Chapitre 2 : Faire face
Déjà adolescente, Allison était sublime. Les garçons de son lycée n'avaient d'yeux que pour elle, mais aucun ne semblait digne de son attention. Gymnaste émérite, elle se concentrait sur son sport et sur ses entraînements. Elle ne voulait pas se laisser distraire par des futilités telles que des amourettes.
Sa rencontre avec Garrett fut différente. Elle avait fait sa connaissance par hasard, au cours d'un championnat. Lorsqu'elle avait reçu sa médaille d'or, celui qui n'était encore qu'un inconnu à ce moment-là avait été le premier à se lever de son siège pour l'applaudir à tout rompre. À partir de cet instant, Allison n'avait plus réussi à détacher son regard du gradin où il se trouvait.
Garrett avait tout pour lui plaire. Joli garçon, de cinq ans son aîné, il était élégant, intelligent et cultivé. S'il lui avait paru un peu imbu de sa personne, au début, ce défaut s'était vite estompé pour laisser place à un véritable gentleman.
Allison était âgée d'à peine dix-sept ans quand Garrett et elle avaient commencé à se fréquenter. Celle qui s'annonçait comme la favorite des prochains Jeux olympiques avait désormais un nouveau centre d'intérêt dans sa vie. Elle renonça d'ailleurs à sa carrière, et donc à ce prestigieux évènement, le jour où son médecin l'informa qu'elle était enceinte.
Elle n'était pas encore mariée lorsqu'elle accoucha d'Ethan, mais Garrett et elle convolèrent durant les semaines qui suivirent la naissance de leur fils. Il devint leur joie et leur fierté. Allison, reconvertie en femme au foyer, passait ses journées à le choyer, tandis que son époux le couvrait de cadeaux.
L'enfant montra très vite des capacités intellectuelles supérieures à la moyenne. Il apprit à jouer aux échecs à l'école maternelle, alors que ses camarades, eux, savaient à peine se servir d'un crayon. Ses parents l'inscrivirent dans un club, où il remporta de nombreux tournois.
Ethan était aussi mature que talentueux. Il ne voulait pas tomber dans le cliché du garçon qui n'utilisait que sa tête et choisit de pratiquer la natation en parallèle. S'il tenait ses compétences cérébrales de son père, ses aptitudes physiques lui venaient de sa mère. Là encore, il se révéla être un véritable prodige.
Allison ne cessait de repenser à ces jours heureux pendant qu'elle attendait, pelotonnée en boule sur le canapé de Paige, le regard fixé sur le téléphone silencieux. La police l'appelait régulièrement, sans jamais rien lui apprendre de nouveau, faute d'indices. La seule chose qu'ils avaient pu affirmer avec certitude, c'était que le sang prélevé dans son salon appartenait bien à Garrett et à Ethan, mais depuis, l'enquête était au point mort. En dépit de cela, Allison ne parvenait pas à réfréner ses espoirs dès que la sonnerie retentissait.
— Café ? proposa Paige en pénétrant dans la pièce.
Sa sœur leva vers elle ses yeux gonflés par les larmes. Elle ne mangeait plus, ne dormait plus. Elle passait ses journées assise, immobile, à ne rien faire d'autre que patienter, priant pour un miracle.
— Non merci, souffla-t-elle d'une voix rauque.
— Alli, il faut que tu te ressaisisses ! Tu ne peux pas continuer à te morfondre constamment.
— Ça ira mieux lorsque ces incompétents auront retrouvé mon mari et mon fils.
Paige ignora la remarque de son aînée. Elle n'aimait pas la voir dans cet état. Allison était au bord du gouffre et un seul pas suffirait à l'entraîner dans les abîmes de la folie. Elle était négligée, au point de paraître presque souffreteuse, ce qui ne lui ressemblait pas. Si sa cadette pouvait comprendre son chagrin, elle n'approuvait pas le fait qu'elle se laisse abattre.
À force de passer des heures à ruminer et à souhaiter le retour des siens quand la police elle-même n'y croyait plus, Allison était incapable de se focaliser sur autre chose. Elle en oubliait presque sa fille, qui devait se contenter des bons soins que Paige lui prodiguait.
— Tu as besoin d'aide, Jane chérie ? demanda cette dernière en retrouvant sa nièce dans la cuisine.
