Prologue : Les demi-sœurs
Il était plus de seize heures lorsque trois coups, frappés à la porte d'entrée de l'appartement, brisèrent le silence qui y régnait. Bien qu'elle attende cette visite, cela n'empêcha pas Viviane Murat de sursauter, debout face à la cafetière qu'elle venait de mettre en marche.
Grande et très mince, elle était âgée de quarante-cinq ans et les années se lisaient sur son visage, marqué par la fatigue. Ses yeux bleus, en plus d'être ridés dans les coins, étaient soulignés par des cernes noirâtres. Ses joues étaient creuses, son front plissé.
Malgré cela, elle prenait soin de conserver une apparence élégante. Ses cheveux mordorés étaient bien coiffés ; ils formaient un chignon serré sur sa nuque, d'où aucune mèche ne s'échappait. Quant à sa tenue, elle se composait d'un blazer d'excellente fabrication, qu'elle portait par-dessus un chemisier blanc, et d'un pantalon en lin. L'ourlet dévoilait une paire d'escarpins pointus.
Viviane fit tournoyer la tasse en faïence qu'elle tenait entre ses doigts, puis la posa sur le plan de travail pour tirer sur les deux pans de sa veste afin de les rajuster. Chacun de ses gestes était circonspect et ce fut d'un pas presque automatisé, pareil à celui d'un robot, qu'elle quitta la cuisine pour se rendre dans le vestibule.
Sa froideur naturelle se manifestait dans son allure autant que dans son caractère. Sans se départir de la mesure dont elle faisait preuve, elle plaça sa main sur la poignée de la porte d'entrée, qu'elle actionna. Lentement, elle fit pivoter le battant sur ses gonds.
Dans l'encadrement, elle découvrit son visiteur, ou plutôt sa visiteuse. Une femme se tenait devant elle, droite et fière. Elle affichait une expression joyeuse, accentuée par le sourire éclatant qui étirait ses lèvres. Sa chevelure blond foncé, tirant sur le châtain, pendait follement de part et d'autre de son délicat minois.
Jessica Charigue n'avait que cinq ans de moins que sa sœur, mais elle avait réussi, contrairement à Viviane, à conserver physiquement une parcelle de sa jeunesse. Elle était sublime, avec ses yeux rieurs de la couleur d'un ciel d'été et son teint légèrement hâlé. Son allure était plus négligée que celle de son aînée, mais elle n'avait pas besoin d'y accorder de l'importance pour être jolie.
— Excuse-moi, je suis très en retard, confessa-t-elle d'une voix chantante. J'ai dû tourner en rond pendant un bout de temps avant de parvenir à trouver une place où me garer.
— Ce n'est pas grave. Les enfants ne rentreront pas de l'école avant un bon moment. Entre, je t'en prie.
Viviane s'écarta pour permettre à Jessica de pénétrer à l'intérieur. Elle en profita pour observer une nouvelle fois les nombreux points communs qui trahissaient leur parenté. Elles avaient un menton pointu similaire, un nez fin identique et la même manie de remuer machinalement les doigts de la main gauche lorsqu'elles entamaient une conversation.
— Ils ne se sont toujours pas habitués à moi ? interrogea Jessica, tandis que sa sœur l'escortait jusqu'au salon.
— Il est extrêmement difficile de savoir ce que pense Thomas depuis l'accident. Il n'a pas seulement perdu la parole, mais aussi toute envie de communiquer, du moins j'en ai l'impression. En ce qui concerne Marion...
Viviane se tut. En dire plus n'était pas nécessaire pour que Jessica comprenne ce à quoi elle faisait allusion. Elles ne s'étaient rencontrées qu'à une seule reprise, jusqu'à présent, et l'adolescente avait fait montre d'une hostilité farouche à l'égard de sa tante, qui ne faiblissait pas. Sa mère avait essayé de la raisonner, en vain.
— Je peux concevoir qu'elle ait du mal à se faire à tout ça, affirma Jessica. Après tout, il y a six mois à peine, je n'existais pas encore, ni pour toi ni pour eux.
— C'est le cas, désormais. Il serait inutile de le nier et je ne le regrette pas. La vie m'a offert une sœur au moment où j'en avais le plus besoin. Enfin, une demi-sœur.
