Chapitre 1 : S'opposer

Adossée au muret en pierre qui entourait le collège, Marion laissa tomber son sac de cours à ses pieds, sans se soucier d'abîmer son contenu, et repoussa une mèche auburn derrière son oreille. Peignée à la va-vite avant de partir pour le lycée, des cheveux s'échappaient de sa queue-de-cheval.

Elle portait une tenue simple, constituée d'un pantalon et d'un chemisier noirs. Ces habits n'étaient pas destinés à la mettre en valeur, mais à ce qu'elle se sente à son aise dedans, ce qui était le cas. Elle avait retiré sa veste, calée dans le creux de son coude, car les températures étaient particulièrement élevées, ce jour-là.

Le soleil brillait si fort qu'il aveuglait ses yeux anthracite, sur lesquels se recourbaient de longs cils. À plusieurs reprises, elle dut cligner des paupières pour chasser les larmes de gêne que cette puissante lumière provoquait. Les rayons caressaient la peau claire de son visage et dissimulaient en partie les quelques taches de rousseur qui la pigmentaient.

Il n'y avait pas d'ombre dans les environs et, comme il était exclu pour Marion de s'éloigner du portail de l'établissement scolaire, elle allait devoir continuer à supporter cette atmosphère oppressante. Elle se réconforta en voyant les élèves affluer vers la sortie. Elle n'aurait plus à patienter très longtemps.

Au milieu de ce flot d'enfants, son frère paraissait encore plus petit qu'à l'accoutumée. Thomas portait un cartable presque aussi large que lui, qui le faisait pencher vers l'avant. Son nez retroussé pointé en direction du sol, il évitait de regarder devant lui. En dépit de cela, il parvenait à ne bousculer personne. Sa chevelure blonde, coiffée avec soin, frémissait sous l'effet de la brise tiède.

Il ne marchait pas très vite, mais il pressa l'allure lorsqu'il aperçut Marion et, dès qu'il fut à sa hauteur, la serra dans ses bras. Son aînée, ravie par cette marque d'affection, embrassa le sommet de son crâne, juste avant qu'il lève ses prunelles bleu clair vers elle.

Marion adorait Thomas, et il l'appréciait tout autant. Depuis la mort de leur père, elle se sentait plus que jamais responsable de lui. Elle s'occupait de lui, l'aidait à résoudre ses problèmes et lui offrait une épaule sur laquelle il pouvait s'appuyer quand il en ressentait le besoin.

— Tout s'est bien passé, aujourd'hui ? Les autres ont cessé de se moquer de toi ?

Le garçon acquiesça d'un bref hochement de tête. Les taquineries étaient courantes, à l'âge de douze ans, mais celles de ses camarades avaient fini par le blesser. Une semaine plus tôt, Marion avait dû se résoudre à parler avec son professeur principal pour qu'il mette un terme à tout cela. Elle refusait que le mutisme de Thomas fasse l'objet de plaisanteries mesquines.

S'ils ne gardaient aucune séquelle physique de l'accident de voiture dans lequel leur père avait perdu la vie, ils en souffraient encore mentalement. Ils auraient dû s'estimer heureux de s'en être sortis indemnes, mais ce n'était pas le cas. Le fait d'avoir survécu à Alexandre ne leur simplifiait pas la tâche.

Thomas n'avait pas prononcé un mot depuis lors. Un examen avait prouvé qu'il n'avait pas perdu la faculté de la parole ; c'était son esprit qui faisait barrage. Les sons ne sortaient pas de sa bouche, même lorsqu'il essayait d'en émettre. Six mois de séances régulières avec une psychologue n'avaient pas su remédier à cela.

Le traumatisme de Marion n'était pas aussi flagrant, mais pas moins gênant que celui de son frère. Elle ne parvenait plus à dormir. Elle était la proie de vils cauchemars, qui lui faisaient revivre la terreur de la collision. Le seul moyen qu'elle avait d'y échapper était de prendre les somnifères que son médecin lui avait prescrits, ce qui ne l'enchantait guère.