Après la disparition de Garrett et d'Ethan, l'enfant et sa mère étaient toutes deux venues s'installer chez Paige. Allison ne supportait plus de vivre dans sa maison, et encore moins d'entrer dans le salon. Elles avaient donc emménagé ici pour quelque temps, malgré la petitesse de l'appartement.
Les trois quarts des jouets de Jane étant restés chez elle, elle manquait cruellement d'occupation et s'ennuyait beaucoup. Paige essayait de lui trouver des activités à pratiquer, pas toujours en adéquation avec son jeune âge, mais l'initier à la cuisine avait été une bonne idée.
Jane était debout, perchée sur un petit tabouret pour être à hauteur du plan de travail, et mélangeait dans un saladier en plastique une épaisse pâte couleur chocolat. Les bras et le visage de la fillette étaient couverts de salissures, mais son tablier protégeait ses vêtements.
— Je crois que j'ai fini, Tata. J'ai suivi toute la recette.
— Tu as ajouté le sucre ? Une mesure de farine ?
— Oui, Tata. Tout comme tu m'as dit.
— Parfait. Nous allons pouvoir mettre ta préparation au four.
Paige souleva l'enfant, légère comme une plume, pour lui faire regagner le sol, puis versa la pâte à gâteau dans un moule en silicone de forme rectangulaire, sous l'œil attentif de la petite pâtissière.
— Une demi-heure de cuisson est nécessaire pour que le cœur soit fondant, indiqua Paige en programmant le minuteur. Tu ferais bien d'en profiter pour aller te débarbouiller, sans quoi je me sentirai obligée de te faire cuire, toi aussi.
Jane éclata de rire avant de s'exécuter. Sitôt qu'elle eut quitté la cuisine, un bruit strident retentit. Paige sursauta, ne parvenant pas à s'habituer à la sonnerie du téléphone qu'Allison avait montée au maximum. Cette précaution était inutile, puisqu'elle ne s'éloignait de toute façon jamais du combiné.
La jeune femme se précipita dans le salon, où sa sœur s'était déjà jetée sur l'appareil. Au début, Allison écouta attentivement ce que le policier au bout du fil avait à lui dire, mais elle finit par s'emporter :
— Quel est l'intérêt de m'appeler si c'est pour m'apprendre que vous n'avez fait aucune avancée ? À quoi est-ce vous servez, hein ? Je veux qu'on me rende mon mari et mon fils ! C'est votre travail, alors retrouvez-les !
Elle s'apprêtait à raccrocher au nez de son interlocuteur quand Paige s'interposa. Elle essaya d'arracher le téléphone des mains d'Allison, ce qu'elle ne réussit à faire qu'au terme d'une âpre lutte, afin de le porter à son oreille. D'une voix calme, elle se présenta.
— Oh, mademoiselle Harrow ! s'exclama un timbre masculin. Ici l'inspecteur Wild. Je suis désolé, mais ce n'est pas ma faute si nous n'avons toujours rien qui soit susceptible de nous mettre sur la piste de votre belle-famille.
— Je ne vous fais pas de reproches, monsieur. Je vous prie simplement d'accepter mes plus plates excuses pour le comportement d'Allison. J'ai bien peur que le désespoir la rende agressive envers tout le monde.
— Je comprends. Cette réaction est assez fréquente dans l'entourage des victimes. Pardonnez-moi de ne pas pouvoir me montrer plus utile. Dites à votre sœur qu'elle sera la première informée dès qu'il y aura du nouveau.
Paige remercia l'inspecteur, puis mit fin à la communication. D'un geste sec, elle débrancha la prise du téléphone et le souleva du meuble sur lequel il était posé pour le caler sous son bras.
— Je peux savoir ce que tu fais ? demanda Allison.
— J'en ai plus qu'assez de t'entendre traiter les policiers comme des moins que rien lorsqu'ils te contactent ou lorsqu'ils tardent au contraire à le faire. Je te signale qu'ils font leur maximum pour retrouver Garrett et Ethan. À défaut de leur témoigner de la reconnaissance, tu pourrais au moins cesser de les insulter.
— Leur maximum, ce n'est pas suffisant ! Ils les auraient déjà localisés, sinon. Quant à toi, repose ce téléphone tout de suite.
