quatorze
Ce n'est qu'une fois seule au milieu de ce silence et de ce noir que je repense à Thomas. C'est avec un sentiment exacerbé que je réalise qu'il n'est plus là et que si j'ai besoin d'aide c'est vers Adrien que je vais me diriger. Ça me vrille l'estomac. Je prends donc mon téléphone en main et je compose son numéro. Je tourne et tourne dans la forêt fraîche.
Soudain il décroche.
- Allô ?
- C'est Julie.
- Julie ?! Qu'est-ce que ...
Je le coupe.
- Je sais que tu ne veux plus entendre parler de moi, mais au cas où, je voulais te dire que j'ai changé de téléphone. Donc si tu veux me contacter c'est sur ce numéro.
J'attends un peu pour voir si il me répond quelque chose, mais comme je n'entends que le silence je raccroche.
En voulant ranger mon téléphone, je le fais tomber par terre. Mes mains tremblent et ma respiration est saccadée. Je prends quelques secondes pour me reprendre puis j'entame ma recherche dans les feuilles malgré mes mouvements imprécis sur le sol. Étonnamment, je le retrouve rapidement alors je cours jusqu'au camp. Téléphone en mains, j'espère presque que Thomas va me rappeler, mais mon écran ne s'allume pas.
Encore secouée par ma conversation avec Adrien et Thomas, j'ai du mal à trouver le sommeil. Je sens que tout ce que je fais est mal et je ne peux m'empêcher de réfléchir à mes actes et leurs conséquences. Je me sens comme dans un étau où chacune de mes décisions feront resserrer les murs autour de moi. Cependant la proposition d'Adrien m'apaise et peut-être que ce serait une bonne idée de me confier à lui si je ne vais vraiment pas bien. Je ne sais pas ce que j'attends de lui, sûrement du réconfort puisque c'est ce dont j'ai le plus besoin.
Finalement, mes pensées se calment et je plonge dans un sommeil profond dénué de rêves.
¤¤¤¤¤
Je m'étire longuement avant de sortir de mon lit. Comme m'avait prévenu Adrien, c'est au bout d'un mois que la fatigue se fait plus intensément ressentir. Ça ne fait pas exactement un mois que je suis ici, ça ne fait même pas trois semaines en fait. Mais je suis tout de même épuisée. Il est vrai que je ne dors pas très bien depuis quelques jours, mais j'espère me remettre vite d'aplomb.
J'allume et je regarde mon téléphone. Malheureusement je n'ai aucune notification. Tous les matins, j'ai l'espoir de voir le prénom de Thomas s'afficher sur l'écran. Et tous les matins, cet espoir est déchu. Je sais que c'est maintenant à lui de faire le premier pas, s'il souhaite me parler, je serai évidemment disponible. Mais force est de constater qu'il n'a pas besoin de moi. J'essaie de toute mes force de me persuader que moi aussi, je peux me débrouiller sans lui. Je travaille encore là-dessus.
Je m'habille puis je vais réveiller les filles. Elles sont beaucoup moins calmes que le premier groupe que j'avais, peut-être que ma fatigue vient aussi de là.
Nous rejoignons les gars avant de partir manger. Je guette toujours le moment où Adrien va faire son entrée dans la salle commune. Je le regarde, et généralement il me regarde aussi. Puis il vient me voir, et me demande comment je vais. Je réponds toujours que je vais bien et je lui retourne la question. Il répond la même chose que moi.
- Tu as l'air fatigué, ajoute-t-il ce matin.
- Je suis fatiguée ...
Il fait la moue mais ne répond rien de plus. Il se contente de m'observer un peu plus, pour détailler mon visage. Nous nous dirigeons ensuite vers le réfectoire pour manger.
L'après-midi arrive rapidement, comme nous sommes vendredi, c'est le dernier jour de voile. Comme toujours, je suis sur le quai avec Adrien.
- J'ai pas vraiment envie d'être demain, lui confié-je.
Comme il était allongé, il se redresse en position assise.
- Pourquoi ?
- C'est la randonnée, je réponds.
Il fait un sourire pincé.
- Je croyais que tu aimais bien marcher.
Je hausse les épaules.
- Ouais, mais je suis fatiguée ...
Son expression change et il revêt un masque concerné, presque inquiet.
- Ça fait plusieurs jours que tu dis ça.
- Ouais, avoué-je en regardant au loin, intimidée par son regard.
- Ce n'est pas vraiment des vacances reposantes ici, continue-t-il.
Je soupire en hochant la tête. Je me laisse ensuite aller vers l'arrière. Adrien se tourne pour se reposer sur son coude droit. Le silence n'a pas besoin de s'installer car mon téléphone sonne, m'avertissant d'un message. Surprise, je me redresse rapidement pour le prendre dans ma poche. Je suis déçue de ne pas voir le prénom de Thomas sur l'écran, mais le mot "maman" me fait frissonner. J'ouvre le message avec circonspection.
