douze
Deux jours sont passés. Les enfants se rendent doucement compte que ça va être la fin de leur colonie. Si certains sont tristes, d'autres sont heureux de retrouver leurs parents.
Depuis lundi, je n'ai échangé ni parole, ni regard avec Adrien. Si je veux me défaire de son influence, il faut que je coupe les ponts. J'ai compris plus tard que s'il avait une aussi mauvais influence sur moi, c'est à cause de ce qu'il ressent. Il est profondément en colère. Je ne sais pas pourquoi, ni contre qui, et désormais je m'en fous. Mais j'ai aussi découvert qu'il était profondément triste. Une part de moi est obligée de se sentir touchée, mais face au mépris qu'il m'inspire, cette part disparaît très vite.
Nous jouons tous les deux les bons amis (bien que sans paroles et sans regards, c'est dur) mais mentir de cette façon et de manière continue est très épuisant. Le seul qui a remarqué notre petit manège est Baptiste.
Au repas ce soir, la tension est à son comble. Seul Matthew ne semble pas l'avoir remarqué. Les filles se sont disputées tout à l'heure et cela a beaucoup énervé les garçons. En bref, tout notre petit groupe s'est un peu chamaillé. Nous sommes donc tous sur les nerfs. Le repas se centre autour de Matthew et de ses anecdotes loufoques. J'avoue que si j'avais le coeur à rire, je trouverais tout ce qu'il dit bien amusant. Le problème, c'est que depuis deux jours, je n'ai pas le coeur à rire. La plupart du temps, j'ai même envie de pleurer, pas tellement de tristesse, mais de frustration et de colère. Des pleurs nerveux.
Après le repas, Baptiste vient le voir.
- Épuisant cette journée hein ?
Il est dans l'embrasure de ma porte. Je soupire fortement en haussant les sourcils.
- Ouais, je suis crevée ...
Pour imager mon propos, je baille, ce qui semble amuser Baptiste. Il fronce soudain les sourcils et regarde autour de lui avant de rentrer dans ma chambre. Il ferme la porte derrière lui.
Interloquée je fronce à mon tour les sourcils.
- Je voulais te parler un peu, avoue-t-il.
Il s'appuie contre ma porte.
- Je t'écoute, dis-je.
Je suis sûre que ça a un rapport avec Adrien. Je ne me trompe pas.
- Je sais pas ce qu'il se passe entre Adrien et toi, mais j'aime pas ça. Les conflits, je peux pas les supporter.
Il fronce un peu le nez. Je hausse les épaules, je ne sais pas quoi lui dire.
- Je ne sais pas quoi te dire, déclaré-je sincèrement. Je pense qu'on est pas fait pour s'entendre, c'est tout.
Il me scrute en silence, comme pour percer un secret au fond de moi.
- Mouais, finit-il par dire peu convaincu. Je te crois pas.
Je roule des yeux, mais je ne peux pas lui en vouloir. Surtout qu'il est déjà venu pour me demander ce qu'il se passait entre Adrien et moi.
- Il ne t'a rien dit ? Je demande assez étonnée.
- Il parle pas trop tu sais. Le bavard c'est moi.
Il sourit et secoue la tête comme pour se réprimander. Je fais la moue.
- Ouais je vois ...
- Mais ça m'empêche pas de veiller sur lui, reprend-il sérieusement.
J'ai le sentiment qu'il me met en garde. Je hoche la tête avec circonspection. Nous nous regardons encore quelques instants, puis il décide de partir.
Après avoir couché les filles, non sans mal à cause des conflits récents, je me retrouve comme d'habitude ; seule, dans ma chambre. Je m'allonge pour dormir, mais je sais que le sommeil ne va pas arriver avant quelques heures. La situation entre Adrien et moi exacerbe le manque que j'éprouve pour Thomas. Mais dans un sens, je suis encore en colère contre lui. Je suis rongée par ça, tout comme je suis rongée par l'égoïsme. Et je suis épuisée.