Viviane n'avait pas revu son père depuis l'âge de cinq ans et n'avait eu aucune nouvelle de lui jusqu'à ce que, un semestre plus tôt, elle reçoive une lettre inattendue de la main de Jessica, qui était alors une parfaite inconnue. Leur géniteur avait révélé à sa fille cadette son autre paternité trois ans auparavant, après qu'on lui eut diagnostiqué un cancer duquel il était en rémission complète, en dépit d'un mauvais pronostic initial.
Jessica avait attendu longtemps avant d'oser se dévoiler aux yeux de son aînée. Elle ne l'aurait même jamais fait si, en tentant d'en apprendre davantage sur Viviane à distance, elle n'avait pas eu vent de la tragédie qui l'avait frappée récemment, à savoir le décès de son mari, Alexandre. Jessica avait décidé de lui témoigner son soutien dans cette épreuve.
Elle s'était attendue à être repoussée et elle n'aurait pas blâmé Viviane de réagir ainsi, mais à son grand étonnement, sa sœur l'avait accueillie dans sa vie sans hésitation. Elle s'appliquait à mettre de côté son tempérament réservé en présence de Jessica, de manière à lui paraître plus chaleureuse, même si cela requérait beaucoup d'efforts de sa part.
Viviane avait l'âme solitaire et cela n'avait fait que s'intensifier depuis qu'elle était devenue veuve. Bien qu'elle soit une talentueuse avocate, spécialiste du droit de la famille et dont la réputation n'était plus à faire, elle avait des difficultés à échanger avec autrui. Elle n'avait que des collègues, pas d'amis, et ne cherchait pas à nouer des relations. Asociale était le qualificatif qui la décrivait le mieux.
Cela lui posait des problèmes avec ses enfants, en particulier avec sa fille, Marion. Âgée de dix-sept ans, elle était en perpétuel conflit avec sa mère et elles traversaient toutes deux une période délicate.
Si Alexandre avait eu un don inné pour communiquer avec l'adolescente, Viviane était loin de se montrer à la hauteur de la tâche qu'il lui avait laissée. Elles avaient toutes les peines du monde à s'entendre et Marion ne faisait rien pour rendre les choses plus faciles. Au contraire, elle semblait toujours tendre à envenimer la situation.
— Pourquoi tenais-tu à me voir, aujourd'hui ? s'enquit Viviane lorsque Jessica et elle eurent pris place, chacune dans un fauteuil.
Le petit salon dans lequel elles se trouvaient était confortable. Une grande porte vitrée donnait sur le balcon de l'appartement et permettait aux rayons du soleil d'éclairer l'intérieur d'une lumière naturelle. Ils apportaient aussi une agréable tiédeur dans la pièce, où une table basse, recouverte d'un napperon en dentelle, faisait face au canapé en cuir. Les sièges des deux femmes étaient installés à proximité du buffet, sur lequel trônait la télévision éteinte.
— Les vacances d'été approchent, dit Jessica, et je me demandais si tu avais déjà des projets.
— J'ai l'intention de m'octroyer deux ou trois semaines de congé pour m'occuper des enfants. Ma relation avec Marion se dégrade de jour en jour, et même si je préférerais éviter ça, il va bien falloir que je me résolve à prendre le taureau par les cornes avant que ça devienne véritablement nocif pour nous deux. Pourquoi cette question ?
— L'an passé, mon mari a acheté une vieille maison, en Normandie, qu'il a fait entièrement rénover. Les travaux viennent de s'achever et nous projetions de nous y rendre, mais comme il est très occupé avec son entreprise, il ne peut se permettre de quitter Lyon. Je n'ai pas très envie d'y aller seule avec mes fils, alors j'ai songé que, peut-être, tu accepterais de te joindre à nous. Avec Marion et Thomas, naturellement.
Viviane s'accorda un instant de réflexion. Jessica et elle, le jour de leur rencontre, s'étaient promis de rattraper les quarante années qu'elles avaient perdues, à condition que cela soit possible. Elle aurait été ravie de pouvoir passer du temps en compagnie de sa sœur, mais elle n'était pas certaine qu'accepter son invitation soit le meilleur choix à faire.
— Je ne sais pas trop, avoua-t-elle. La psychologue de Thomas pense qu'il a besoin d'équilibre et de sécurité. L'emmener à l'autre bout du pays, auprès de gens qui lui sont complètement étrangers ou presque, risquerait de provoquer un dépaysement total. Et Marion... Elle te déteste, même si j'ignore les raisons qui la poussent à te vouer une telle antipathie.
