Chapitre 2

Pia

— Bonjour ! Y-a-t-il quelqu'un ?

Je réitère ma demande deux fois, avant de me décider à m'engager dans la chambre que j'ai à nettoyer. Un dernier coup d'œil dans la salle de bain adjacente, et je me décontracte : la suite est libre.

Sur le sol, de nombreux vêtements dispersés, que je me vois obligée de ramasser pour accéder au lit, me font soupirer de frustration. Tous masculins, dans un désordre inouï, de la chemise au boxer, en passant par le pantalon à l'envers et aux chaussettes. Une seule en l'occurrence, puisque je retrouve la seconde accrochée à la lampe d'appoint sur la table de nuit.

Je ne m'en étonne même pas. J'ai l'habitude, dans ce palace de luxe, que les clients ne prennent aucun gant avec les femmes de chambre : nous sommes juste bonnes à ramasser le bordel. Mais comme le client est roi, et que mon chef nous le répète avant chaque prise de service, j'exécute. Rien d'autre à rajouter.

De gestes assurés, je récupère les draps de la nuit, que je fourre dans le panier en tissu de mon chariot, et installe le linge tout propre sur le matelas. Ici, tout a intérêt à être impeccable, et je réalise mon travail avec sérieux. Le temps de tapoter l'oreiller et de caler les coins au carré, de nettoyer la salle de bain avec minutie et de remettre des serviettes propres sur les portiques, et je quitte la pièce en vérifiant une dernière fois l'état irréprochable de la suite.

Alors qu'une autre porte s'ouvre un peu plus loin dans le couloir, je stoppe mon chariot et attends patiemment que les clients s'éloignent. S'il y a une consigne somme toute importante, c'est de se faire discret. Alors je me pousse contre le mur et baisse la tête.

— Laisse tomber, ce n'est que moi, murmure la voix d'Héléna.

Surprise, je redresse le cou pour apercevoir le clin d'œil balancé par ma jolie collègue brune.

Elle referme la porte avec précaution, puis s'avance pour venir à ma hauteur.

— Ça va ? me demande-t-elle en fronçant les sourcils.

— Oui oui, pas de souci, je viens de finir la 312. Y avait personne.

— Impec ! s'exclame Héléna. Il ne reste plus que la 345, et on aura fini l'étage.

Tout en parlant, elle se cambre vers l'arrière, les mains calées contre ses reins, et se met à grimacer de douleur.

— Tu devrais faire une pause, lui suggéré-je en lui désignant son ventre. C'est pas prudent de trop bosser dans ton état.

Héléna me sourit, mais secoue la tête.

— Impossible, me répond-elle. Faut que je fasse mon taf. Tu sais, Flint en a rien à foutre que je sois enceinte ou pas. Il veut que je travaille, point.

Elle n'a pas tort : le chef du service entretien n'a qu'un seul objectif : que les chambres soient impeccables, et dans les temps impartis. Le reste, c'est pas son problème, et encore moins la grossesse de cinq mois de ma collègue et amie. Héléna est jeune, certes, mais malgré ses seulement vingt-trois ans, elle fatigue quand même à nettoyer et récurer.

De la main droite, elle cale une mèche brune échappée de son chignon strict derrière son oreille, et avise mon charriot derrière moi.

— Tu devrais descendre les draps et les éponges à la laverie pendant que je m'occupe de la dernière chambre, me suggère-t-elle. Comme ça, on aura fini plus vite.

— Ouh là, non, la contré-je. Je vais nettoyer la 345, t'en as assez fait pour aujourd'hui !

Mais là encore, elle m'arrête d'une main.

— Non, je préfère encore faire le ménage que de porter tout ça. C'est trop lourd pour moi, ça me casse le dos à chaque fois. En plus, il faut sortir les poubelles, et ça, c'est carrément horrible de soulever des charges aussi importantes. Je t'assure, tu me rends service.

Je fronce les sourcils, pas persuadée de la véracité du truc.

— T'es sûre ? reprends-je.

