dix

Le contact froid de la surface m'électrise d'abord, mes muscles se contractent et j'ai alors l'absolu besoin d'air. J'agite mes bras et mes jambes de façon tout à fait aléatoire et je remonte à la surface.
J'expire bruyamment et inspire avec tout autant de discrétion. Mes larmes sont perdues dans l'eau. Le noir environnant me glace. Mes sens deviennent tout à coup en alerte. J'ai comme repris connaissance, je ne suis plus empreinte de rien. Je suis une coquille vide qui ne ressent rien. Mon corps est au service de mes sens.

Je nage vers le ponton et je m'extirpe de l'eau. Ensuite je m'allonge sur le bois et je ferme les yeux.
Ma respiration est saccadée et je respire à grandes goulées d'air. J'ai la sensation que je pourrais m'étouffer tellement le flux d'air est rapide. Je frissonne et mes membres sont gelés. Mes cheveux collent à ma nuque. Je ne vois rien que le noir de mes paupières. Je n'ai pas le courage d'ouvrir les yeux car la réalité me frapperait de nouveau de plein fouet.

Je n'ai plus mon portable.

Soudain, ce petit truc qui portait toutes les insultes du monde sur son dos devient à présent ce que je chérie le plus. C'était le seul objet qui me raccordait à Thomas. Et maintenant, non seulement je n'ai plus Thomas, mais mon portable aussi à foutu le camp. Et les deux sont perdus par ma faute.

Cependant je ne pleure pas. Ou peut-être que je pleure mais je ne m'en rends pas compte. Je n'ai plus d'heure, plus de lumière pour rentrer. Je pourrais rester ici et dormir dans cette position. Quitte à avoir des courbatures demain.
Mon organisme à maintenant décrété qu'il s'en foutait de tout.

Mon essoufflement se tarie et je décide malgré mon manque de moyen de rentrer au camp. Je frictionne mes bras pour tenter de me réchauffer.
Le froid m'a permis de me ressaisir, même si cela ne devrait pas durer longtemps. Peut-être que finalement c'était l'appel de l'eau qui m'a poussé à sauter. C'est vrai qu'à chaque fois que je ne me sens pas bien, j'ai l'habitude d'aller nager. Je m'épuise, mais je me sens bien après. Malheureusement, ici, il semblerait que je suis maintenant loin de tout ce que j'aime. Peut-être que j'ai eu une mauvaise idée et que j'aurais dû écouter Thomas dès le début : fuir n'est pas la réponse.

C'est maintenant la culpabilité qui me ronge, mais le pire est que je dois assumer ma décision jusqu'à la fin de mon séjour, je ne peux plus faire demi-tour. Je suis certes très heureuse d'être ici auprès des enfants qui semblent bien m'apprécier, mais ma place était sûrement destinée avec mes proches, avec Thomas. J'ai l'impression d'être dans une impasse, comme si chaque choix que je ferai se révélera être le plus mauvais.

Je m'étire pour éviter à mon corps de s'engourdir, et je décide de me mettre en marche. Mes chaussures émettent un couinement risible, mais je ne ris pas. Mes dents claquent, c'est le seul bruit que j'entends. Tant est si bien que je ne me rends pas compte que quelqu'un approche. Adrien me fait presque sursauter en se matérialisant devant moi.

- Tu rentres déjà ?

Il semble vraiment surpris, comme si tout ce qu'il avait prévu n'allait pas du tout se passer. Je le regarde d'un oeil impassible. Je ne veux parler à personne. Je continue mon chemin sans lui répondre. Les feuilles qui crissent derrière moi m'indiquent qu'il me suis.

- Ça va ? Pourquoi tu es mouillée ?

- J'ai fait un petit plongeon dans le lac.

Il ne répond pas. Mon ton est indifférent et c'est surement ce qui le trouble puisqu'il attrape mon bras et qu'en me retournant je vois qu'il fronce les sourcils.

- Tu es sûre que ça va ?

Je décide de la jouer franche, je n'ai pas la force de cacher ce que je ressens.

- Si ça t'intéresse tant que ça, non je ne vais pas bien.

Cependant je ne me dégage pas de sa prise. Je sais que je vais regretter plus tard, car maintenant, avec ce que je viens de lui dire, il ne va sûrement pas me lâcher. Après tout, il veut être médecin non ? C'est pas son but de faire aller les gens mieux ?
Je roule des yeux, je me suis encore foutue dans la merde.

- Qu'est-ce qu'il y a ? Demande-t-il.

- Rien, je me suis foutue dans la merde et ça me fait chier.

- Tu as un problème avec les excréments ? La bouffe te convient pas ?

Il essaie de détendre l'atmosphère, en vain. Je le fixe sans ciller. Il regarde autour de nous puis sans lâcher mon bras, il nous emmène au camp. Je me détends légèrement et me force à prendre un état d'esprit moins austère. Je n'aime pas être aussi négative, j'ai l'impression qu'après je ne peux plus en sortir. Je suis maître de moi même, si je veux me sentir mieux, je peux. Je respire alors un grand coup.

