❝ 𝓒𝓱𝓪𝓹𝓲𝓽𝓻𝓮 9 ❞
Le reste de la journée s'écoula ainsi. Nous marchions durant quelques minutes, avant de nous arrêter le temps de boire un peu et de nous reposer à l'ombre relative de notre sac.
Cependant un autre problème ne tarda pas à se poser à nous : nos gourdes furent très vite vides. La bouche sèche, nous poursuivîmes tant bien que mal notre route.
— Il nous faut de l'eau.
J'avais parlé d'une voix rauque alors que nous étions aux alentours de dix sept heures. Nos gourdes étaient vides depuis plus de trois heures et demi, et cela n'arrangeait guère notre fatigue. D'autant plus que maintenant, avec la chaleur environnante, le risque de déshydratation nous guettait.
Perrit acquiesça à mes mots, qui étaient devenus une évidence. Pourtant, quand je lui désignai la ville de taille moyenne qui se trouvait à quelques dizaine de mètres de nous, il secoua vivement la tête.
— Non, il est hors de question d'aller là.
— Et pourquoi cela ?
Mon ton s'était fait dur et âpre, je n'en pouvais plus et n'avais plus l'énergie de prendre des pincettes.
— Parce que c'est dangereux. Là-bas, c'est Krysfÿ.
— Krysfÿ ?
Ce nom me disait quelque chose, sans que je sache quoi. Il me fallut plusieurs minutes avant que cela ne me revienne. Le souvenir d'un livre d'histoire qui faisait partie de la petite bibliothèque de ma tante remonta à la surface de mon esprit.
Je l'avais lu, non pas par plaisir mais parce que « l'instruction est un facteur clé dans l'éducation d'une jeune fille », pour citer ma tante.
D'après ce livre, Krysfÿ était, avant la guerre qui opposa Aellaron à Arcalia, une des capitales économiques de Kerœ. Cependant j'avais été quelque peu coupée du monde à Cuniæ, et ignorais la situation économique globale du Royaume.
Devant mes interrogations silencieuses, Perrit m'expliqua :
— C'est devenu le numéro trois des lieux dangereux, juste après les contrées lointaines et Ornia. Pour faire simple, c'est un repaire à grande échelle de brigands et de criminels. Il est hors de question de nous arrêter là.
Je comprenais les arguments de Perrit, mais je refusai d'en démordre. Nos gourdes vides, ma soif et le soleil qui refusait de descendre à l'horizon m'exhortaient à insister.
— Il faut qu'on s'arrête, à part si tu veux t'écrouler à cause d'une insolation ou de la déshydratation.
Perrit déplaça son poids de gauche à droite, exécutant un infime mouvement de balancier qui m'agaçait au plus au point. Il finit par hocher la tête, presque à contrecœur.
— Bon, d'accord. On va faire une réserve d'eau, puis on se trouve un coin tranquille à l'écart.
Satisfaite et victorieuse, je pris la direction de Krysfÿ.
Celle ville était très différente du village par lequel nous étions passé quelques heures plus tôt. Les petites maisons avaient été remplacées par des bâtiments larges, plus ou moins hauts mais souvent délabrés. En ruine, pour certains. Les rues étaient bondées, remplies d'une énorme quantité de population qui se mouvait en tous sens.
Perrit prit la tête, serrant son sac contre lui pour le protéger d'éventuels vols. Je le suivis aussi vite que possible pour ne pas me faire distancer.
Je gardai les poings serrés, cette foule m'effrayait, m'oppressait. Je sentais le feu gronder en moi de plus en plus férocement, prêt à jaillit au moindre relâchement. Mais le pire restait — pour le moment — le brouhaha confus et incessant. Ici, me concentrer était une véritable épreuve et je ne pouvais pas me laisser aller.
Presque toutes les personnes qui nous entouraient étaient plus grandes que moi, je ne voyais strictement rien. Un début de panique m'envahit et je sentis mes mains chauffer dangereusement ; il fallait à tout prix que je sorte de là.
Soudain, il me sembla que la marée de personnes s'ouvrait en deux devant mes yeux, dévoilant une place sur laquelle se dressait un « spectacle ». La scène qui se déroulait devant mes yeux ahuris était en fait bien plus morbide et beaucoup moins innocente qu'un simple spectacle. Un vieil homme au visage sale, les yeux remplis d'une souffrance indescriptible se tenait debout, bien droit. Cela me parut tout d'abord étrange mais il ne me fallut pas longtemps pour comprendre qu'il était en réalité attaché. Ses pieds étaient légèrement écartés, ses bras tendus comme les ailes d'un oiseau. Un oiseau enfermé dans sa cage, un oiseau qui ne pouvait s'envoler. Sa peau pendait sur tout son corps affamé, il était vêtu de misérables haillons.