Je me sens drainée de toute énergie, Adrien participe fortement à ce processus, mais ce n'est pas le seul. Je n'ai pratiquement parlé à personne depuis ces deux jours, et durant ce même temps, j'étais en colère. J'ai l'impression que même le sommeil ne va pas réussir à me remettre d'aplomb pour demain. Je ne sais même plus quoi penser.
Tout à coup, deux petits coups timides sont tapés sur ma porte. J'attends un peu, mais personne ne parle. On retape deux fois encore, alors je me lève pour ouvrir.
Je découvre Anaïs, presque toute tremblante, avec son doudou dans les bras.
- J'arrive pas à dormir.
Sa voix tremble un peu, je n'ai pas envie qu'elle pleure, sinon je sais que je vais pleurer aussi et que je ne pourrais pas l'aider. Je la laisse entrer et je m'assois sur mon lit. Elle s'assoit sur mes genoux.
- Pourquoi tu n'arrives pas à dormir ?
- Papa et maman me manquent.
Je hoche la tête. Anaïs à été pas mal visée par ses copines tout à l'heure.
- C'est bientôt la fin, dis-je pour la rassurer.
Finalement, elle se met à pleurer à chaudes larmes.
- Oh Anaïs ...
Je la dépose sur le sol et je me mets face à elle pour la prendre dans mes bras. Je carresses ses cheveux et je la serre fort contre moi.
- Pourquoi les filles ont été méchantes avec moi ?
Mes yeux s'inondent de larmes. J'entends son désespoir, et sa tristesse qui me semblent intarissables.
- Je ne sais pas, je réponds tant bien que mal. Parfois, les gens sont en colère, c'est comme ça. Il faut juste laisser le temps faire ...
Je ferme les yeux pour empêcher mes larmes de rouler sur mes joues. C'est en lui disant ça que je réalise que je suis exactement dans cette situation. Et je veux m'en sortir. Je veux arrêter d'être en colère contre tout le monde. C'est épuisant. Et même la fuite n'y fera rien.
Peut-être que c'est donc ça que je fuis depuis le début, c'est ma colère. Mais fuir dans ce cas ne sert à rien. Se fuir soi même est impossible.
Je pleure alors franchement. Je me rends compte encore plus de ma connerie d'être venue ici. Ma place est auprès de Thomas et de ma famille. C'est grâce à eux que je vais me débarasser de ma colère. Tout comme c'est en parlant avec Adrien que je peux me débarrasser de la colère que j'éprouve pour lui.
Je passe de longues minutes à serrer Anaïs dans mes bras et j'essaie de calmer mes sanglots quand j'entends qu'elle commence à aller mieux.
- Est-ce qu'on peut aller voir Adrien ?
Je m'éloigne d'elle pour la regarder. Il fait sombre et j'espère qu'elle ne voit pas la tronche que j'ai. Je hoche la tête puis je me lève et je la prends dans mes bras. Je sors de ma chambre pour me faufiler dans le couloir des garçons. Je sais que mes yeux sont rouges, je sais qu'Adrien va me poser toutes les questions qu'il gardait pour lui, mais peut-être le moment est-il venu. Peut-être que je dois m'ouvrir aux autres, peut-être qu'Adrien saura changer un peu ma vision des choses. Je le crois, je le vois presque dans son regard. À la façon qu'il a de me regarder, de me parler, de me supplier de lui dire quelque chose. Je ne suis pas dans mon état normal, je le sais. Je suis vulnérable, faible. Peut-être que je ne devrais pas lui parler. Mais c'est trop tard.
Je frappe doucement à sa porte, les rires cessent et Baptiste m'ouvre. Il a d'abord le sourire aux lèvres mais celui-ci s'évanouit bien vite. Il me laisse entrer.
- Je vais faire un tour, dit-il.
En me voyant, Adrien l'intercepte.
- Attends un peu.