À cause des effets secondaires, elle souffrait de troubles de la concentration. Cela lui était préjudiciable en classe, où elle avait des difficultés à suivre. En plus d'avoir accumulé un retard considérable après le drame, elle ne réussissait pas à le rattraper. Les épreuves anticipées de son baccalauréat auraient lieu sous peu, mais Marion était déjà sûre qu'elles se solderaient par un cuisant échec.

— Rentrons à la maison, proposa-t-elle à Thomas. Nous boirons un bon jus d'orange et je t'aiderai à faire tes devoirs.

C'était une autre raison à son manque d'assiduité. L'adolescente accordait un temps considérable au travail de son cadet pour qu'il n'ait pas de problèmes au collège, au détriment du sien. Il fallait bien que quelqu'un s'en charge. Leur mère passait ses journées dans le cabinet où elle exerçait, et lorsqu'elle rentrait, elle oubliait généralement de s'assurer qu'ils n'avaient pas besoin d'elle.

Autrefois, les enfants pouvaient compter sur leur père. À présent, ils se soutenaient mutuellement. Même si Viviane n'était pas vraiment désagréable, elle était lointaine, voire inaccessible, et Marion avait renoncé depuis bien longtemps à la rapprocher d'eux.

Tout ce qu'elles parvenaient à faire, toutes les deux, c'était se quereller sans cesse. Elles ne s'écoutaient pas, ne s'entendaient pas, et Thomas se sentait trop souvent mal à l'aise au milieu de leurs discordes. Marion, quand elle s'en apercevait, se promettait de prendre sur elle, mais elle n'y arrivait jamais. Il ne se passait pas une semaine sans que sa mère et elle s'opposent sur un sujet quelconque. Le reste du temps, elles évitaient de s'adresser la parole plus que nécessaire.

Le lycée et le collège, qui se jouxtaient, étaient situés à une dizaine de minutes à pied de l'appartement dans lequel ils résidaient. Comme ils avaient l'habitude de parcourir cette distance au quotidien, ils ne prêtaient pas attention au trajet. Ce jour-là, pourtant, un détail attira l'œil de Marion.

Ils étaient à mi-chemin de chez eux lorsque la jeune fille remarqua, de l'autre côté de la rue qu'ils arpentaient, un visage qui lui paraissait vaguement familier. Il appartenait à une femme blonde, à la démarche gracieuse et à la silhouette attrayante. Marion la fixa avec insistance, jusqu'à ce qu'elle disparaisse dans une venelle.

Un problème ? interrogea Thomas.

Il s'exprimait en langue des signes, dont sa sœur avait elle aussi fait l'apprentissage afin de pouvoir le comprendre. Il l'utilisait rarement, préférant se cantonner à de simples mouvements de la tête ou à des regards éloquents, sauf quand il ne pouvait pas faire autrement.

— J'ai cru voir... Non, rien. Sûrement mon esprit détraqué qui m'a encore joué un sale tour. Fichus somnifères...

Marion n'était pas totalement convaincue par ce qu'elle venait de dire. Elle aurait volontiers parié que cette passante n'était nulle autre que Jessica Charigue, la demi-sœur de sa mère. Il s'agissait également de sa tante, d'un point de vue biologique, mais l'adolescente nourrissait un tel mépris à son encontre qu'elle était incapable de la considérer comme telle.

Sa ressemblance avec Viviane était saisissante, en tout cas aux yeux de Marion. À cause de cela, elle n'avait presque aucun doute sur l'identité de la femme qu'elle avait aperçue.

Elle se renfrogna. L'existence de Jessica suffisait à la mettre en colère. Au moins, elle n'avait pas eu à la supporter comme le jour où sa mère avait tenu à la leur présenter, mais le simple fait de savoir qu'elle était venue chez eux l'agaçait.