— Oh que oui, Pia. D'ailleurs, tiens, prends tout mon linge en même temps, j'arrive à peine à pousser mon charriot avec tout ça dedans.

J'acquiesce de la tête, me saisis des énormes ballots de tissu qui dépassent de sa panière, et les juche au-dessus du mien.

— Comme tu veux, conclus-je dans un sourire. Alors je descends ? T'es sûre ?

— Ouais ! s'exclame-t-elle en agitant la main. Vas-y, j'en ai pour moins longtemps à faire cette chambre que toi à trier le linge et à sortir les poubelles.

Elle n'a pas tort. Et pour ne pas perdre de temps, j'appelle au plus vite un des ascenseurs de service, réservé aux agents d'entretien pour ne pas imposer notre présence aux clients. Efficacité et discrétion sont le leitmotiv de la direction.

Lorsque le monte-charge s'arrête dans un soubresaut désagréable, je pousse avec force mon charriot tellement lourd qu'il s'ébranle à peine, et c'est une main sur le mur que je prends de l'élan pour le faire bouger enfin. Bon sang, Héléna avait raison, ce truc pèse une tonne !

La lingerie est vide, sans doute temporairement : les filles de service assurent un travail 24h/24 dans cet établissement. L'hôtel huppé permet aux résidents de pouvoir faire intervenir les lingères à n'importe quelle heure du jour et de la nuit, pour changer un drap souillé ou juste nettoyer une cravate.

— Salut Pia ! m'interpelle Linda, qui semble revenir des toilettes. C'est tout ce qu'il reste ?

— Non, il y a aussi le linge de la 345. Mais j'ai déjà ramené tout le reste de l'étage.

— Impec, me sourit la femme ronde qui s'active déjà à séparer les draps des éponges. T'as fini ton service du coup ?

— Presque. Je m'occupe des poubelles d'abord.

La Portoricaine opine du chef, tandis que je m'empresse de rassembler tous les détritus récoltés dans les chambres en quatre gros sacs, que je hisse du mieux que je peux sur mon dos. Peine perdue, il faudra que je fasse un deuxième voyage pour le dernier, c'est déjà plus que limite niveau poids. Je ne suis pas bien grande, et pas épaisse non plus. Ça n'aide pas.

Courbée, j'attrape la porte métallique de ma main libre, et entreprends de monter la dizaine de marches qui me conduisent au niveau de la rue arrière. Et dans un effort intense, je hisse les sacs dans l'une des énormes bennes qui occupent l'emplacement réservé à l'hôtel.

Lorsque je lâche le couvercle, qui se referme dans un bruit sourd de métal, je passe le dos de ma main sur mon front, où quelques gouttes de sueur ont perlé, bien que les températures soient plutôt clémentes de cette fin de matinée.

Mais malgré le ciel bleu qui me nargue au-dessus des immeubles environnants, rien ne me fera m'attarder plus longtemps dans le lieu : c'est sale et l'odeur est juste intenable, et quand un énorme rat déboule à quelques mètres de moi, il ne m'en faut pas plus pour rebrousser chemin et redescendre au sous-sol de l'hôtel.

Puis, chargée de ma deuxième cargaison, je réitère le même processus.

Mes pensées s'évadent vers mon appartement, et ces factures tout juste ouvertes que j'ai abandonnées hier soir sur la commode de mon salon, bien trop déprimantes. J'ai préféré regarder un film à la télé, mais j'ai bien conscience qu'aujourd'hui, il va bien falloir que je m'en occupe. Oh, rien d'impossible ! Je suis suffisamment sérieuse pour gérer mon budget au cent près. Mais savoir que je vais devoir rogner sur la part que j'avais espéré envoyer à ma grand-mère au Mexique me démoralise.

Bon, chaque chose en son temps. Peut-être qu'avec quelques heures sup, je pourrai tenir mes engagements envers mon Abuela ?

