Prologue : C'était un jour ordinaire

— Attends, tu vas tout renverser !

Allison Baker referma précipitamment la portière de sa voiture. C'était une belle femme d'une trentaine d'années, qui n'avait rien perdu du corps de gymnaste qu'elle possédait à l'adolescence. Grande et mince, en dépit de ses jambes musclées, elle avait un teint hâlé et des cheveux clairs qui s'accordaient à merveille. Ses prunelles dorées illuminaient un visage au nez aquilin et aux lèvres charnues. Vêtue d'un gilet en laine pour se protéger de la fraîcheur matinale et d'un pantalon en lin, elle revenait du supermarché.

Jane, sa fille de six ans, avait déjà ouvert le coffre pour décharger les courses. Souhaitant se rendre utile, elle tentait de soulever un sac presque aussi lourd qu'elle. Petite, chétive et souffrant de timidité maladive, elle contrastait avec l'assurance qui émanait de sa mère. Celle-ci, malgré quelques réprimandes affectueuses, s'efforçait de l'aider à prendre confiance en elle, ce qui n'était pas une mince affaire.

L'enfant leva ses grands yeux noisette vers Allison lorsqu'elle vint à son secours. Elle s'empara du sac d'une seule main et lui en confia un autre, qui ne contenait rien de plus que des paquets de céréales. Avec un sourire un peu déçu, Jane accepta de le prendre.

— J'aimerais tellement être forte comme toi, Maman, déclara-t-elle d'une voix aiguë.

— Tu as encore le temps pour ça. À ton âge, je te ressemblais beaucoup. Tu verras, tout vient à point à qui sait attendre.

Jane acquiesça en s'efforçant de paraître convaincue et Allison ébouriffa ses boucles blondes, qui étaient soigneusement coiffées jusqu'à présent. Elle lui pinça ensuite la joue, puis la précéda sur les marches du perron.

La famille Baker habitait une grande maison dans l'Illinois, à une vingtaine de kilomètres à peine du cœur de Chicago, où Garrett, le mari d'Allison, travaillait comme informaticien. Ils jouissaient de la proximité de la ville tout en savourant le calme dont ils bénéficiaient en s'en tenant à l'écart.

Allison s'immobilisa sur le paillasson, Jane sur ses talons. La fillette en profita pour essuyer les semelles de ses chaussures, afin de ne pas salir l'intérieur. Cela fait, elle jeta un regard interrogateur à sa mère, qui n'avait toujours pas bougé.

— C'est curieux..., murmura-t-elle, l'air surpris. La porte n'est pas fermée.

Le panneau bâillait d'une demi-douzaine de centimètres. Allison ne l'avait pas verrouillé au moment de partir, car son mari et son fils étaient restés sur place, mais elle était certaine de l'avoir fait claquer derrière elle en sortant.

Elle haussa un sourcil, puis franchit le seuil. L'entrée donnait sur un hall exigu, à l'extrémité duquel s'élevait l'escalier conduisant à l'étage. Allison abandonna sur le tapis le sac qu'elle tenait entre ses bras et plaça ses mains autour de sa bouche, en porte-voix :

— Chéri ! Nous sommes revenues !

Pas de réponse. Garrett était probablement sorti acheter des donuts à l'angle de la rue voisine, comme il le faisait souvent les week-ends, ce qui expliquait pourquoi son épouse avait trouvé la porte entrouverte. Il s'était montré plus distrait qu'elle.

Leur fils, Ethan, devait quant à lui être étendu sur son lit, ses écouteurs dans les oreilles, le volume de sa musique réglé au maximum. Allison connaissait bien ses petites habitudes. Elle n'insista pas, certaine qu'il ne l'entendrait pas même si elle s'égosillait.

D'un geste, elle invita Jane à la suivre dans la cuisine, où la fillette pourrait commencer à déballer les courses pendant qu'elle achèverait de vider le coffre de la voiture.

Quand Allison revint, surchargée, Jane était en train de remplir consciencieusement le réfrigérateur avec des yaourts et de la crème fraîche. La femme la contempla, une ébauche de sourire sur les lèvres, avant d'aller lui ouvrir la porte du congélateur, car l'enfant était trop petite pour atteindre la poignée.

— Tu peux monter t'amuser, si tu veux, dit Allison en lui prenant des mains une boîte de surgelés. Je vais finir.

épéter. Elle aimait bien aider sa mère, mais elle préférait nettement jouer avec ses poupées. Elle quitta la pièce en sautillant tandis qu'Allison se chargeait de ramasser ce qui traînait encore.