Cette scène, tout bonnement atroce, ne semblait pourtant pas perturber grand-monde. Quelques habitants lançaient des regards à la fois gênés, apeurés et désolés au vieillard. Sûrement des habitants qui avaient été pris au dépourvu par la nouvelle mauvaise fréquentation de Krysfÿ et n'avaient pu partir. Mis à part ça, il n'y avait que des bandits et des brigands qui semblaient se délecter de la situation.
De temps à autre, certains arrivaient avec un fouet pour frapper le pauvre homme attaché, ou lui donnaient un coup de couteau entre les côtes, le blessant juste assez pour qu'il souffre sans se vider de son sang.
Ce qui se produisait ici me donnait la nausée. Fasko m'avait préparée à contrôler mon pouvoir, mais il ne m'avait pas préparé à ça. Je commençais à regretter d'avoir insisté pour venir ici. Remplir nos gourdes, et partir. Au plus vite.
Un sentiment d'urgence s'empara de moi, qui s'apaisa un peu quand je découvris ce qui ressemblait à un bar. Le bâtiment était petit et miteux, et sentait fort l'alcool. La porte s'ouvrait et se fermait sur un flot presque continu d'hommes complètement saouls.
J'attrapai Perrit sur le bras et, ne pouvant me faire entendre à cause de la clameur, je lui désignai le bar d'un geste du menton. Ce n'était sûrement pas l'endroit le plus fréquentable à Aellaron, mais il devait bien y avoir de l'eau là-bas.
Je vis clairement que Perrit n'était pas emballé à l'idée d'entrer, mais ce n'était pas comme si nous avions le choix. Il se contenta donc d'opiner du chef et prit la direction que je lui avais indiquée.
Il nous fallut plusieurs minutes avant de réussir à se faufiler dans le bar sans être séparés. L'intérieur était cent fois pire que l'extérieur. Une odeur de moisissure, d'alcool, de renfermé et de sueur formait un cocktail répugnant. L'endroit était en réalité bien plus grand que ce que j'avais tout d'abord cru, grâce à sa profondeur. Le plafond était bas, et quelques meubles éparses ponctuaient l'ensemble. Mais surtout, un gigantesque bar ornait tout un pan du mur.
C'était là que se trouvaient la plupart des personnes, avachies sur des tabourets, un verre à la main.
Ce lieu me répugnait et m'effrayait en même temps, cependant je m'efforçai d'avancer. J'attrapai Perrit par le poignet pour l'encourager à se remettre en marche, il semblait presque plus sonné que moi.
— Allez viens, lui dis-je.
Bien qu'il m'emboîtât il ne dut pas m'entendre ; mes paroles se noyèrent dans les autres conversations. Enfin... conversations, le mot n'était pas tout à fait juste. C'était plutôt un ensemble de rires rauques, de grognements, grincements de chaises et entrechoquements de verres.
Un combat débuta même entre deux bandits dans un coin de la salle, sans que personne ne tente de les séparer.
Une femme habillée d'une tenue tout en cuir noir déambulait entre les clients, distribuant des boissons à tout-va.
Je vis du coin de l'œil une petite table vide, et me précipitai dessus. Perrit me rejoignit plus lentement, visiblement dépassé par les événements. La serveuse en cuir s'approcha de nous et nous demanda avec un sourire aussi faux qu'hypocrite :
— Vous voulez quelque chose à boire ?
— De l'eau, s'il vous plaît, répondis-je le plus calmement possible.
La jeune femme sourit de plus belle, puis rigola à gorge déployée.
— De l'eau ? J'ai une tête à distribuer de l'eau ?
Elle agita son plateau sous notre nez, renversant de la bière, du vin et autres alcools un peu partout.
— Si vous voulez de l'eau, il faut aller au bar.
Je soupirai et, à la vue du regard de chien battu avec lequel Perrit me suppliait, j'annonçai, lasse qu'il n'ose pas prendre un minimum de risques :
— C'est bon, j'y vais.
J'allai jusqu'au bar, et m'y accoudai le plus nonchalamment possible.
Le barman était vêtu d'habits crasseux et ses mains tremblaient. Une grimace m'échappa ; je ne préférais pas savoir pourquoi.
Soudain, avant même que je puisse l'interpeller, quelqu'un me tapa sur l'épaule. Un sursaut m'échappa et je me retournai en vitesse. Cela fit courir un flot d'adrénaline dans mes veines, et... mes mains se mirent à fumer. Je cachai en vitesse mes doigts incandescents dans mes poches, priant pour que le tissu ne prenne pas feu.