Je pose Anaïs devant moi, et elle court se réfugier dans les bras d'Adrien. Je détourne les yeux, cette vision m'émeut davantage. Elle serre ses bras autour et elle enfouit sa tête dans son cou.
Adrien me regarde avec interrogation. C'est la première fois que nous nous regardons. Il doit constater de mon état car il paraît surpris. Pendant ce temps il entoure ses bras autour d'Anaïs.
Nous restons tous ainsi, muets et immobiles. Adrien et moi en train de nous regarder. Anaïs, en train de faire un câlin à Adrien. Et Baptiste, qui observe la situation avec sérieux.
Après un certain temps, Anaïs se détache et Adrien lui fait un bisou.
- Ça va ?
Elle hoche la tête. Adrien reprend.
- Baptiste va aller te raccompagner d'accord ?
Nouveau hochement de tête. En passant devant moi, elle lève les bras pour me faire un bisou. Puis Baptiste lui prend la main pour la raccompagner. Quand je me retourne vers Adrien, je vois qu'il s'est relevé et qu'il m'observe avec un peu trop d'intensité. Ses yeux communiquent un mélange de colère, d'incompréhension, de peur, et de beaucoup de reproche. Je baisse la tête sur mes mains dont les doigts s'agitent nerveusement. Finalement il se dirige vers moi, prend ma main et m'attire à l'extérieur. Mes larmes coulent de plus belle, comme s'il était mon bourreau. Mais je sais que c'est la meilleure chose à faire si je veux me débarrasser de ma colère et si je veux enfin me sentir reposée.
Lorsque nous sortons du bâtiment, il lâche ma main et accélère le pas. Notre rythme soutenu m'empêche de sangloter trop fort, mais après tout, je n'ai pas besoin de lui pour me guider, je sais exactement où nous allons.
Une fois au bout du ponton, Adrien s'arrête, dos à moi. Je le rejoins et me stoppe à un mètre de lui. Il se retourne et me transperce du regard.
Je détourne les yeux et croise mes bras.
- J'ai tout essayé, déclare-t-il. J'ai joué au gentil, et au moins gentil. J'ai même joué au méchant alors que je déteste le faire. Mais non, ça n'a rien fait.
- Tu as tout fait, sauf être patient.
Même si je pleure, je ne peux pas m'empêcher d'être encore en colère. Et je pleure d'ailleurs à cause de ça ! Trop d'émotions me submergent.
Adrien soupire.
- Je suis sûr que tu sais ce qu'il te reste à faire, déclare-t-il.
- Non, je ne sais pas.
Je mens et il le sait.
- Pourquoi tu es là ? Demande-t-il.
- Arrête de vouloir m'aider.
Il rigole.
- Je veux t'aider.
- Il n'y a rien à faire.
Il secoue la tête et repose sa question :
- Pourquoi tu es là ?
Je secoue la tête comme toute réponse en fixant mon regard sur mes pieds. Je fuis bordel, je fuis. Ça il le sait, ce qu'il veut savoir, c'est ce que je fuis.
Il se rapproche et nous sommes désormais très près l'un de l'autre. Dans l'obscurité, j'ai du mal à lire dans ses yeux. Mais cela ne m'empêche pas d'être toujours aussi impressionnée par eux.
Je décide soudainement de me reprendre, d'essuyer mes larmes et de regarder sans ciller Adrien.
- Pourquoi est-ce que tu tiens tant à savoir ça ? Je demande.
- Je ne sais pas. C'est plus fort que moi, je vois que tu ne vas pas bien et j'ai envie d'y remédier.
Je hoche la tête en faisant la moue.
- C'est gentil de ta part.
Il sourit du sourire qui le rend beau.
- Ouais je suppose ...
Je le transperce des yeux et je décide aussi t'attaquer.
- Et toi ? Demandé-je. Pourquoi tu es là ?
Il rigole pour de bon.
- Pour rien, répond-il.
- Pourquoi tu es là ? Insisté-je.
Il me regarde lui aussi fixement.
- C'est pas vraiment malin.