Maman : Coucou chérie. Théo est malade, nous sommes à l'hôpital. Je t'appelle ce soir.
Mon visage se décompose. Je me sens plongée dix ans en arrière. Une fondation en laquelle j'avais pourtant confiance s'éffondre, alors je me sens vaciller.
Sous le coup de la panique je me lève brutalement laissant un Adrien confus. Je m'éloigne un peu avant de composer le numéro de ma mère.
- Allô Julie, répond-elle.
- Maman, qu'est-ce qu'il se passe ? Je demande paniquée.
Ma voix est chevrotante. J'ai peur. Peur que tout recommence.
- Ne t'inquiètes pas, Théo est avec les médecins. Il est pris en charge tout devrait bien se passer.
Sa voix se veut rassurante, mais j'entends sa nervosité à travers.
- Où est papa ?
- Au travail, je l'ai prévenu et il arrive.
Si maman a jugé que papa devait être auprès d'elle, c'est que quelque chose ne va vraiment pas bien.
- Qu'est-ce qu'il s'est passé ?
Les quelques secondes que j'ai mis à poser ma question ont transformé ma mère. Je l'entends à présent presque sangloter. Son souffle est saccadé de reniflements.
- Je ne sais pas, il est venu me voir d'un coup et il a vomi. Puis il a perdu connaissance. J'ai appelé le SAMU et ils l'ont emmené ...
Ma respiration devient à son tour anarchique et des larmes inondent mes yeux. S'il y a bien une chose que je déteste par dessus tout, c'est de voir mes parents pleurer.
- Tout va bien se passer, dis-je en avalant la boule dans ma gorge, en vain.
- Je ne sais pas, il était toujours inconscient quand nous sommes arrivés à l'hôpital !
Je l'entends pleurer à chaudes larmes, alors mes larmes coulent aussi sur mes joues.
- Ça va aller, il est entre de bonnes mains ...
- J'ai peur, avoue-t-elle. J'ai tellement peur.
Je ne peux retenir mes sanglots. Mes jambes tremblent et je manque de m'écrouler sur le sol. Je passe ma main libre dans mes cheveux, je veux me les arracher.
- J'ai peur aussi, dis-je la voix rauque, secouée de soubresauts.
C'est arrivé tellement vite. Je ne comprends pas vraiment ce qu'il se passe. Je ne réalise pas. Théo est malade. Tout va recommencer : l'hôpital, les nuits blanches sur les sièges de la salle d'attente, la peur constante de le perdre, l'angoisse. Tout me tombe dessus d'un coup, ma respiration se bloque. J'ai mal à la poitrine, et ce mal se répend dans tout mon corps, je sais qu'il ne me quittera pas. Nous restons toutes les deux silencieuses, même si l'écho de nos pleurs se fait entendre. Je me retourne et je vois qu'Adrien s'est levé et qu'il se tient près à me rejoindre.
- Je dois y aller, dis-je alors subitement.
- Je suis désolée chérie, je ne voulais pas ...
Elle ne finit pas sa phrase.
- Je t'appelle ce soir, finit-elle.
- D'accord, je t'aime.
Elle raccroche la première mais je garde le téléphone contre mon oreille. Si je le range, je sais qu'Adrien va venir à ma rencontre. Je prends donc le temps d'essuyer mes joues du mieux que je peux. En revanche, je sais que mes yeux sont encore rouges et gonflés. Je m'éloigne encore un peu et je range mon téléphone tout en restant le dos tourné à Adrien. Je ne contrôle plus ma respiration, le flux d'air sort et rentre dans mes poumons de façon irrégulière. Je tousse plusieurs fois par peur de m'étouffer. Et puis je coupe ma respiration. Je reste longtemps à regarder loin devant moi, immobile. Quand l'appel de l'air se fait trop fort, j'expire un grand coup. Je prends de grandes inspirations et expirations en fermant les yeux. Je regarde le noir de mes paupières en me concentrant sur chaque partie de mon corps. Je sursaute quand j'entends Adrien.
- Ça va ?
Il est inquiet.
Je n'arrête pas de respirer lentement et je hoche la tête. Je ne peux pas craquer de nouveau ici d'autant plus que c'est bientôt la fin de l'activité. Je dois attendre ce soir, il faut que je résiste. Je dois à tout prix résister. Je l'entends s'approcher mais je le coupe dans son élan en levant la main.
- Ça va, je vais bien, déclaré-je d'un ton calme qui m'étonne.
Je parle plus pour moi que pour lui. Ma réponse ne lui convient pas car il se plante devant moi. J'ai les yeux toujours fermés mais je sens sa présence ; il est tout proche. Délicatement, il pose sa main sur ma joue. Je me concentre sur la douceur de ses doigts pour me calmer. Quand il les retire, j'ouvre instinctivement les yeux. J'aurais voulu qu'il les laisse plus longtemps sur ma peau.
Son regard me pétrifie et je tourne les yeux car tout ce que ses yeux dégagent m'est insupportable. Si je continue de le regarder je vais fondre en larmes.