Ils atteignirent leur immeuble et Marion sortit un trousseau de sa poche. Tandis qu'elle enfonçait une clé dans la serrure de la porte principale, elle s'efforça de redonner à ses traits une expression détachée. Viviane ne devait pas soupçonner qu'elle avait croisé Jessica, sans quoi elle tiendrait à aborder le sujet, or la jeune fille ne souhaitait pas en parler.

Ce fut dans le silence le plus complet que le frère et la sœur montèrent côte à côte les marches qui les séparaient du troisième étage. Comme leur mère se trouvait déjà dans l'appartement, le battant de l'entrée n'était pas verrouillé. Ils n'eurent qu'à le pousser.

Sitôt qu'ils eurent pénétré dans le vestibule, une délicieuse odeur sucrée de pâte en train de dorer les assaillit. Thomas, gourmand, la huma instinctivement, mais Marion se montra plus méfiante. Des beignets ? C'était inconcevable. Viviane n'était pas de celles qui s'installaient aux fourneaux pour préparer de bons gâteaux à leurs enfants.

— Ah, vous êtes là ! s'exclama-t-elle en surgissant hors de la cuisine. Votre journée à l'école s'est bien passée ?

Marion plissa les yeux. Voilà qui était encore plus inquiétant. D'ordinaire, Viviane ne se préoccupait pas de savoir comment se déroulaient leurs cours. Cela, ajouté à la pâtisserie, ne laissait rien présager de bon. L'adolescente redoutait le pire, et le pire portait un nom : Jessica.

Marion n'avait pas eu le temps de suspendre sa veste à la patère qu'elle pressentait déjà que tout ceci était une mise en scène. Elle soutint le regard de sa mère, qui fut la première à le détourner pour révéler :

— J'ai retrouvé l'appareil à donuts. Il était rangé au fond d'un placard, et j'ai pensé que je pourrais peut-être vous en faire quelques-uns. Thomas, tu adores ça, n'est-ce pas ?

Le garçon répondit par l'affirmative et Viviane lui adressa son habituel sourire crispé, comme si les muscles de ses lèvres ignoraient la façon dont il fallait s'étirer pour conférer un air bienveillant.

— Vous devriez vous installer à table, suggéra-t-elle. Ils ne seront pas prêts avant un petit moment. Commencez à faire vos devoirs, pendant ce temps.

Thomas obtempéra, mais Marion mit quelques secondes à lui emboîter le pas. Elle n'avait plus d'incertitude quant au fait que cette situation étrange ait un lien avec la présence de Jessica dans les environs. Sa mère prévoyait-elle de les réunir une nouvelle fois ? Comme si la précédente ne lui avait pas suffi...

Si Thomas était resté neutre et calme face à celle qui était censée être leur tante, Marion avait tout mis en œuvre pour lui faire comprendre qu'elle n'était pas la bienvenue parmi eux. Pour elle, Jessica ne comptait pas au sein de la famille. Ce n'était rien d'autre qu'une étrangère indésirable.

La jeune fille s'engouffra dans la salle à manger et, après avoir abandonné son sac contre le mur, tira la chaise adjacente au siège sur lequel son petit frère s'était assis. Elle s'y affala. Thomas avait conservé son cartable avec lui pour en sortir sa trousse, ainsi qu'un classeur rempli de feuilles.

— Une rédaction d'une page sur le thème de ton choix ? lut sa sœur dans son agenda. Tu ne devrais pas avoir beaucoup de mal à l'écrire, ton imagination est débordante.

Si Marion avait autrefois été assez douée dans les matières scientifiques, notamment en mathématiques et en physique, avant de négliger ses études, son cadet brillait dans des spécialités plus spirituelles, comme le français ou l'Histoire. Lorsqu'il était question de cela, il s'en sortait à la perfection, sans avoir besoin de son aide.

Est-ce que tu la liras ?

— Bien sûr que oui. Je pourrai aussi corriger tes fautes d'orthographe, même si ça m'étonnerait que tu en fasses.

Thomas la remercia, puis saisit son stylo plume pour se mettre à l'ouvrage. Il avait déjà achevé une quinzaine de lignes, sous l'œil attentif de Marion, quand Viviane les rejoignit dans la pièce, une large assiette qui disparaissait presque entièrement sous les beignets entre les mains.