— Il n'en est pas question. Dorénavant, c'est moi qui prendrai les appels.
— Tu n'as pas le droit !
— Bien sûr que si, répliqua Paige. Aurais-tu oublié qu'il y a deux jours, tu as envoyé paître mon patron sous prétexte qu'il monopolisait la ligne ? Tu es chez moi, je te signale.
Allison se renfrogna et sa cadette aussi, à la mention de cet épisode. En parallèle à ses études de droit, elle travaillait en tant que stagiaire dans le cabinet d'un avocat réputé, à qui elle avait dû présenter quantité d'excuses et d'explications pour justifier la conduite peu louable de sa sœur.
— Si tu n'es pas satisfaite, il me semble que tu as un portable, non ? Tu peux toujours... Eh ! Où vas-tu comme ça ? s'exclama Paige en voyant Allison se lever.
— Faire un tour. J'ai envie de prendre l'air.
— Toute seule ? Tu ne veux pas que je t'accompagne ?
— Merci, mais je n'ai pas besoin d'une nounou, rétorqua son aînée.
— À voir le comportement que tu as eu ces derniers jours, je dirais que si.
Allison l'ignora. Elle traîna les pieds jusqu'à la porte et disparut dans le couloir. Quelques secondes plus tard, Paige entendit le battant de l'entrée claquer en se refermant derrière elle.
Depuis leur enfance, elle avait toujours été la plus mature des deux, bien qu'elle ait quatre ans de moins qu'Allison. Elle n'avait jamais réussi à comprendre sa sœur, ni à approuver ses choix. Si Paige avait été à sa place, elle aurait refusé de se marier dès la sortie du lycée, même avec un homme aussi estimable que Garrett, et elle n'aurait surtout jamais renoncé à une carrière aussi brillante que celle qui se profilait devant Allison à cette époque.
Paige poussa un soupir, puis quitta le salon en emportant le téléphone avec elle. Une fois qu'elle l'eut installé dans sa chambre, sur la table de nuit, elle retourna dans la cuisine. Jane, nettoyée de son chocolat, la rejoignit peu après. Ensemble, elles supervisèrent la cuisson du gâteau. Une délicieuse odeur envahit progressivement l'appartement.
Quand Paige jugea la pâtisserie fondante à souhait, elle éteignit le four. À l'aide d'une manique, elle sortit le moule et le déposa sur la table, où elle attendit que son contenu refroidisse avant de le placer dans une assiette. Elle en coupa deux parts, une pour Jane et une pour elle, qu'elles nappèrent de crème anglaise.
Elles les dévorèrent goulument, à grands coups de cuillère, après quoi Paige débarrassa et mit le lave-vaisselle en marche. Elle proposa ensuite à sa nièce de faire une partie de cartes et s'appliqua à la laisser gagner, car elle savait que cela la réjouissait.
Tandis que Jane enchaînait les plis victorieux, sa tante multipliait les regards en direction de l'horloge murale. Allison était partie depuis plus d'une heure, et cela commençait à l'inquiéter. Elle tenta de la joindre sur son portable à trois reprises, en vain. Sa sœur refusait de décrocher.
— Dis, ma puce, tu accepterais de me rendre un service ? demanda Paige alors que Jane savourait son triomphe.
— Bien sûr, Tata ! Qu'est-ce que tu veux ?
— Je trouve que ma chambre manque d'ornements et je sais que tu fais les plus jolis dessins de tout l'Illinois. Est-ce que tu pourrais en réaliser un pour moi, avec beaucoup de couleurs et de personnages ?
— Oui, Tata.
Paige adorait Jane, et c'était réciproque. La fillette se soumettait sans rechigner à l'autorité des adultes. Sa tante savait qu'en la laissant seule un moment avec une boîte de feutres et quelques crayons, elle ne ferait pas de bêtises.
— Je te préviens, j'ai l'intention de découvrir un chef-d'œuvre quand ce sera terminé, dit-elle une fois qu'elle eut installé Jane sur la table basse du salon.
— T'inquiète, tu seras pas déçue !
La jeune femme esquissa un sourire triste en voyant sa nièce se mettre à l'ouvrage, assise sur un coussin moelleux. Jane ne méritait pas de traverser une telle épreuve, même si elle l'affrontait avec la candeur d'une enfant de son âge. Pour elle, Garrett et Ethan étaient toujours prisonniers d'une vile sorcière.