Sitôt qu'elle eut terminé, elle contourna la table qui occupait le centre de la cuisine et se dirigea vers la fenêtre, d'où elle avait vue sur la rue. Elle espérait y apercevoir son mari, mais il n'y avait qu'un homme en jogging, accompagné de son chien. Curieux... D'ordinaire, il ne fallait qu'une dizaine de minutes pour se rendre au café et en revenir.

Sans doute Garrett avait-il croisé un ami ou un collègue avec qui il avait tenu à prendre un verre. Il n'était pas rare que cela se produise. Allison rabattit le rideau qu'elle avait soulevé et entreprit de préparer le déjeuner, en espérant que son époux ne tarderait pas.

— Maman ?

Allison sursauta, manquant de lâcher le fouet avec lequel elle remuait une sauce destinée à assaisonner la salade, lorsque Jane l'interpella depuis l'encadrement. Elle semblait contrariée par quelque chose.

— Qu'est-ce qu'il y a, ma puce ?

— C'est Ethan. J'ai voulu lui demander de jouer avec moi, mais il m'a pas répondu quand j'ai frappé à sa porte.

— Il doit encore être avec son MP3, tu sais bien.

— C'est pour ça que je suis entrée, sauf qu'il est pas dans sa chambre.

— Il n'est pas..., répéta Allison avant de s'interrompre. Bah, il a sûrement suivi Garrett.

Sa bouche se tordit pour former une grimace au moment de prononcer ces mots. La situation commençait vraiment à lui paraître étrange. Une demi-heure s'était écoulée depuis leur retour du supermarché, or il n'y avait toujours aucune trace de son mari et, comme si cela ne suffisait pas, son fils semblait également s'être volatilisé.

— Jane, tu veux bien surveiller l'eau que j'ai mise à bouillir, s'il te plaît ? la pria sa mère. Je vais voir s'ils n'ont pas laissé un mot dans le salon.

L'enfant, docile, se posta face à la plaque de cuisson sur laquelle chauffait le contenu aqueux d'une casserole, pendant qu'Allison regagnait le hall. Elle pouvait comprendre que Garrett ait omis de vérifier s'il avait bien fermé la porte pour une brève absence, mais elle jugeait anormal qu'il ait fait preuve d'une telle négligence s'il savait qu'il en avait pour un certain temps, en particulier si Ethan l'accompagnait et que la maison demeurait sans surveillance.

Allison commençait à redouter le pire. Peut-être son époux avait-il reçu un coup de fil inattendu ? Et si un membre de sa famille était malade, raison pour laquelle il aurait quitté le domicile en toute hâte ? Elle ne connaissait guère ses proches, à l'exception de quelques cousins éloignés, car les parents de Garrett étaient tous les deux morts avant leur rencontre, mais cela lui paraissait être une hypothèse plausible.

Allison ne pénétra pas immédiatement dans le salon, se figeant devant l'entrée. Elle avait un mauvais pressentiment, pourtant elle refusait de croire qu'un drame, quel qu'il soit, ait pu s'abattre sur les siens. Ils menaient une vie si paisible... Pourquoi le destin s'en prendrait-il à eux maintenant ?

Elle inspira profondément et actionna la poignée. Le battant s'entrouvrit lentement. Les secondes semblaient défiler au ralenti, comme dans un film d'angoisse. Même dans ses pires cauchemars, cependant, Allison aurait été incapable de s'attendre à ce qu'elle découvrit de l'autre côté.

Elle hurla.

— Maman ! s'exclama aussitôt Jane depuis la cuisine. Maman, pourquoi est-ce que tu cries ?

Elle mit un moment à réagir. En entendant sa fille la rejoindre dans le couloir, Allison parvint à s'arracher à l'affreuse vision qui s'offrait à elle pour regarder Jane par-dessus son épaule. Les yeux baignés de larmes, la voix brisée, elle ordonna laborieusement :

— Ne reste pas ici ! Monte dans ta chambre.

— D'accord, mais pourquoi...

— Fais ce que je te dis !

D'un geste brusque, elle désigna l'escalier vers lequel Jane se dirigea, tête basse. Allison avait perdu toutes ses couleurs ; elle était pâle comme la mort. Son corps, calé contre le chambranle, fut parcouru de violents soubresauts lorsqu'elle ramena son regard vers l'intérieur de la pièce.

Le salon, d'ordinaire impeccable, était maculé de sang. Des taches écarlates souillaient les murs, le canapé et une bonne partie du mobilier. Une épaisse flaque rougeâtre imbibait le tapis qui occupait le centre du parquet.

Cette vue lui donnait la nausée, de même que l'odeur ferrugineuse qui émanait des alentours. Allison dut faire de gros efforts pour ne pas vomir, voire s'évanouir. Que s'était-il passé ici ? Où se trouvaient Garrett et Ethan ? Se pouvait-il qu'ils soient... Non !