— Ils sont encore chauds, prenez garde à ne pas vous brûler la langue et ne mangez pas trop vite.

Elle déposa le plat devant eux et sortit de sa poche les quelques serviettes en papier qu'elle avait apportées. Thomas en prit une après avoir repoussé ses affaires, et la déplia pour protéger la table des grains de sucre qui risquaient de se décrocher des donuts.

— J'ai..., commença Viviane avant de s'interrompre, car le regard dur de sa fille s'était immédiatement braqué sur elle. J'ai quelque chose à vous dire.

— Tiens, je ne m'y attendais pas du tout, maugréa Marion, suffisamment fort pour qu'elle puisse l'entendre. Laisse-moi deviner, c'est en rapport avec l'autre ?

Son inimitié envers la demi-sœur de sa mère était telle qu'elle ne prenait même pas la peine d'user de son prénom lorsqu'il lui arrivait – fort rarement – de devoir la mentionner.

— Elle s'appelle Jessica, et tu pourrais au moins faire l'effort de la nommer ainsi. C'est très irrespectueux.

Pour toute réponse, Marion éclata d'un rire méprisant. Ce n'était pas comme si elle se souciait de paraître polie à l'égard de sa tante, bien au contraire. Plus elle pouvait se montrer odieuse, moins elle s'en privait.

L'adolescente reposa le donut qu'elle avait saisi, sans l'entamer. Elle ne tenait pas à goûter l'hypocrisie contenue dans ces beignets. Comme elle l'avait soupçonné, Viviane ne les avait pas préparés pour leur faire plaisir, mais dans le but de les amadouer, Marion en particulier. Ce n'était toutefois pas ainsi qu'elle fonctionnait ; sa mère aurait dû le savoir, depuis le temps.

— Effectivement, ce que j'ai à vous annoncer n'est pas sans lien avec Jessica. Elle m'a rendu une petite visite, juste avant que vous arriviez. Sa famille possède une maison en Normandie et elle aimerait que nous passions une partie des vacances d'été là-bas, tous ensemble.

— Tous ensemble ? répéta Marion. Tu veux dire avec elle ?

— Avec elle et ses fils, pour être exacte. Elle tient à ce que nous fassions tous plus ample connaissance. Ils sont plus ou moins de votre âge et elle pense que vous pourriez sympathiser. Son cadet, Justin, a quinze ans, et Tristan, l'aîné, en a dix-neuf. Ils...

— Stop ! coupa la jeune fille. C'est bon, j'en ai assez entendu. Je me moque de savoir qui ils sont. Tu es sérieuse ? Passer nos vacances en Normandie ? Avec l'autre ? Et tu croyais vraiment que j'allais accepter ? C'est hors de question !

— C'est bien pour ça qu'il ne s'en agissait pas d'une. Jessica est persuadée que tu la détestes parce que tu ne la connais pas et elle insiste pour que tu apprennes à la découvrir sous son véritable jour. Elle ne te tient même pas rigueur de l'attitude pourtant rebutante dont tu as fait preuve lors de votre rencontre. C'est exactement ce dont vous avez besoin pour repartir sur de bonnes bases, alors que tu le veuilles ou non, nous irons là-bas.

— Sans moi. À quoi ça me servirait ? Même en m'enfermant dans une cave avec elle pendant un siècle, ça ne changerait rien à l'opinion que j'ai d'elle. Je ne l'aime pas, un point c'est tout !

— Tu ne l'aimais pas à la seconde où je t'ai annoncé avoir une sœur, or tu ne l'avais encore jamais vue. Tu t'es obstinée à la prendre en grippe dès le début, sans lui laisser une chance, et c'est justement ce qu'elle désire obtenir de toi. Une occasion de te prouver que vous pouvez vous apprécier, toutes les deux.