Je le coupe, je ne veux pas le laisser m'influencer.
- Moi aussi j'ai remarqué à quel point tu es en colère. Tu boues de colère.
Il sourit toujours malicieusement, mais son visage à perdu l'éclat de beauté que lui donnait son sourire. Il est surement plus fort que moi pour garder son sang-froid, et sa fierté l'empêche à coup sûr de révéler que j'ai raison. Mais il n'a pas besoin de dire quoi que ce soit car son silence est éloquent.
- Tu es triste aussi. Autant que tu es en colère.
Il n'a toujours pas de réaction, il garde comme scotché au visage son sourire qui me paraît désormais faux.
- Et pourtant je te laisse tranquille. Je ne cherche pas à savoir ce qui t'amène ici. Je ne te harcèle pas et je reste gentille avec toi. Je fais tout ça car je sais que tu es venu ici pour être tranquille. Pour oublier, pour te vider la tête. J'irais beaucoup mieux si tu ne me rappelais pas tout les jours pourquoi je suis ici.
Je fais une pause pour reprendre mon souffle. Tout au long de ma tirade, son visage s'est peu à peu décomposé. Il a perdu son sourire et ses traits sont affaissés. Comme si je venais de lui faire la plus grande des révélations.
Mais je n'ai pas terminé, et si je veux chasser entièrement la colère que j'éprouve pour lui, je dois finir ce que j'ai commencé.
- Loin de m'avoir aidé, tu as empiré mon état. J'ai l'impression que la seule chose qui t'intéresse chez moi, c'est la raison de ma souffrance. J'ai l'impression que tu aimes me voir torturée par la culpabilité et la tristesse, d'autant plus que tu exacerbes ces sentiments.
Mon ton devient peu à peu plus fort, mes paroles sortent en rafale. Mais cet élan d'honnêteté me fait le plus grand bien. Je me sens libre de dire tout ce que je veux, et de faire tout ce que je veux. Alors j'ai le sentiment que je ne vais rien regretter, et ça fait du bien d'être aussi sûr de soi.
- Je ne veux qu'une seule chose ; de véritables vacances.
Pendant un long moment, nous ne disons rien. Nous nous regardons sans nous voir, perdus dans nos pensées. J'ai plusieurs fois envisagé de partir, mais je ne veux pas laisser les choses de cette façon. Je veux que tout soit clair et qu'aucune ambiguïté ne plane entre lui et moi.
Soudain, il relève légèrement le menton.
- Je suis désolé, dit-il.
Intriguée, je fronce les sourcils. Je suis à la fois touchée et interloquée. À vrai dire je ne m'attendais pas à ça. Dans un sens, ça me rassure de savoir que ce n'est pas un parfait salaud. Mais de l'autre côté, j'appréhende un peu la suite.
- À demain, déclare-t-il pour finir.
Puis il me contourne et retourne rapidement au camp. Je reste pantoise. J'aurais préférée qu'il éclate de colère ou qu'il me rigole au nez. Cette réaction, bien que tout à fait acceptable, me déstabilise plus qu'autre chose. Il a réfléchit trop longtemps avant, son ton était trop posé et calculé. Je ne dis pas que ce n'était pas naturel, mais avant de me dire cela, j'aurais aimé qu'il pense à voix haute. J'aurais aimé entendre tout ce qu'il s'est passé dans sa tête.
Mais je dois respecter ce que j'ai dit, je dois le laisser tranquille. Si j'ai bien compris, il va faire de même.
Penaude, je retourne donc seule dans ma chambre. Ma colère est remplacée par un sentiment que je ne peux pas décrire. C'est à mon tour d'être préoccupée par le comportement d'Adrien. J'avoue que je préfère quand il est chiant plutôt que quand il est aussi calme.
Je comprends alors sa volonté de m'aider puisque je veux maintenant faire de même pour lui. Peut-être qu'il fallait que ça se passe comme ça pour que nous puissons tous les deux repartir sur de nouvelles bases.
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