Paige verrouilla la porte de son appartement à double tour en sortant sur le palier. Elle s'en voulait de laisser Jane ainsi, sans surveillance aucune, mais pour l'heure, sa priorité était de retrouver Allison.
Une pluie fine tombait sur Chicago. Comment Paige pourrait-elle localiser sa sœur dans une ville aussi immense ? Même elle, qui y vivait depuis plusieurs années, était loin d'en connaître tous les recoins. Où Allison avait-elle pu aller ?
Paige fit à deux reprises le tour du quartier d'immeubles résidentiels dans lequel elle habitait, puis s'aventura dans les zones environnantes. Elle croisa des garçons encapuchonnés qui rentraient chez eux en courant après avoir été interrompus au milieu d'une partie de basketball par la météo. Elle leur demanda s'ils n'avaient pas aperçu une femme correspondant à la description d'Allison, mais ils secouèrent la tête en signe de dénégation.
— Bon sang, Alli ! Où es-tu ?
Les gouttelettes se transformèrent en violente averse et Paige ne tarda pas à être glacée jusqu'aux os. À cause de ce rideau aqueux qui s'abattait désormais sur la ville, elle ne voyait presque plus rien autour d'elle, si bien qu'elle jugea préférable d'interrompre ses recherches. Qui plus est, elle avait laissé Jane seule trop longtemps.
Lorsqu'elle rentra chez elle, la première chose qu'elle fit fut de se précipiter dans le salon pour vérifier que sa nièce allait bien. Elle ouvrit la porte à la volée, les vêtements dégoulinants. La fillette, qui travaillait toujours assidûment sur son dessin, protesta :
— Eh ! Ne regarde pas, Tata ! J'ai pas fini.
— Je n'ai rien vu, rassure-toi. Dis-moi, ta mère est-elle revenue pendant mon absence ?
— Non, pourquoi ? Elle aurait dû ?
— C'est que... Une émission de télévision qu'elle adore va bientôt commencer. Elle sera très déçue si elle manque le début.
— On peut pas lui enregistrer ? C'est ce que Papa fait toujours quand il rate un match de baseball.
— Oui, très bonne idée. Je... Euh...
Paige ne trouva pas la force d'inventer un mensonge supplémentaire. D'une certaine manière, elle admirait la naïveté de Jane, qui la protégeait de la cruauté de la vie, mais d'un autre côté, elle s'en voulait de rentrer elle-même dans ce petit jeu malsain qui consistait à édulcorer la vérité. Tôt ou tard, la fillette prendrait conscience de la sinistre réalité.
Contrairement à Allison qui cherchait à entretenir son propre espoir, Paige ne préservait que celui de sa nièce. La jeune femme avait cessé de croire qu'il était possible de retrouver Garrett et Ethan, encore moins vivants.
Quatre à quatre, elle gravit l'escalier jusqu'à l'étage, s'engouffra dans sa chambre et fondit sur le téléphone. Elle pianota un numéro sur le clavier, puis attendit durant des secondes qui lui parurent interminables que quelqu'un décroche. Assise sur son lit, elle frappait machinalement son oreiller avec le plat de la main.
— Inspecteur Wild, police de Chicago. Que puis-je pour vous ?
— Inspecteur ? C'est Paige Harrow... Pardonnez-moi de vous déranger, mais Allison a quitté mon appartement tout de suite après votre appel, et je suis sans nouvelles d'elle depuis lors, ce qui m'inquiète. J'ai essayé de la joindre sur son portable, mais je tombe sur la messagerie.
— Elle l'a sûrement éteint. Tâchez de garder votre calme, mademoiselle Harrow. Je vais passer quelques coups de fil et envoyer une voiture patrouiller les rues. Nous allons la retrouver.
Paige répondit d'un hochement de tête, oubliant que soninterlocuteur ne pouvait pas la voir. Elle avait la vague impression d'avoirdéjà entendu cela pour Garrett et Ethan.
*****
Fin de l'extrait ! J'espère que ce début vous a plu. Vous pouvez retrouver le roman dans son intégralité sur Amazon : L'autre vérité, publié sous le pseudonyme de Mary Elise ;-)
Merci pour votre lecture !
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top