait, les sorties nocturnes de sa sœur s'étaient vues de moins en moins nombreuses. Cette dernière se contentait d'aller bien sagement à l'université pour ce nouveau semestre qui commençait, elle qui avait pourtant eu l'habitude de rater une bonne partie du premier – elle n'était pas dupe, bien qu'elle n'en ait rien dit. Et cette situation ne manquait pas de laisser Hisae perplexe : quelque chose s'était-il passé, ou savait-elle qu'elle était au courant de la vérité ?

Ce fut la porte d'entrée s'ouvrant dans un grincement qui rattacha la jeune femme à la réalité. La silhouette de sa cadette découpa l'embrasure, le regard vide porté sur l'intérieur du salon. Son teint pâle ne put qu'interpeller l'étudiante, qui la suivait du regard tandis qu'elle se déchaussait docilement dans l'entrée et posait son sac au pied du meuble.

— Ali ?

— Ouais ?

— T'as l'air perturbée... Il s'est passé quelque chose ?

Malgré elle, les battements de son cœur accélérèrent à en devenir douloureux. La question était innocente, sortie spontanément devant son visage décomposé et pas de manière intéressée pour le moindre renseignement. Pourtant, elle portait à elle-seule tous les sous-entendus qui lui brûlaient la gorge depuis des jours. Et au fond, elle n'était pas sûre de vouloir entendre la réponse.

— Une histoire avec des potes, rien d'important t'inquiète. Puis j'suis crevée avec les cours, déclara-t-elle, avant de s'affaler dans le canapé-lit comme à son habitude.

— T'es crevée ? C'est pour ça que tu sors plus le soir ?

Aussitôt les mots eurent-ils franchi le mur de ses lèvres qu'Hisae plaqua une main sur sa bouche. Ils étaient sortis plus vite qu'elle n'avait eu le temps de réaliser, et les sourcils froncés de sa sœur ne firent qu'amplifier sa culpabilité. Après un silence qui lui parut durer des heures, l'aînée laissa finalement échapper un soupir : c'était maintenant ou jamais.

— Ça en est où ton travail dans ton restaurant ? commença-t-elle, d'un ton sérieux et pourtant calme.

La surprise étira un court instant les traits d'Aliska, et ce fut à ce constat qu'Hisae prit conscience des cernes qui soulignaient son regard sombre. Par la fenêtre, la déclinaison plus qu'entamée du jour indiquait que la pénombre n'allait plus tarder à se dessiner et à s'imposer, cruelle et indomptable. Aucune d'elles n'avait vu le temps filer, mais l'heure indiquée sur l'horloge murale confirmait que huit heures étaient déjà bien passées. Hisae aurait préféré qu'il fasse déjà nuit, elle aurait pu mettre sur le dos de l'obscurité le fait qu'elle ne parvienne pas à pénétrer les expressions faciales de sa sœur... Car face à elle, Aliska donnait l'impression de rester imperturbable.

Alors qu'elle s'apprêtait à en rajouter sur le sujet devant son mutisme, la sonnerie d'un téléphone portable la coupa dans son élan. Comme sauvée par le gong, la cadette s'empressa d'attraper son smartphone pour considérer l'émetteur.

— C'est Alex, je dois répondre, lâcha-t-elle, non sans déglutir.

En une fraction de seconde, tout le flux de pensées de chacune des deux sœurs bascula du tout au tout.

Hisae sentit son estomac se nouer devant l'occasion visiblement perdue de parler, tandis qu'Aliska quittait l'appartement pour décrocher – à défaut d'avoir une chambre et une intimité. Elle restait immobile, avec l'impression qu'une multitude d'émotions négatives, de l'appréhension à la culpabilité, lui grignotaient les entrailles.

Aliska ferma la porte derrière elle, mais elle eut le temps de l'apercevoir prendre une large inspiration, avant de répondre. Puis le silence s'écrasa sur l'appartement.

****

Depuis de longues minutes, voire heures, les mots de Soren résonnaient en boucle dans l'esprit d'Aliska. Si elle avait décidé d'essayer de suivre avec assiduité ses cours sur ce second semestre de son année en psychologie, il lui fallait bien admettre que le résultat n'était pas terrible. Toute la fin de journée, elle n'avait été que l'ombre d'elle-même, plongée dans une profonde réflexion et comme emmitouflée dans une bulle d'angoisse impénétrable par quiconque.

Et cet appel d'Alexein n'inaugurait certainement rien de bon, elle en était certaine.