Je referme le couvercle avec délicatesse, et me retourne, quand, d'un coup, une vision m'arrache un cri venu de nulle part. Le bond que je fais n'a rien à envier au hurlement qui s'échappe de mes lèvres, quand je me rends compte qu'au milieu des sacs poubelle alignés contre le mur, un pied humain dépasse.

Oh, il est chaussé, heureusement, mais il ne s'agit pas juste d'une boots militaire en cuir abandonnée là : non, il y a bien une jambe qui y est accroché, sans aucun doute.

Partagée entre l'envie de fuir et la curiosité, je me dandine sur mes pieds en grimaçant. Bon sang, si c'est encore un cadavre, comme il y a deux mois de cela, je vais encore en avoir pour des heures ! La police m'a gardée pendant un sacré moment, quand j'ai trouvé un mort à ce même endroit, en septembre. Merde !

Deux solutions : soit je fais semblant de ne pas l'avoir vu, et je me barre discrètement, soit je vais devoir appeler la police. Et franchement, je suis bien tentée par la première solution. De toute façon, vu qu'il est mort... et qu'en plus, mes papiers de séjour ne sont pas tout à fait à jour...

J'amorce un pas vers l'escalier, mais me fige en haut de la première marche.

Allez Pia, tu peux le faire ! T'as envie de rentrer chez toi, non ?

Oh que oui ! Rentrer, m'enfermer, et ne plus sortir dans mon quartier tout pourri. Mes paupières se ferment, et j'avance le pied, avant de m'arrêter net.

Bordel ! Je ne peux pas faire ça !

Grognant contre moi-même, incapable de mener à bien ma décision, je me morigène de ne pas savoir dire non. Et désespérée par mon cas, je me retourne, pour regarder à nouveau la chaussure qui me nargue à trois mètres.

Oh, je pourrais me donner des baffes mentales ! Mais à quoi cela servirait-il ? Je me connais : trop honnête, trop gentille, et comme d'habitude, incapable de faire quelque chose en quoi je ne crois pas.

Je souffle, et me résigne à avancer.

Du pied, je balaie les sacs noirs qui m'empêchent d'accéder à l'individu. Un homme, si j'en crois la longueur de la silhouette. Même allongé, il est immense. De longs cheveux bruns, longs, qui camouflent son visage tourné vers le sol. Pâle, type caucasien, si j'en juge par son torse nu, vu qu'il ne porte qu'un pantalon noir. Musclé, très musclé. Glabre, de ce genre de type qu'on voit partout en couverture des bouquins de romance que j'achète parfois, quand les fins de mois me le permettent.

— Eh ben mon gars, murmuré-je. C'est pas terrible comme endroit, pour mourir.

Je pourrais avoir l'air bizarre, à parler à un cadavre, et surtout à ne pas hurler comme une folle en présence d'un mort. Mais vu que c'est le cinquième depuis que je bosse ici, en trois ans, je suis un peu... blasée ?

J'attrape mon portable dans la poche de ma blouse grise, mais avant que je ne puisse appuyer sur la moindre touche, je me mets à crier, prise par surprise : sa main vient de bouger. J'en suis sûre. Je cligne des yeux, en reculant instinctivement.

Merde, c'est quoi ce bordel ?

Mon cadavre bien vivant se met à s'agiter, et je me crispe en le voyant s'ébrouer. Bon au moins, je n'aurai pas à témoigner pendant des heures. Mais du coup, je suis censée faire quoi, là ? Attendre qu'il se lève et qu'il m'agresse ?

Mais fuis, gourdasse !

Pourtant, je ne bouge pas d'un pouce, ni n'amorce aucun geste alors qu'il se tourne sur le dos avec des gestes gauches. Et là, j'écarquille les yeux de stupeur : waouh ! Il est humain lui ? Ah bah oui, forcément, qu'il l'est ! J'ai beau lire des romances avec des extraterrestres de temps en temps, m'étonnerait qu'on en trouve dans la rue. Pourtant, il n'a rien à envier à Kratos, le premier nom qui me vient à l'esprit. Un physique de rêve et un visage sublime. Bordel c'qu'il est beau ! Un superbe spécimen masculin comme on en voit peu : une mâchoire virile, des yeux en amande avec de grands cils presque féminins, et des traits si fins qu'il pourrait être mannequin.