Il ne dit rien pendant quelques instants.
- Reste un peu s'il te plaît, dis-je. Fais comme si nous parlions.
Ma voix est encore un peu tremblante, aussi je m'efforce de me redresser et de paraître plus sûre de moi. J'avale plusieurs fois ma salive pour essayer de faire partir la boule douloureuse dans ma gorge.
- D'accord, dit-il doucement. Je reste.
Comme il paraît impuissant, je prends ses mains dans les miennes. Je ferme de nouveau les yeux et j'exerce de petits pressions sur ses mains. Elles sont chaudes et fortes sous les miennes. Au bout de quelques minutes, je me suis calmée. J'ai retrouvé le contrôle de ma respiration et de ma voix. J'ai alors le courage de le regarder de nouveau.
- Merci, dis-je en lâchant ses mains et en lui adressant un faible sourire.
Comme je transpire, je m'essuie les mains sur mon jean. Il m'observe scrupuleusement.
- De rien, répond-il.
Puis il fronce les sourcils et se rapproche de moi.
- Tu es sûr que ça va ?
- Je n'ai pas le choix, les enfants ont bientôt terminé.
Il regarde plus loin, là où les enfants sont, puis revient à moi. Il prend ma main.
- On y retourne ?
Je hoche la tête, alors il m'entraîne de nouveau vers le quai. Nous ne parlons pas jusqu'au retour au camp.
Je fais de mon mieux pour paraître la plus normale possible. Mais il est impossible pour moi d'oublier la détresse de ma mère. J'essaie alors de parler le moins possible et de sourire un maximum. Après avoir couché les filles, je suis donc soulagée de ne plus avoir à cacher mes émotions. Je me laisse alors aller, et mes larmes ne mettent pas longtemps à couler le long de mes joues. Dans ma chambre, le regard planté sur le mur face à mon lit, je cramponne mon téléphone. Mon cerveau tourne à plein régime. Comment va Théo ? Est-ce qu'il s'est reveillé ? Est-ce qu'il va se rétablir ?
Ces questions tournent en boucle, comme un disque rayé dans mon crâne. Mais d'autres pensées viennent pourrir mon esprit. Si Mamie était encore là, je l'aurais appelé, c'est toujours elle que j'appelais dans ces cas là. Elle me réconfortait, me chantait une berceuse ou me racontait une histoire. Je n'avais qu'à écouter ses paroles reposantes.
Mais Mamie n'est plus là, et pour la première fois, je dois affronter cette situation seule, dans le silence de ma chambre. Appeler Thomas est inconcevable.
Si seulement j'étais restée chez moi ...
Tout semble me ramener à mon départ ; je n'aurais jamais dû partir.
Accablée par cette constatation, j'envisage d'aller voir Matthew demain et de lui demander de rentrer chez moi. Je n'aurais qu'à demander à mes parents de lui expliquer la situation, je suis sûre qu'il comprendrait. Je suis résignée à retrouver les miens, à être auprès d'eux comme je veux qu'ils soient auprès de moi.
Alors que je commence à faire ma valise, on frappe à ma porte. J'essuie mes joues par réflexe, mais sachant que c'est inutile, je continues de remplir ma valise. Je constate cependant avec étonnement que j'ai arrêté de pleurer.
- Qui est-ce ? J'arrive à demander.
- C'est Adrien.
Je laisse mes mouvements en suspens.
- Je peux rentrer ? Demande-t-il en chuchotant.
Pour la première fois depuis que nous nous sommes rencontrés, j'hésite à le laisser entrer. Pas seulement dans ma chambre, mais aussi dans ma tête.
Je pose un regard circulaire sur la pièce pour trouver un prétexte, mais je suis trop lente, car j'entends la poignée se tourner. Adrien passe la tête dans l'embrasure de la porte, et lorsqu'il me voit, il entre précipitamment. Il ferme doucement la porte derrière lui puis vient tout près de moi. Je reste immobile. J'hésite entre le prendre dans mes bras pour éviter qu'il continue à me regarder comme ça, et le chasser de ma chambre en lui criant dessus. Il me devance en prenant mon visage en coupe et en s'approchant très près.
- Ferme les yeux, murmure-t-il.
Il est tellement près que je sens son souffle chaud sur mon visage. Je refuse néanmoins de lui obéir. Je me rends compte à quel point regarder ses yeux me fait oublier tout le reste. J'ai l'impression qu'ils me donnent une force que je ne pourrais nommer. J'ai le sentiment que jamais on ne m'avait regardé ainsi. Une chaleur inconnue qui prend sa source dans ma poitrine monte en moi. Il s'échappe de ses pupilles un feu ardent multicolore qui embrase mon corps. Pendant un instant je crois qu'il va parler car ses lèvres s'entrouvrent légèrement. Je remarque qu'elles sont humides et d'un rose très foncé, presque rouge.
Mais au même moment, mon téléphone sonne, nous arrachant tous les deux à cette transe indescriptible.
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