— Je pense que c'est justement un excellent motif pour que nous nous retrouvions tous ensemble. Justin n'a que trois ans de plus que Thomas, je suis persuadée qu'ils s'entendront à merveille. Je ne connais personne de plus amical et adorable que lui. Pour ce qui est de Marion, j'ose espérer qu'en me côtoyant, elle finira par s'apercevoir que je ne suis pas un monstre. Les gens ont souvent peur de ce qui est nouveau.
— Tes fils savent qu'ils ont un cousin et une cousine ?
— Depuis peu, mais oui, je le leur ai révélé. De même qu'à mon mari. Il a d'ailleurs été plus choqué qu'eux lorsque je lui ai appris que j'avais une sœur. Toujours est-il que Justin est très impatient de faire votre connaissance.
— Et Tristan ?
L'expression enjouée que Jessica affichait s'effaça pour laisser place à un visage beaucoup plus hésitant. Elle caressa sa nuque d'une main nerveuse, tout en s'efforçant de conserver un sourire, désormais crispé, sur ses lèvres.
— Tristan est... C'est un cas à part. On va dire que ça ne lui fait ni chaud ni froid.
— Vraiment ? insista Viviane, suspicieuse.
— Oui, je t'assure. Il... Je mentirais si j'affirmais que tout ça l'a réjoui, mais il ne l'a pas mal pris pour autant. Il se montre indifférent à l'égard de nombreux sujets. Celui-ci en fait partie. Que veux-tu ? J'imagine que c'est notre lot à toutes les deux : l'adolescence n'est pas une période facile à traverser.
— Je vois. Il n'empêche que je ne suis pas sûre... J'ai peur que ça fasse beaucoup trop d'un seul coup. Thomas est fragile, Marion très instable et...
— Je te promets que tout se passera bien. Je suis convaincue que nous réunir durant quelques semaines nous sera bénéfique à tous. Je veillerai à ce que ton fils se sente à son aise et je me montrerai patiente et indulgente avec ta fille.
Viviane ne releva pas, mais elle songea que sa cadette venait de marquer un point. Elle était de loin la femme la plus compréhensive qui soit. Pour preuve, Jessica avait rapidement deviné, lors de leur première rencontre, que sa sœur ne tenait pas à parler de leur père. Par conséquent, elle évitait de le mentionner.
Malgré cela, Viviane doutait que son doux caractère soit suffisant pour lui attirer la sympathie de Marion. Elle était aussi entêtée que Jessica était attentionnée, et si elle s'était mise en tête de la repousser, rien ne parviendrait à la faire changer d'avis. Lorsque Viviane en fit la remarque, son interlocutrice répliqua aussitôt, catégorique :
— Je ferai l'impossible pour que ça fonctionne, car je souhaite de tout mon cœur que vous passiez ces vacances avec nous. Je tiens à ce que nous formions une vraie famille, toi et moi.
— Il faudra que je traîne Marion de force jusqu'en Normandie, tu en as conscience ? Et je mettrai ma main au feu qu'une fois là-bas, elle se montrera infernale dans l'unique but de me faire regretter de l'avoir emmenée.
— Oui, je m'en doute, mais ce n'est pas grave. Au moins, ça me laissera une chance de lancer une opération séduction qui lui donnera peut-être la volonté de m'accepter. Je suis prête à supporter ses foudres aussi longtemps que nécessaire si ça me permet de la rendre moins hostile.
— Tu risques d'être déçue si tu échoues, remarqua Viviane.
— C'est vrai, mais j'aurai essayé. Je pourrai dire que j'ai fait tout ce qui était en mon pouvoir pour réussir.
— Je te préviens, ce sera à tes risques et périls.
— Je les encourrai s'il le faut, décréta Jessica. Dois-je en conclure que tu es d'accord ?
— Au point où nous en sommes, j'imagine que ma relation avec Marion ne saurait être pire qu'elle ne l'est actuellement si je la conduis contre son gré en Normandie et que je lui impose ta présence.
— Va savoir. En dépit de ce que tu penses et de ce que le médecin de Thomas prétend, c'est peut-être ce dont vous avez besoin. Un bon dépaysement, de la nouveauté... Je ne vois rien de mieux indiqué pour tenter de prendre un second départ. N'oublie pas que j'ai étudié la psychologie par le passé.