— Putain, ma tête ! gémit-il.

Et cette voix ! Mon Dieu ce timbre ! Viril, rauque et sexy.

Faut que je me reprenne, là. J'ai l'air d'une débile à me pâmer devant le premier beau gosse qu'elle rencontre. Mince, il est allongé par terre au milieu des poubelles ! Je suis dingue de rester là !

Lorsqu'il ouvre les yeux, et que ses iris d'un noir de jais rencontrent les miens, je devrais me figer. Mais visiblement, il me reste un brin de jugeotte ou tout du moins un reste d'instinct de survie, parce que je me carapate du plus vite que je peux. Je redescends les escaliers à la vitesse de la lumière, ouvre la porte si vite que je la referme en moins de deux secondes, avant de m'y adosser.

— Eh ! s'écrie Linda. On dirait que t'as vu un fantôme !

Je secoue la tête en ricanant devant ma réaction ridicule.

— Pas un fantôme, soufflé-je. Un extraterrestre super sexy.

— Hein ?

L'expression de ma collègue est unique, partagée entre la curiosité et l'ahurissement total, et je me mets à rire devant son air tordant.

— Laisse tomber, lui réponds-je en décollant enfin de la porte. Un super beau mec.

— Euh, t'es en train de me dire qu'il y a un canon à l'extérieur, et que ça t'a fait fuir ? Bordel, Pia, pourquoi tu me l'as pas ramené ?

— Peut-être parce qu'il est allongé au milieu des poubelles, sans doute en train de cuver.

— Ah.

Son enthousiasme vient de retomber aussi sec, et c'est désormais une grimace bien sentie qui s'imprime sur son visage.

— Ouais, nan, un poivrot, j'en ai déjà un dans mon canapé, hein. Miguel me suffit largement.

Je ris devant son frisson de dégoût, et décide de me reprendre enfin.

— T'as raison. Encore mieux, tu devrais le jeter de ton canapé, Linda, tu mérites mieux que ça !

— Je sais, soupire-t-elle. T'as de la chance d'être célibataire.

De la chance ? Non, je ne crois pas. Elle n'a pas l'air de se rendre compte de la solitude dans laquelle je suis plongée en permanence. Je suis seule à Los Angeles, totalement et désespérément seule dans une grande ville sans même un parent éloigné. Arrivée il y a quatre ans, je m'y suis installée pour pouvoir venir en aide à ma grand-mère, restée au pays, et qui n'a pas pu me suivre à cause de sa santé. Il faut dire que le passage illégal de la frontière n'a pas été de tout repos, et que ma fuite du Mexique a été rocambolesque.

Je suis bien maintenant, j'ai un boulot, et même s'il ne paie pas très bien, il a le mérite de me permettre d'avoir un toit sur la tête, et de manger à ma faim. Je peux même envoyer une petite partie de mon salaire à ma grand-mère. Seul hic : la solitude, pesante et longue, que je subis continuellement.

Je ne réponds donc pas, me contentant d'un sourire, et entreprends de rejoindre les vestiaires du personnel, un peu plus loin dans les sous-sols du bâtiment. Le temps de prendre mes vêtements civils, de me changer et j'empoigne mon sac à main avec comme objectif de rejoindre ma voiture au plus vite.

C'est un engin hors d'âge, que je prends rarement pour aller travailler, lui préférant les transports en commun, plus simples et moins chers. Mais aujourd'hui, vu que je dois ramener à la maison une commode, je n'avais pas d'autre choix que de venir en voiture. C'est la première fois que la direction nous propose de récupérer le mobilier des chambres, qu'elle vient juste de renouveler. Et j'ai sauté sur l'occasion pour faire main basse sur une jolie commode en merisier massif, qui, si elle n'est plus au goût du jour, va me permettre d'avoir un rangement supplémentaire dans ma chambre.