— Oui ? s'enquit-elle, aussitôt qu'elle eut décroché.

— Aliska ?

— Il s'est passé quelque chose ?

— Soren m'a appelé, il débloque complètement. Il m'a dit qu'il t'avait vue aujourd'hui, donc j'imagine qu'il t'a parlé de son histoire bizarre, non ?

La jeune femme déglutit, avant de tourner la tête pour observer les alentours. Le calme enveloppait le quartier, dans lequel elle avait entamé une marche nerveuse pour téléphoner. Ses doigts claquaient de temps à autre pour lui permettre de s'assurer que personne n'épiait sa conversation, bien que sa concentration demeurait altérée par le flux tumultueux de ses pensées.

— Ouais, il m'en a parlé, finit-elle par répondre. Il voulait qu'on sorte cette nuit pour qu'il nous montre quelque chose, mais j'ai refusé.

— Il m'a dit la même. Je préférais voir avec toi avant, mais j'ai un mauvais pressentiment.

Aliska jeta une nouvelle œillade à leur immeuble, au pied duquel elle était de nouveau. Les fenêtres de l'appartement de sa sœur ne lui apparaissaient pas, puisqu'elles se trouvaient de l'autre côté de la façade, et pourtant elle avait l'impression d'être mise en avant par la lumière qui les traverserait, comme exposée au jugement de son aînée : sentiment irrationnel qui ne la quittait plus.

— Le problème c'est que ma sœur m'a posé une question bizarre, et qu'elle agit bizarrement aussi. J'ai peur qu'elle m'ait cramée. Du coup, j'ai pas trop envie de passer la soirée à l'appart...

— Qu'est-ce qu'elle t'a dit ?

— Elle m'a parlé de mon travail au resto. Elle a compris que c'était un mensonge, c'est sûr.

— Attends, tu lui avais pas dit que c'était fini, ou un truc du genre ? Je croyais que tu voulais lui parler de démission ?

— Oui bah j'ai complètement oublié ! Comme Soren était bizarre, j'ai zappé cette histoire de resto...

— Dis-lui juste que t'avais oublié de lui en parler au pire, non ?

— Non mais c'est ma sœur, je la connais par cœur et elle me connait par cœur. Elle est au courant de quelque chose, même si elle fait semblant de pas le voir.

Le long silence qui s'immisça à travers le haut-parleur de son téléphone sembla lui peser sur le cœur. Au fond d'elle, c'était comme si elle avait espéré un quelconque soutien de sa part, qu'il sache lui apporter la solution à ce problème de taille. Mais il n'en était rien ; Alexein ne savait pas plus qu'elle ce qu'elle était supposée faire, dans cette situation.

— Écoute, j'te laisse gérer ce problème avec ta sœur, peut-être que tu te fais des idées. J'vais aller avec Soren, j'ai peur qu'il se soit embarqué dans un truc qui le dépasse complètement depuis qu'on a refusé de faire équipe avec lui pour ça. Tu me diras juste si tu décides de venir ou pas. Fais attention à toi, d'accord ? Si t'as besoin de quoi que ce soit, tu m'appelles.

Après une approbation dénuée d'enthousiasme et un « merci » faiblement glissé, Aliska raccrocha, pour rester en suspens, son téléphone dans les mains. Il lui fallut quelques longues secondes pour oser lever le regard en direction de leur immeuble. Au gré des courtes minutes qu'elle avait passées dehors, la nuit avait déjà commencé à s'étendre sans même qu'elle ne le remarque, prête à l'envelopper de toute sa lourdeur. Les fenêtres des pièces éclairées des différents appartements s'illustraient déjà dans son champ de vision, pour venir renforcer cette sensation d'être exposée.

Aliska Ozryn aimait la nuit.

Pourtant, ce soir, la nuit l'étouffait déjà.

Plus que jamais, elle la sentait cruelle et sans pitié, la plongeant dans un tourment si profond qu'elle ne savait comment y réagir. Après être restée debout immobile de longues secondes, la jeune femme s'assit sur l'une des marches du petit escalier de l'immeuble. La brise faisait voler les mèches courtes de sa chevelure désormais légère, qui venaient ainsi lui chatouiller le visage, et ce fut à cet instant qu'elle repensa à ce jour où elle s'était rendue chez le coiffeur.