Allison tomba à genoux et éclata en sanglots. Dire que la journée avait commencé de la façon la plus naturelle qui soit ! Comme tous les samedis, elle était partie faire les courses de la semaine avec Jane. Pourquoi fallait-il qu'à son retour, elle découvre une pièce pareille à une scène de crime alors que son mari et son fils étaient introuvables ?

À quatre pattes, car elle ne se sentait pas la force de se remettre debout, elle avança jusqu'au guéridon, où était posé le téléphone. Son pantalon ne tarda pas à être lui aussi couvert du sang qu'elle balayait sur son passage, sans en avoir réellement conscience.

Son cerveau lui donnait l'impression d'être enveloppé dans du coton, à croire qu'on lui avait injecté une forte dose de morphine. Ses pensées se bousculaient, son effroi se mêlait à son incompréhension et elle était incapable de se concentrer. Elle fixa le clavier chiffré pendant plusieurs minutes avant de se souvenir du numéro pourtant simple de la police.

Quand quelqu'un décrocha, après une longue série de sonneries diverses, Allison crut qu'elle n'arriverait pas à parler. Ses paroles restaient bloquées au fond de sa gorge dès qu'elle essayait de s'exprimer. Seuls quelques borborygmes réussirent à franchir ses lèvres.

— Veuillez donner le motif de votre appel, s'il vous plaît, insista l'homme au bout du fil, qui soupçonnait vraisemblablement un canular.

— I-Il s'est p-passé... d-des choses a-atroces chez moi. Venez vite !

— Votre nom et votre adresse, madame.

Allison lui communiqua ces informations d'une voix si tremblante que son interlocuteur dut la faire répéter à plusieurs reprises pour être certain d'avoir tout compris.

— Gardez votre calme, madame. J'envoie une voiture tout de suite. Elle sera chez vous dans les plus brefs délais.

Allison raccrocha et s'effondra sur le sol, en pleurs. Pourvu qu'ils se dépêchent. Pourvu qu'ils se dépêchent...

***

Un avion en provenance du Japon venait d'atterrir à l'aéroport de Memphis. Les passagers débarquaient allègrement, pour la plupart des Américains qui revenaient de leurs vacances au pays du soleil levant. Ils affichaient des mines réjouies, signe que le vol s'était bien passé.

Une seule personne ne semblait pas partager cette gaieté ambiante. Il s'agissait d'une femme à l'allure particulière. Son visage, âprement marqué par la vie, la faisait paraître plus âgée qu'elle ne devait l'être en réalité, soit entre trente-cinq et quarante ans.

Elle portait un costume pour homme d'une blancheur immaculée, avec lequel contrastaient ses cheveux noirs et raides. Ils étaient remontés sur l'arrière de son crâne où ils formaient un chignon serré, dégageant ses traits aux origines asiatiques évidentes. Elle ne possédait qu'un bagage, une valise sur l'anse de laquelle ses doigts arachnéens étaient crispés, comme si elle avait peur que quelqu'un tente de la lui arracher.

Elle avait demandé à un chauffeur de la prendre directement sur la piste d'atterrissage, mais malgré la grasse somme virée sur son compte personnel, il ne paraissait pas décidé à faire preuve de ponctualité.

— Un souci, madame ? s'enquit l'une des hôtesses chargées d'aider les passagers à débarquer.

— Non, aucun. Je pensais simplement que ma voiture serait ici.

La femme descendit les marches de l'escalier pliable jusqu'au sol, la démarche altière et le maintien droit. Un steward l'attendait en bas. Quand elle fut à sa hauteur, il s'inclina avec respect et elle daigna poser sur lui ses yeux bridés.

— Madame Smith, votre taxi arrive.

Un véhicule anthracite aux vitres teintées traversait la piste, ses pneus crissant sur l'asphalte. Elle remercia l'homme en uniforme d'un signe de tête et celui-ci lui baisa la main avec déférence.

— J'espère que vous avez fait un agréable vol à bord de notre compagnie, madame, et que nous vous reverrons bientôt.

— Merci, mais je viens à peine de rentrer. Laissez-moi le temps de retrouver les États-Unis.

Le steward eut un petit rire auquel son interlocutrice répondit par un regard blasé, soulignant le fait qu'il n'y avait pas de quoi plaisanter. Elle lui tourna ensuite le dos pour se diriger vers la voiture qui l'attendait, à quelques mètres de là.

Elle ouvrit la portière avant, s'installa aux côtés du chauffeur qui ne cilla même pas, et plaça sa valise sur le tapis, calée entre ses mollets. Elle sortit une paire de lunettes de soleil de sa poche pendant que le conducteur appuyait sur l'accélérateur et dissimula ses iris sombres derrière les verres fumés.

Rachelle Smith était de retour.

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