Je prends donc la direction du parking du personnel, avant de stopper net devant ma portière. J'ai beau tâtonner partout dans mes poches, aucune trace de mon téléphone. Eh merde ! Je cherche dans mon sac à main, refouille mes poches, repart en arrière dans mes souvenirs. Rien.

Et c'est là que je me décompose : putain, est-ce que je l'aurais fait tomber près des poubelles ? Merde, merde, merde, fait chier !

C'est pourtant la dernière fois que je me souviens m'en être emparée, pour appeler les flics. Je ferme les paupières, consciente que je vais devoir y retourner.

Putain, j'ai pas envie !!

Je reste comme une idiote à côté de ma voiture, contemplant la carrosserie cabossée comme si elle allait me trouver une solution. Il n'y en a qu'une, et c'est celle de repartir là-bas. Mon pied percute ma roue, de rage, et c'est exaspérée que je rebrousse chemin. Je tente dans un dernier espoir de fouiller ma blouse, dans le casier, mais elle est vide.

Alors, dans un soupir las, et avec l'envie d'un condamné à mort, je rouvre la porte de derrière, monte les marches et jette un coup d'œil vers le coin gauche. Merde, il est toujours là ! Sauf qu'il n'est plus couché par terre, mais assis contre le mur, les genoux relevés et la tête enfouie dans ses mains.

Fort heureusement, il est plus loin qu'avant, et c'est avec plus de sérénité que je peux avancer vers le conteneur près duquel j'ai peut-être perdu mon téléphone. Mais j'ai beau regarder, je ne le vois nulle part. Mais mince, c'est un cauchemar !

— C'est ça que vous cherchez ?

Le son de la voix de l'inconnu me fait sursauter, et je gémis en me rendant compte que j'ai failli avoir une crise cardiaque. D'autant que ce qu'il tient dans sa main, c'est bien mon vieux portable à clapet qui me nargue à trois mètres.

Je ne réponds pas, les yeux rivés sur l'appareil, hésitant à avancer. Suis-je prête à prendre le risque de me faire agresser juste pour un téléphone ? Je grimace, me rendant compte que je n'ai pas le choix, en fait.

Le gars n'a pas l'air bien actif, mais si ça se trouve, il feinte. Ou pas.

— J'sais pas ce que c'est, mais je me suis dit que ça devait avoir de la valeur.

Hein ? Comment ça, il ne sait pas ce que c'est ?

J'arque un sourcil, puis me fige quand il relève son visage vers moi. Ses yeux me scrutent et m'analysent, se plissant en me parcourant des pieds à la tête.

— C'est mon portable, en effet, réponds d'une voix chevrotante que j'essaie de calmer.

Pour donner le change, je carre les épaules et gonfle le buste. Il me regarde faire, comme si j'étais un moucheron qui essaierait de se faire passer pour un bourdon. L'image n'est pas totalement fausse, parce que je sais bien que je ne dois pas avoir l'air très effrayante, comme ça.

Pour toute réponse, il agite l'appareil dans ma direction, comme s'il m'invitait à le récupérer. Y aller ou pas, là est toute la question. Et puis, sans réfléchir, je me précipite, le lui arrache des mains, et recule à ma place d'origine.

Il ne bronche pas, ne bouge pas, se contentant de sourire en coin. Je le fais rire, en plus ?

— Merci, murmuré-je. C'est... gentil.

Non, mais c'est la seule connerie que je trouve à lui dire. Je me tourne, décidée à repartir dans l'autre sens, quand d'un coup, je me fige. Oh il n'a pas bougé, ni esquissé le moindre geste ou émis le moindre mot. Non, c'est ma conscience qui bêtement décide de sortir de son trou au plus mauvais moment.

— Est-ce que... vous allez bien ?

Merde, les mots sont sortis tout seuls. Je me mords la joue, avec l'envie de me donner des baffes de poser ce genre de question à un parfait inconnu. Torse nu, dans une impasse vide.

Mais d'un coup, qu'il n'ait pas bougé depuis tout à l'heure m'interpelle : est-ce qu'il est blessé ? Mal en point ?