Changer d'apparence. À la fois un changement physique et symbolique. Elle savait que cet homme qui leur avait donné l'information du braquage de la banque s'était fait arrêter, ce soir-là. Ce genre de bruit courrait partout à travers la nuit, et tout le monde l'avait bien vite appris également. Pourtant, en dépit de ce jour où cet idiot de Soren l'avait appelée familièrement par son nom et prénom devant lui, il ne lui était jamais rien arrivé. Peut-être ne l'avait-il pas balancée ?

Elle peinait bien à y croire.

Dans l'obscurité de la nuit, le visage d'Hisae s'imprima dans son esprit. Cette expression si singulière qui avait tiré ses traits lorsqu'elle lui avait parlé du restaurant lui nouait encore l'estomac. Depuis quelques jours déjà, elle agissait de manière étrange et semblait toujours prise de court lorsqu'elle lui adressait la parole. Aliska s'était même surprise à vouloir user de son pouvoir pour capter son rythme cardiaque et y déceler un quelconque mensonge. Mais s'il y avait bien une personne sur laquelle elle ne pouvait pas user de ses facultés de la sorte, c'était bien elle. Alors maintenant qu'elle y repensait, elle en était persuadée : Hisae était bien plus au courant de sa situation qu'elle ne le laissait transparaître.

Depuis plus de deux ans maintenant, elle avait quitté la maison de sa mère pour s'installer chez sa sœur, après que cette dernière eut pris un appartement pour se rapprocher de sa faculté. Ce n'était pas tant pour une simple envie frivole et immature de liberté, plutôt pour ôter ce poids si lourd qui affaissait ses épaules, cette douleur qui naissait dans sa poitrine à chaque fois qu'elle devait revoir Stelian en rentrant le soir, après le lycée. Hisae en était consciente, et c'était bien pour l'aider et la défaire de ses chaînes qu'elle lui avait proposé de prendre pour lit le simple canapé de son salon. Ce n'était pas le luxe rêvé, après tout un appartement dans le centre-ville proche des universités coûtait cher. Et si son ainée avait travaillé les soirs et les week-ends de ses deux premières années universitaires pour subvenir à leurs besoins, malgré les quelques sous que leur mère donnait pour aider, elle s'était vite retrouvée surchargée par ses études.

C'était à ce moment-là que les choses avaient dérapé.

Elle tenait l'idée, elle le savait. La capitale d'Asmary abritait de nombreux réfugiés qui fuyaient les chaînes du Registre. La plupart avaient fui Willsden pour s'éloigner le plus possible de l'Ordre, voire même de Luxeth, mais il restait encore des habitants qui préféraient utiliser la densité de la population pour se fondre dans la masse. S'en était créé un réseau secret, où tous avaient plus à perdre qu'à gagner. C'était là que le trafic d'informations marchait le mieux.

Elle risquait gros, elle en était consciente. Mais au fond, lorsqu'elle avait fait ce choix, ce n'était pas comme si elle en avait quelque chose à faire. Depuis des années maintenant elle enchaînait les conneries. Une de plus ou une de moins. Et malgré la place qu'ils tenaient ou avaient tenu pour elle, ses fréquentations n'étaient pas mieux. Même son ancien petit-ami de l'époque, que son beau-père avait autrefois pris en grippe, était déjà loin d'être un exemple.

Enchaînement de mauvaises décisions toute sa vie, en somme. Et le pire, c'était qu'elle y avait pris goût. La peur qu'elle pouvait instaurer chez ses clients, le sentiment de supériorité, le fait d'être entourée de ses deux meilleurs amis et compères de toujours. Et l'argent. Toujours l'argent. Elle n'avait pourtant jamais tant été avide, peut-être seulement mal comprise. Depuis que leur mère avait étrangement pris parti pour leur beau-père, dans cet acharnement moral qu'il lui avait fait subir, ses rapports familiaux étaient devenus compliqués. Il ne restait qu'Hisae, et Elias à qui elle tenait plus que tout, mais qu'elle était trop honteuse pour aller voir.

Jamais elle n'avait pensé aux conséquences de ses actes et de ses décisions. C'était maintenant qu'Hisae était visiblement au courant qu'elle le regrettait.

Aliska n'avait pas le cœur aux justifications et aux confrontations, ce soir. Malgré l'inquiétude pour Alexein et Soren qui occupait une partie de son esprit, elle ne voulait se résoudre à les rejoindre, ni à rentrer pour autant. Alors dans un bond, après un dernier claquement de doigts, elle se releva pour aller arpenter les rues désertes de la nuit.

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