— Elle ne manque pas de toupet ! Elle fait irruption dans nos vies du jour au lendemain et elle se permet de vouloir être accueillie à bras ouverts ? Ne compte pas sur moi pour ça. Et puis, j'imagine qu'elle n'a pas besoin de ma bénédiction. Elle a déjà eu la tienne, c'est suffisant, non ?

— Quel est ton problème avec Jessica, à la fin ? Elle est gentille, amusante et...

Marion soupira. Elle n'avait pas l'intention de rester assise là, à écouter sa mère se répandre en éloges au sujet d'une femme qu'elle avait pris la décision irrévocable de détester. Sans crier gare, elle repoussa sa chaise, se mit debout et se coula hors de la salle à manger d'un pas décidé.

— Marion ! Reviens ici tout de suite ! Je n'ai pas fini de...

Viviane s'élança à sa poursuite, mais elle ne la rattrapa pas à temps. L'adolescente avait déjà remonté le couloir jusqu'à sa chambre, située tout au bout. Elle referma la porte derrière elle, avant d'en tirer le loquet. C'était une précaution nécessaire pour empêcher sa mère de la suivre à l'intérieur.

La démarche traînante, Marion s'approcha de son lit, sur lequel elle se laissa tomber mollement. Elle l'avait fait à la hâte, le matin même, car elle était en retard pour le lycée, si bien que sa couverture bâillait et que son oreiller était de travers. Elle les ignora pour prendre dans ses bras une peluche en forme de koala qui reposait sur sa table de chevet.

— Ton caprice ne sert à rien, tu le sais ? lança la voix de Viviane depuis le corridor. Tu viendras, un point c'est tout ! Je commence à en avoir plus qu'assez de ton mauvais caractère.

Marion ne répondit pas et enfouit son visage dans le poil doux et synthétique du marsupial en tissu. Comme son lit était placé dans un angle de la pièce, pour limiter l'espace qu'il occupait, elle se pelotonna dans la jointure que formaient les deux murs, puis ferma les yeux. Une larme roula le long de sa joue jusqu'à la fausse fourrure du koala, qui l'absorba.

Son père lui manquait terriblement, mais plus encore dans ces moments-là. Lui avait toujours su la comprendre, trouver les mots pour s'adresser à elle... Viviane en était incapable. Elle ne se souciait pas de ce que pensaient ou ressentaient ses enfants, elle se contentait d'agir de la façon qui semblait la plus simple à ses yeux, sans se demander si cela leur convenait.

Ainsi, lorsqu'elle désirait obtenir quelque chose d'eux, elle l'exigeait, exactement comme elle venait de le faire. Quand Marion tentait de s'opposer à elle, elle était punie. Les méthodes d'éducation de Viviane étaient autoritaires, alors que celles d'Alexandre avaient été pédagogues, et basées sur le respect de leurs émotions.

Marion se laissa glisser sur le flanc et s'étendit en chien de fusil, sa peluche serrée contre son ventre, tandis qu'elle continuait à sangloter en silence. Elle ne supportait plus cette situation, mais elle savait hélas que, à présent qu'Alexandre n'était plus là, rien ne la ramènerait à la normale.

Alors qu'elle essuyait ses cils humides avec la manche de son chemisier, un coup fut toqué par la porte de sa chambre. Elle se redressa et renifla bruyamment, pendant qu'on frappait derechef.

— Thomas ? murmura-t-elle.

Deux autres petites tapes résonnèrent pour lui confirmer qu'il s'agissait bien de son frère, et non de Viviane. Elle bondit sur ses jambes et, ses chaussettes en coton s'accrochant légèrement à la moquette prune qui recouvrait le sol, s'empressa d'aller lui ouvrir.

— J'imagine que Maman t'envoie me faire la morale, supposa Marion dès qu'elle eut convié Thomas à entrer.

Il répondit par la négative, avant de se laisser entraîner par sa sœur jusqu'à son lit, où elle l'invita à s'asseoir. Il s'exécuta et prit sur ses genoux le koala qu'elle avait abandonné lorsqu'elle s'était levée. Il le caressa machinalement, un voile de tristesse dans le regard.