Je me tourne vers lui, et le découvre en train de m'observer en silence. Ses yeux noirs me regardent avec une attention qui me fait hausser un sourcil.

— J'ai mal à la tête, se contente-t-il de répondre.

J'humecte mes lèvres : je ne devrais pas continuer. Ma raison me hurle de partir, ma conscience me pousse à approfondir.

— Vous avez bu ?

Il secoue la tête, visiblement mal en point, si j'en juge par la grimace qui déforme ses traits parfaits.

— Non, aucune boisson alcoolisée. Y en a pas, d'où je viens.

D'où il vient ? Serait-il étranger ? Il est brun, mais pas hyper mat, ce qui me fait hésiter sur un pays du Moyen-Orient. C'est la seule idée qui me vient à l'esprit pour un état qui interdirait l'alcool.

— Vous vous appelez comment ?

— Zaaphel.

Hein ? Jamais entendu pareil prénom. Ça confirme mes hypothèses.

— Et votre nom de famille ?

— Je... juste Zaaphel.

Je fronce les sourcils : est-ce qu'il n'en a pas ? refuse de me le dire ? Ou ne s'en souvient pas ? Mais contre toute attente, c'est lui qui reprend la parole.

— On est où, ici ?

— Au Millenium Baltimore.

Il plisse les yeux, et je me sens obligée de préciser.

— C'est un hôtel du centre.

— Du centre de quoi ?

— Euh... Los Angeles...

Je le vois cligner des paupières, comme s'il était soulagé. Et moi, je ne comprends plus rien.

— Putain, j'ai réussi, murmure-t-il.

Pas sûr que cette phrase m'était destinée, vu le ton bas qu'il a pris.

— Réussi quoi ? le questionné-je cependant.

Il tourne la tête vers moi, avec un sourire las.

— A passer la frontière. A m'échapper de cet enfer. Putain, j'ai réussi.

Mon Dieu, c'est donc ça. Lui aussi, c'est un réfugié. Lui aussi, il a fui un pays, une guerre ou une famine, pour venir tenter sa chance ici. Mais comment a-t-il atterri dans les poubelles ?

— OK, reprends-je d'une voix plus forte. Vous savez ce qui vous est arrivé ?

Il se frotte son menton imberbe, puis secoue la tête, avant de grimacer de douleur. Il a peut-être pris un coup ?

— J'en sais rien, me répond-il. Y a eu une ouverture, et j'ai saisi ma chance. Les gardiens étaient partis, j'ai couru et... après je ne sais plus.

J'opine du chef, me remémorant ma propre expérience, quand j'ai franchi la frontière entre le Mexique et les Etats-Unis. Est-ce qu'il a été drogué par des passeurs et balancé là ? Bien possible, ces gens-là sont de vrais vautours.

— Vous êtes blessé ? demandé-je en le balayant des yeux. Je n'ai pas l'impression.

Il baisse la tête, et inspecte son torse, avant de nier. J'avoue que j'en profite un peu plus que nécessaire pour mater son corps de rêve.

— J'crois pas, conclut-il en essayant de se lever. J'ai juste un mal de crâne phénoménal.

Debout, il est encore plus impressionnant qu'allongé. Un mètre quatre-vingt-dix au bas mot, peut-être plus. Je ne fais pas le mètre soixante-dix, et j'ai l'air d'une naine à côté de lui. Il m'oblige d'ailleurs à lever la tête vous le voir maintenant.

— Faut que j'y aille, murmuré-je. Ça va aller ?

— Ouais, merci, femelle.

Hein ? Il vient de me traiter de femelle, là ? Bordel, je ne sais pas d'où il vient, lui, mais pour la politesse et le savoir-vivre, on repassera ! Je me raidis, et amorce le pas en arrière que j'aurais dû faire depuis tout à l'heure.

Allez Pia, c'est bon , il va bien, barre-toi !!

Et c'est ce que je fais,en dévalant les marches sans un regard en arrière.

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