- On va trouver un endroit calme, et on va parler ok ?

Je m'arrête.

- Pas question, je veux prendre une douche. Une douche chaude, précisé-je.

Il pince ses lèvres puis acquiesce. Le reste du chemin se fait calme, mais Adrien ne lâche pas mon bras. Je me concentre dessus car c'est la seule source de chaleur à laquelle je peux me raccrocher.

Arrivée dans ma chambre, je me dépêche de prendre mon pyjama, et ce qu'il me faut pour me laver ainsi qu'une serviette, puis je file aux douches. Adrien surveille la porte.
C'est à ce moment que je regrette de ne pas avoir fuit avant qu'il ne soit trop investit pour ma santé.
La douche me fait un bien fou. Elle permet à mes muscles endormis de se réchauffer et de se détendre au maximum. Je profite aussi pour faire des étirements. Vingt minutes après être rentrée, je sors donc des douches. Adrien est encore là, stoïque, il me regarde droit dans les yeux. Il ne va pas lâcher le morceau le chacal. Au bout de plusieurs secondes, je lâche prise :

- Écoutes, je suis fatiguée, je veux aller dormir je crois que c'est ce qu'il y a de mieux.

Il choppe mon bras encore une fois, mais cette fois-ci il me pince un peu. Il m'entraîne dans ma chambre et ferme la porte.

- C'est gentil de m'escorter.

- Ne joues pas à ça, déclare-t-il les dents presque serrées.

Je suis déconcertée.

- Oula je t'arrêtes tout de suite, dis-je. Tu n'as aucune raison d'être en colère contre moi.

Il soupire et lève ses bras pour les laisser retomber. Puis il secoue la tête.

- Qu'est-ce qu'il ne va pas ? Demande-t-il encore.

- Rien, je ne veux pas en parler maintenant. Je suis fatiguée et je veux dormir !

J'essaie de ne pas parler trop fort pour ne réveiller personne. Adrien ne bouge pas ses yeux des miens et cela m'intimide. Un mélange de colère et d'une profonde préoccupation rend le tout presque insoutenable à fixer. Je m'assois sur le lit et je pose mes coudes sur mes genoux pour enfouir mon visage dans mes mains.
Et puis je craque, je ne pleure pas par gros sanglots, mais mes larmes silencieuses ruissellent tout de même. Elles restent emprisonnées dans mes paumes. Ce sont des larmes de fatigue, celles qui prient le sommeil. Mon reniflement attire l'attention d'Adrien.

- Qu'est-ce qu'il y a Julie ?

C'est la première fois qu'il m'appelle correctement par mon prénom et je pleure encore plus. De plus son ton véritablement inquiet m'interpelle et je relève ma tête.

- S'il te plaît, je suis fatiguée, je veux dormir ...

Je ne vois rien, juste des trucs flous. Ma voix est chevrotante. Sans dire mot, Adrien tend la main vers moi et supprime la distance entre nous en essuyant mes larmes de mes joues. Je reste immobile, hypnotisée par ses yeux qui ne quittent pas les miens. Ses yeux qui sont toujours aussi éloquents et bouleversants.
Il a beau ne pas m'aimer, il est fort pour jouer au médecin riz soufflé.

Enfin il se retourne et part. Je m'écroule alors sur mon lit, et sans même prendre la peine de me mettre dans les draps, je m'endors.

¤¤¤¤¤

En me réveillant, je me sens vaporeuse. C'est en me levant que je souffre. Ma nuque est raide et mes jambes sont un peu courbaturées. Mais pour être honnête, je m'attendais à pire. Je ne prends pas le temps de penser et je me prépare rapidement pour aller réveiller les petites. Quand tout le monde est près, on va petit-déjeuner.

À table, je fais tout pour éviter de croiser les yeux d'Adrien. Je ne peux pas oublier comment il me fixait hier soir, je réalise qu'il n'avait pas de pitié pour moi alors que beaucoup en aurait. Il avait de la compassion, et finalement, je crois que c'est ce qui m'a le plus touché. Mais il joue aussi bien l'acteur, et à part quelques regards égarés, il ne laisse rien paraître. Je veux croire que j'ai rêvé mais ma raison est plus forte. Au fond de moi, je le remercie.

Lorsqu'il est temps des activités journalières, je mets tout ça de côté pour offrir le meilleur côté de moi aux enfants. Comme nous sommes Dimanche, les enfants font ce qu'ils veulent. Beaucoup ont décidé d'écrire une carte postale à leurs parents. D'autres jouent à des jeux de sociétés ou dehors avec des ballons. L'ambiance est joyeuse et agréable. J'arrive à profiter de cette journée, même si au fond de moi la pression n'est pas totalement évacuée.