J'aimerais bien découvrir la Normandie, finit-il par confier à l'aide de ses mains.

Marion se rembrunit, mais ne s'énerva pas. En dépit de ce que de telles paroles impliquaient, elle était incapable de se mettre en colère contre Thomas, elle qui éprouvait pourtant une fureur constante à l'égard du monde entier. Elle passa une main dans ses cheveux blonds, qu'elle ébouriffa doucement.

— Tu la découvriras. Maman va me traîner là-bas par la peau du dos, j'en suis sûre. Sitôt qu'elle se met quelque chose en tête, elle l'obtient, souvent à mes dépens. Et tout ça pour quoi, en l'occurrence ? Parce que l'autre l'a exigé.

Pourquoi détestes-tu Jessica à ce point ?

— Prétendrais-tu l'aimer, toi ?

Thomas haussa les épaules. Il n'avait vu sa tante que trop brièvement pour parvenir à se faire une idée de la personne qu'elle était, aussi n'était-il pas en mesure de l'apprécier, mais il ne la haïssait pas pour autant.

— Je la déteste parce que, après la mort de Papa, Maman n'a pas su être là pour nous, avoua Marion. Elle s'est contentée de nous envoyer consulter une psychologue, mais elle n'a pas une seule fois essayé de discuter avec nous. C'est à croire que nous ne l'intéressons pas.

Tu sais très bien que c'est faux. Elle a toujours été ainsi, c'est son caractère.

— Non. Elle ne l'est pas avec Jessica. Depuis le jour où elle l'a rencontrée, elle ne cache ni l'estime ni l'affection qu'elle lui porte, alors que c'est à peine si elle a un mot tendre pour nous, qui sommes là depuis toujours. Nous sommes ses enfants, mais elle ne s'occupe pas de nous, ou du moins pas comme elle le devrait. En revanche, lorsqu'il est question de sa sœur, elle est au garde-à-vous.

Elle a passé toute sa vie sans la connaître, je suppose qu'elle veut réparer ça.

— Justement, comment peut-elle le tolérer ? s'emporta Marion. Elle n'a pas revu son père depuis qu'elle était enfant et, des années plus tard, elle découvre qu'il a eu une autre fille, qu'il a aimée, qu'il a chérie, et pas elle. À sa place, moi, je ne pourrais pas l'accepter.

Mais tu n'es pas à sa place. C'est son choix, pas le tien.

— Son père a préféré Jessica, et elle est en train de faire la même chose avec nous. Je ne veux pas connaître cette femme, tout comme Maman ne fait rien pour nous connaître. Avant, nous avions Papa, mais maintenant, nous sommes juste toi et moi.

Je crois que Maman est un peu chamboulée, elle aussi. Elle a perdu son mari, puis Jessica est entrée dans sa vie. Elle a dû se raccrocher à elle à cause de ça. Pour surmonter la mort de Papa.

— Elle nous avait nous pour y parvenir. Visiblement, ce n'était pas assez.

Il ne faut pas dire ça...

Marion était persuadée du contraire. Si, justement, elle pouvait se le permettre. Quand Thomas se sentait mal, quand il avait de la peine, elle se hâtait de le prendre dans ses bras et de lui murmurer des paroles réconfortantes. Lorsque c'était elle qui souffrait de son chagrin, cependant, sur qui se reposait-elle ? Elle ne pouvait exiger ce rôle de son cadet. C'était à sa mère de le jouer, mais elle ne l'avait jamais fait.

Viviane aimait mieux agir contre sa volonté. Elle reprochait souvent à sa fille de chercher la guerre, mais l'adolescente se demandait si ce n'était pas plutôt elle qui la provoquait. Si sa mère l'emmenait en Normandie, comme elle semblait déterminée à le faire, Marion était certaine d'une chose : elle le lui ferait amèrement regretter. Sa haine envers Jessica en serait décuplée et, sitôt qu'elle se retrouverait face à elle, elle s'arrangerait pour lui faire payer le prix fort.

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