Chapitre 2 (1) : De la famille dans une pochette surprise

Asura poussa un profond soupir, avant d'inviter les deux nouvelles venues à entrer sous le regard perçant des autres. Derrière elle, elle voyait Lina relâcher ses deux victimes, fixant les intruses avec stupéfaction et une pointe d'hostilité. Elle ne pouvait vraiment l'en blâmer, à vrai dire. Le nom de Kuronæris n'avait rien de commun à Azilis. Et les traits du visage de ces deux femmes achevaient de soulever bon nombre de questions pour une fille se croyant unique.

Elle avait beaucoup de choses à dire, il semblerait.

« Lina. Makhai. Niall. Vous trois et ces demoiselles allez me suivre dans le salon B. Nous avons beaucoup à dire. »

A l'entente de leur nom, les deux garçons se redressèrent, et allèrent rejoindre Lina, la même expression de surprise sur leurs traits communs. Pourquoi eux ? Ils regardaient la scène de loin, extérieurs au drame qui se jouait en ce moment même. Ils n'étaient pas censés y prendre part. La seule qui savait pourquoi elle les avait fait mander était Asura elle-même, et cette dernière préférait ne pas annoncer devant chacun des adolescents ses informations. Certes, les plus âgés et les membres de la première heure de la confrérie s'en doutaient sans doute, et Baku avait peut-être une vague idée du drame qui se jouait, en sachant le rapport particulier qu'il avait avec cette famille. Mais pour l'heure, ce n'était pas à elle de faire l'annonce à toute personne extérieure.

Elle ne laissa pas à qui que ce soit le temps de répliquer. Elle se contenta de prendre la tête d'un groupe, ne se réservant que quelques secondes pour s'arrêter devant Raiju et lui tendre une petite clé d'argent.

« Va libérer Mairù. Qu'on le veuille ou non, la fête est finie. »

L'adolescente écarquilla les yeux, repoussa la clé, tenta autant qu'il lui était possible d'éviter la tâche qu'Asura venait de lui confier. Tant à cause de ce qu'il fallait faire que de ce que cet acte impliquait. Et des conséquences derrière. Cependant, sa supérieure resta inflexible. Et après quelques secondes de refus silencieux, une Raiju beaucoup moins volubile, clé serrée dans son poing, se dirigeait vers la terrible porte rouge dans un silence de mort.

Cela laissa toute occasion à Asura de mener son petit groupe de cinq vers le salon qu'elle avait choisi.

Le salon B était une pièce située un peu à l'écart du hall principal. Il fallait traverser un couloir rempli de portes pour y accéder, et même en connaissant les lieux il était très facile de se perdre. Et pas seulement parce qu'un bâtiment facétieux s'amusait à changer les couleurs des portes tous les quatre matins. Bien que ce soit une très facile distraction, même pour une personne sachant s'en faire obéir.

Aujourd'hui, la porte de la pièce ciblée était d'un bleu roi rappelant sans équivoque la couleur de l'oeil gauche de Lina. Une facétie des lieux, à n'en pas douter. Peut-être l'avait-il changée à l'instant ou Asura avait souhaité se rendre dans le salon B. En tout cas, elle ne voyait pas d'autre raison, car lorsqu'elle poussa la porte, la pièce était toujours dans ces familiers tons chauds, les canapés bordeaux côtoyant des murs d'un beige presque blanc, et les meubles de bois dur complétant la pièce. La grande majorité des tableaux ornant les murs étaient des oeuvres représentant dans des tons jaune pâle à orange crépusculaire l'histoire d'Hindiale, et Asura plissa les yeux en voyant que quelqu'un avait rajouté l'ascension de Chrystophane III, premier Empereur d'Azilis. Sa figure surplombait le fauteuil dans lequel elle avait coutume de s'asseoir, et elle ne savait trop comment prendre ce symbolisme.

Elle prit place sur le coussin mordoré, jambes croisées, et fit signe à ses cinq interlocuteurs de faire de même. Chacun obtempéra, se jetant des regards en coin. Asura surprit beaucoup d'échanges silencieux entre Makhai et Niall, de même qu'un grand nombre de regards jetés par les deux garçons vers Lina. Niall, petit bonhomme aux cheveux rouge sang, triturait ses colliers avec une expression crispée, et Asura voyait très bien qu'il jouait avec son labret, faisant couler un peu de sang du trou où il était planté. Les dénommées Kami et Phoebe, elles, paraissaient bien plus sereines. Cela n'aurait pas étonné Asura qu'elles se doutent du sujet de leur conversation.

Elle les fixa un long moment avant de soupirer. Le moment qu'elle avait redouté était arrivé.

« J'imagine que vous vous demandez pourquoi tous les cinq.