La personne qui avait voulu attirer mon attention était un homme d'une quarantaine d'années à la peau burinée et bronzée. Un de ses yeux était caché par un bandeau tel un pirate, et ses cheveux noirs raides avaient été réunis en une queue de cheval. Son visage était impassible, indéchiffrable. Quant à son regard, il paraissait obscur. Ce n'était pas le mot adéquate, mais ce fut le seul qui me vint à l'esprit.
— Qu'est-ce que... qu'est-ce que vous me voulez ?
Malgré tous les efforts, je ne pus empêcher ma voix de flancher.
— Juste savoir ce qu'une si jolie jeune fille peut bien faire dans un lieu si... répugnant.
Mon interlocuteur m'adressa un sourire qui se voulait sûrement charmeur, mais était gâché par son haleine fétide et sa bouche édentée.
— Qu'est-ce qui vous fait dire que je ne devrais pas être là ? rétorquai-je sur un ton de défi, ignorant ma peur grandissante.
Tandis que j'échangeais avec le brigand, je m'efforçai de réguler le flux d'énergie qui envahissait mon corps. Mes cours avec Fasko sur l'Elenchos me semblaient bien loins face à cette situation réelle.
— Je n'ai jamais dit une chose pareille ! Seulement qu'il faut du caractère pour être ici... et un passif.
Je préférai ne pas demander ce qu'il entendait par « passif », mais me doutais qu'il ne parlait pas d'une tranquille enfance dans un paisible village. Les lèvres pincées, je lâchai :
— Il est plus facile d'échanger avec quelqu'un en connaissant son nom.
— Les noms importent peu, mais le mien est Ath. Et le vôtre ?
— Les noms importent peu, fis-je en guise de réponse.
Ath n'insista pas et enchaîna, allant droit au but.
— Je veux marchander. Peut-être, je dis bien peut-être, que nous pourrions avoir des intérêts communs.
— Et pourquoi est-ce que j'accepterais de marchander avec vous ?
— J'ai un bateau, des chevaux, un équipage et des provisions.
Je ne relevai pas qu'il sous-entendait que je n'avais rien de tout ça car, au fond, il n'avait pas tord.
J'aurais peut-être dû en parler avec Perrit. Mais l'occasion me paraissait trop tentante pour la laisser filer. Si Ath et sa bande n'étaient probablement pas très fréquentable, ils pouvaient en revanche nous être utiles s'ils étaient prêts à nous aider.
— Un aller simple vers Ornia, pour mon ami et moi.
Un mince sourire énigmatique étira les lèvres d'Ath.
— Désolé de vous décevoir, mais pour conclure un marché il faut que les deux partis soient gagnants. Or je ne gagne rien en échange de votre requête.
La solution m'apparut comme une évidence. Dangereuse, mais une évidence tout de même.
— Votre discrétion et un aller simple vers Ornia pour mon ami et moi, en échange de mon don.
— Don ?
— Oui, don. Ou faculté, talent, pouvoir, appelez ça comme vous voulez.
Anticipant la question qui allait suivre, je tendis immédiatement ma main en avant. Je lançai un regard nerveux autour de moi, afin de vérifier que personne ne nous observait.
Ath plissa les yeux, intrigué par mon geste. Il parut longuement hésiter, puis attrapa ma main. Il tressaillit à mon contact et la retira à toute vitesse. Un air ahuri s'était peint sur son visage, j'avais au moins le mérite de l'avoir pris au dépourvu.
En effet, ma main était chaude. Pas brûlante, mais presque. Ou en tous cas, assez pour se rendre compte que quelque chose n'était pas normal. Ath me dévisagea, l'air soudain... effrayé. Voir un tel criminel avec cette expression était étonnant, mais je fis mine de rien en attendant sa réaction.
— Qu'est-ce que... bredouilla-t-il finalement.
— Pas de questions. Ça fait parti du contrat, avec la discrétion bien entendu.
Ath parut encore s'interroger sur mon compte, mais acquiesça et ne posa plus aucune question. À la place, il me dévisagea avec tout le sérieux et la dangerosité du monde dans son regard. Même si je l'avais un peu oublié, c'était un homme avec lequel il fallait se méfier. Peut-être que je n'étais pas assez prudente, mais il était trop tard pour faire demi-tour.
— C'est d'accord, finit par dire Ath. Marché conclu.
Il serra ma main malgré la chaleur que diffusait ma paume.
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