À la fin de la journée, le silence qui s'est installé entre Adrien et n'a hélas échappé à personne. Mais nous nions tous les deux être fâchés et pour le prouver, nous nous sourions comme si de rien n'étais pour faire taire les mauvaises langues. En revanche nous n'avons échangés aucun mot.

Le soir venu, quand tout le monde est couché, je reste dans ma chambre. Il n'est pas question que je retourne au ponton. Adrien doit surement m'y attendre et le paysage me rappelerait tout ce que j'ai fait de mal hier. Je reste alors dans mon lit, à fixer les lattes du lit au-dessus du mien. Les mains derrière la tête et les pieds croisés, je peux prendre du recul.

En y repensant, je ne peux m'empêcher de penser que je mérite tout ce qui m'arrive et que ce n'est qu'une punition. J'ai été égoïste et j'en paie les conséquences. Or rien ne me dit que je ne vais pas recommencer et c'est ce que je redoute le plus.

Trois coups sur ma porte attirent mon attention. Puis des chuchotements suivent :

- Je peux rentrer ?

C'est Adrien. Malgré moi, je me lève et je colle mon oreille contre la porte.

- Non, je réponds.

- Je veux te parler.

- Non.

- Si, je veux te parler.

Je sens dans sa voix que c'est important, et qu'il est impliqué.

- Je préfère ne pas rester dans le couloir, si je suis vu, je suis foutu parce que je respecte pas la règle. Je ne veux pas réveiller les petites, et j'ai pas vraiment envie que tout le monde entende ce que j'ai à te dire.

Je secoue la tête, un sourire aux lèvres. La porte n'est pas fermée à clé, et ma combativité est au point mort. S'il veut rentrer, j'avoue que rien ne lui en empêche.

- Non, restes dehors ...

- S'il te plaît ...

Ces simples mots, prononcés comme il l'a fait font monter une boule dans ma gorge.

- Non ... Restes dehors ...

Ma voix craque.

- Julie, laisses moi entrer ...

Je sourie encore. J'aimerais lui dire qu'il peut rentrer, ou du moins j'aimerais qu'il le sache. Peut-être même que je veux qu'il rentre. Mais je n'ai pas envie en même temps.
Je ne dis rien, j'ai peur qu'on entende des pleurs dans ma voix alors que je ne pleure pas du tout, même si je suis sur le point de le faire.

- Je veux parler d'aujourd'hui ... De ce qu'il s'est passé entre nous ...

Je n'entends plus ce qu'il dit. Je ne sais pas par quel procédé, mais son ton, sa voix, sa présence réveillent en moi tous les sentiments que j'ai essayé d'enfouir aujourd'hui.

- Pourquoi tu es devenu si gentil soudainement ...

Finalement, ma phrase se termine par un sanglot et je m'accroupis.

- Julie ...

Mes larmes coulent encore plus. Je déteste la façon dont il prononce mon prénom. J'aimerais que jamais il ne le répète.

- Julie ...

- Arrêtes ! Arrêtes de dire mon prénom !

Ma voix sort de ma bouche instinctivement. Son ton rauque m'effraie, mais j'y décèle moi-même la tristesse derrière.

- Alors laisse moi entrer, je t'en prie !

À cet instant, je remercie cette porte qui me bloque l'accès aux yeux d'Adrien. Parce que si je les voyais, je sais qu'ils auraient ce reflet d'empathie qui me fait tant chavirer. Le problème c'est que c'est maintenant sa voix qui communique cette empathie.
Je ne me contrôle plus et je pleure à chaudes larmes sans me soucier du bruit que je fais. Mon front est posé contre la porte et mes bras sont pressés contre mon ventre. Je pleure à cause d'Adrien, parce que c'est lui qui refait rejaillir toute la tristesse que je ressens. De part sa voix, de part ses yeux, de part sa présence.

- Va t'en s'il te plaît, supplié-je. S'il te plaît Adrien.

J'espère qu'en disant son nom ça va être plus efficace tout comme lorsqu'il prononce le mien, je pleure plus.
Mais je n'entends aucune réponse de sa part. J'avoue avoir perdue toute notion du temps. Alors je me lève et me mets au lit. Je mouille mon oreiller de larmes. J'ai l'impression d'avoir trouvé toutes mes raison de pleurer : ma Mamie, mon frère que j'aime tant et que j'ai toujours aussi peur de perdre, mes parents qui ont tout traversé ensemble, Thomas, sa mère qui doit se sentir condamnée, son père et sa soeur qui doivent encaisser avec les épaules fortes, et moi qui suis perdue face au monde.

Et puis, lorsque le tissus est imbibé d'eau salée et que je reprends conscience, je me sens mieux. Vidée, fatiguée, épuisée, mais mieux. Comme si j'avais évacué une partie de ma tristesse.
Je peux alors me laisser divaguer à des choses plus douces qui me rassurent et me bercent pour me faire emporter par le sommeil.

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