— Un peu qu'on se demande, grommela Lina. Merde, Asura, tu peux m'expliquer ? Pourquoi ces deux-là débarquent comme ça en pleine fête d'anniversaire et pourquoi elles portent le même nom de famille que moi ?!? »

Elle s'était sans doute retenue d'ajouter «Et pourquoi Makhai et Niall sont concernés aussi ?» mais Asura pouvait le sentir dans sa voix. Elle haussa les épaules. De toute façon elle allait devoir répondre à toutes ces questions.

Asura avait toujours haï ce genre de révélations, ce moment où elle devait dire à quelqu'un qu'elle en savait plus que lui sur son compte. Elle avait déjà fait ça avec nul autre que Mairù lorsque ce dernier lui avait demandé, il y a de ça si longtemps, qui était sa mère. Elle avait dû faire de même avec Eale sur un sujet tout autant épineux que la famille. Et aujourd'hui elle allait devoir rendre des comptes à non pas une personne, mais cinq. Dont une qui lui était très chère et dont elle portait une grande affection à la relation qu'elles entretenaient.

Elle poussa un profond soupir avant de commencer.

« Ce sont des affaires de famille.»

Évidemment, comme elle le pensait, les deux nouvelles venues n'avaient pas frétillé d'un poil. Par contre, à côté d'elles, Makhai écarquilla les yeux alors que Niall se mettait à se ronger les ongles. Lina, de son côté, ne bougeait pas d'un poil. Elle se contentait de regarder Asura avec une colère que la sous-chef savait justifiée.

« Vous appartenez tous les cinq, soupira-t-elle, à la même fratrie, et vous avez le même père. Ledit père appartenait à Asaris avant votre venue, et m'a laissé une liste comptant toutes les femmes à qui il avait été susceptible de faire un enfant, et vous y êtes tous. »

Elle ne voulait pas ajouter les quelques mots qui trottaient sur sa langue alors qu'elle disait cette phrase, «accompagnés de beaucoup d'autres». Elle se doutait bien que c'était déjà un choc suffisant pour Lina d'apprendre qu'elle avait au moins quatre adelphes. Inutile de lui donner un aperçu du réel caractère de son père. Elle en aurait déjà bien assez de ressentiment.

Le silence qui régnait après l'annonce d'Asura ne fut brisé que quelques minutes, plus tard, par une Phoebe qui s'était levée, et se penchait vers Makhai avec un grand sourire.

« Alors comme ça t'es mon grand frère ? Nul, t'étais mignon !

— Inceste ou pas t'avais aucune chance, chérie, pouffa Makhai. Je suis gay, en couple et pas près de quitter cet état !»

Niall éclata de rire sur ces mots, vite suivi par Phoebe, puis Kami, qui remplirent la pièce de leur hilarité alors que leur... Leur grand frère pointait ses doigts dans leur direction, un sourire victorieux aux lèvres. La discussion ne tarda pas à s'animer. Asura ne put bientôt plus discerner que quelques mots, qui la rassurèrent sur la légèreté avec laquelle les Kuronæris nouvellement découverts avaient pris la nouvelle. Elle crut même entendre Niall lancer d'une toute petite voix qu'il avait toujours voulu avoir des frères et soeurs, et qu'il était content que cela puisse se réaliser, même en de telles circonstances. Un léger sourire se dessina sur les lèvres de la sous-chef, alors que son corps se détendait sous le coup du soulagement. Tout compte fait, peut-être avait-elle eu tort de s'inquiéter...

« Depuis quand ? »

Son sourire s'effaça aussitôt de ses lèvres. Elle venait de croiser le regard de Lina. Froid, crispé et rempart d'un tourbillon d'émotions qui ne pouvaient qu'être négatives. Un regard empli de ressentiment.

« Depuis combien de temps es-tu au courant, Asura. »

C'était la question qu'elle avait redoutée.

Elle soutint le regard de Lina, affrontant quelques instants la tempête de rage qui régnait dans ses yeux vairons. Parfaitement consciente qu'elle méritait cette colère, elle se laissa s'en imprégner quelques instants, reconnaissant sa culpabilité aux yeux de son amie, qui ne le serait peut-être plus totalement après cette pesante nouvelle. Et puis, elle ferma les yeux, avant de lâcher d'une voix égale :

« Avant ton arrivée. »

Lina se redressa. Sans mot dire, elle fixa Asura droit dans les yeux, avant de se tourner vers ses frères et soeurs et cracher :

« Je vous laisse digérer votre nouvelle fraternité en paix dans l'amour et les câlins. Moi, je dois aller digérer le fait qu'alors que je ne connais absolument rien sur ma famille, mon amie la plus proche savait qui était mon père et combien j'avais d'adelphes avant même que je ne la rencontre.»

La porte claqua dans un grand bruit, laissant derrière le panneau de bois cinq personnes sidérées devant tant de violence.

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