Viviane n'était pas convaincue. Si Jessica restait toujours positive, elle-même était le pessimisme incarné. Elle admirait la confiance que sa sœur plaçait en l'avenir, mais elle était incapable de la partager. À ses yeux, il ne suffisait pas de parcourir quelques centaines de kilomètres en direction du nord-ouest de la France pour voir les choses s'améliorer. Rien n'était jamais aussi simple, dans la vie.
— Nous viendrons, capitula-t-elle, faisant fi du scepticisme qui l'habitait. En tout cas, j'admire le courage dont tu fais preuve. C'est ce qu'il te faudra avec Marion. Moi... Je n'ai ni la bravoure nécessaire, ni la facilité déconcertante que possédait Alexandre pour me comporter avec elle.
— Ne t'inquiète pas, ça va aller. Je ne prétends pas que ce ne sera pas houleux les premiers temps, mais... Ça ira. Je sais que ça ira.
Jessica appuya ses propos d'un hochement de tête, avant de se pencher et d'étendre sa main pour presser le poignet de Viviane, qui reposait sur l'accoudoir du fauteuil. Elle lui adressa un sourire plein d'entrain, auquel son aînée se força à répondre. Si, sur le plan physique, leur parenté était indéniable, sur le plan moral, elles ne se ressemblaient en rien. L'une était débordante de vivacité et de bonne humeur, l'autre tout le contraire.
— Ne nourris quand même pas trop d'espoirs, conseilla Viviane.
— Si nous ne pouvons plus espérer, que nous reste-t-il à faire, dans ce cas ? N'est-ce pas le propre de l'humanité ? Être capable de croire que demain sera meilleur qu'aujourd'hui ?
Viviane s'abstint de répondre à sa question, pour la simple et bonne raison qu'elle avait tendance à penser l'inverse. Pour elle, chaque jour qui s'annonçait risquait d'être pire que le précédent. La mort tragique de son époux l'avait confortée dans cette optique.
Elle aurait voulu se fier à Jessica, à sa certitude de réussir, mais elle n'y arrivait pas. Se contenter de lui donner sa chance était son maximum, et cela représentait déjà beaucoup.
— Je te laisse fixer la date de notre séjour, proposa la cadette après avoir jeté un regard à l'horloge, qui indiquait seize heures quarante-cinq. Est-ce que tu as toujours mon numéro de portable ?
— Il est sauvegardé dans la mémoire de mon téléphone depuis que tu me l'as confié.
— Parfait. Dans ce cas, appelle-moi lorsque tu auras eu l'occasion de parler à Marion et à Thomas, histoire que nous finalisions les détails. L'été sera bientôt là.
Viviane se leva sans un mot. Elle ignorait comment elle allait s'y prendre avec sa fille et son instinct lui soufflait qu'elle devrait sûrement abuser de son autorité parentale. Elle n'était pas aussi pédagogue qu'Alexandre avait pu l'être, ce qui la contraignait souvent à user de ce procédé pour se faire obéir de l'adolescente. Et encore, cela ne fonctionnait pas à chaque fois.
— Je suis vraiment heureuse, déclara Jessica quand Viviane la raccompagna sur le palier. Tu ne peux pas savoir à quel point l'idée de nous réunir me comble de bonheur.
— Je te souhaite de ne pas avoir à t'en mordre les doigts, c'est tout.
— Fais-moi confiance, Viv. Il faut simplement laisser le temps au temps, et c'est exactement ce que je prévois de faire. À présent, je me sauve. J'aurai tout le loisir de voir tes enfants en Normandie, mais pour l'instant, je pense qu'il vaut mieux éviter, non ? Il ne s'agirait pas de mettre Marion dans de mauvaises dispositions avant que tu lui aies annoncé la nouvelle.
— C'est préférable, en effet. Elle sera bien assez furibonde dès que j'aurai mentionné ton nom...
Jessica prononça quelques paroles d'encouragement, puis embrassa Viviane sur chaque joue. La femme mit quelques secondes à réagir ; elle n'avait jamais été très réceptive à la tendresse. Elle posa maladroitement sa main sur l'épaule de sa cadette, qu'elle tapota doucement.
Elle lui adressa ensuite un bref signe de tête, juste avant que Jessica tourne les talons pour se diriger vers la cage d'escalier. Lorsque sa sœur se fut éloignée, Viviane poussa le soupir qu'elle contenait depuis un moment. Dans quelle histoire avait-elle accepté de se laisser embarquer ?
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