❝ 𝓒𝓱𝓪𝓹𝓲𝓽𝓻𝓮 2 ❞

Je rêvais.

Ou du moins, je faisais ce qui se rapprochait le plus du rêve durant l'état d'inconscience dans lequel j'étais plongé. Une scène étrange se déroulait devant mes yeux.

Un homme et une femme se tenait debout sur un mur gigantesque, malmenés par le vent violent. Ils parlaient, mais de là où je me trouvais il m'était impossible de les entendre. Un seul mot parvint à mes oreilles et me toucha en plein cœur, sans que je sache pourquoi :

« Ensemble »

L'homme et la femme se jetèrent en avant, se précipitant à toute allure au bas du mur. Ce fut à cet instant-là que je découvris la cacophonie qui régnait au pied de l'immense muraille. Une guerre faisait rage. Des soldats armés de lances, d'épées, d'arcs et de gourdins s'entretuaient sauvagement, sans pitié. Le bruit du vent me parut tout d'un coup beaucoup moins fort face aux bruits chaotiques des lames qui s'entrechoquaient et des cris de douleurs.

Des hommes, des femmes et des garçons à peine sortis de l'enfance s'affrontaient sous mes yeux écarquillés. J'aurai voulu stopper tous ces combats, arrêter l'aura de mort qui régnait sur les lieux, mais j'avais l'impression d'être figée. Je n'étais qu'une spectatrice, et ne pouvais pas influencer les événements.

« Ensemble »

Ce mot résonna une fois de plus dans mon esprit. Soudain, quelque chose perturba ma vision. Je crus tout d'abord que je retombais dans l'inconscience ou me réveillais, mais c'était autre chose. Quelque chose de bien plus terrifiant.

Un incendie. Les flammes commençaient à tout ravager autour de moi. Leurs langues de feu s'élevaient vers le ciel, crépitaient. Je sentais la chaleur due à leur proximité, la brûlure des braises qui me frôlaient. Pourtant les combattants ne semblaient pas le moins du monde affectés par le feu. Comme si — ce qui après coup était sûrement le cas — j'étais la seule à le percevoir.

Les flammes m'entouraient désormais, se rapprochant de plus en plus. Je n'entendais plus que deux choses : les craquements de l'incendie et les battements affolés de mon cœur, qui tambourinait dans ma poitrine. Une langue de feu s'approcha un peu trop près de moi, et parut m'attraper le poignet.

Un hurlement de douleur m'échappa tandis que la douleur me transperçait comme un millier d'aiguilles chauffées à blanc. La flamme se retira, me laissant sur le bras une marque rouge, à vif.

Puis le scénario se répéta, encore et encore. Les flammes m'attaquaient les unes après les autres, me brûlant de toutes parts. Elles semblaient presque douées de conscience, vivantes. Mes jambes flageolèrent avant de se dérober sous moi, et je n'eus d'autre choix que de me recroqueviller sous les assauts perpétuels. Mes mains s'étaient plaquées sur mes oreilles pour ne plus entendre les crépitements incessants, des larmes de douleur ruisselaient sur mes joues.

Je n'avais même plus la force d'hurler.

La souffrance était intense, j'avais la certitude que la mort m'attendait au bout du tunnel. Il ne pouvait en être autrement.

Enfin, l'incendie s'estompa autour de moi, même si la douleur persistait. Je reprenais conscience, pour le meilleur et pour le pire.



À peine ouvris-je les yeux que je me mis à hurler.

Aldaron s'écarta brusquement de moi, écartant les mains comme s'il craignait que je ne l'attaque. Pourtant, ses yeux luisaient d'inquiétude.

— Tu te sens bien ? me demanda-t-il prudemment.

— Je... qu'est-ce qu'il s'est passé ? bredouillai-je en guise de réponse.

J'avais beau regardé mes bras, mes jambes, mon cou, aucune trace de brûlure. Désormais, j'étais partagée entre le soulagement la peur. Ce qui m'était arrivé n'était qu'un rêve. Mais perdre connaissance comme ça et faire un rêve si... réaliste, ce n'était pas normal. Pas normal du tout.

La peur prit le pas sur le soulagement, une peur suffocante, qui m'enserrait la poitrine et rendait ma respiration plus difficile.

— Tu t'es évanouie, et après... tu t'agitais dans ton sommeil. Tu te débattais. Et tu t'es réveillée en hurlant. Tu te sens bien ? répéta-t-il. Tu as besoin d'aide, tu veux rentrer ?

— Non... répondis-je, moi-même pas convaincue par mes paroles.

Mon état s'était dégradé en quelques secondes, et maintenant je me sentais tout à fait normale, comme si rien d'étrange ne s'était jamais produit.

Aldaron me tendit alors la main pour m'aider à me lever. Je la pris avec un petit sourire, encore un peu sonnée après mon cauchemar. J'aurais voulu que la seconde suivante n'est jamais lieu, mais je n'avais pas le pouvoir d'interférer avec le temps.

À l'instant même où ma peau entra en contact avec celle d'Aldaron, j'entendis un faible et léger sifflement. Mais ce ne fut pas le plus inquiétant. Une fumée grisâtre s'échappa de nos mains, et Aldaron s'écarta. Comme si je l'avais brûlé.

Il poussa un grognement de douleur, si bien que je me levai en vitesse.

— Qu'est-ce qu'il y a ? Je t'ai fait mal ?

Je ne comprenais pas, je ne comprenais rien. Comment le simple fait de toucher mon ami avait-il pu le blesser ? Même s'il tentait de me la cacher, je réussi tout de même à apercevoir sa main. Sa main, la main qui m'avait touchée, était rouge et couverte de cloques.

Une brûlure. Je l'avait brûlé.

Mes yeux s'écarquillèrent. J'aurais aimé qu'Aldaron se tourne vers moi en riant aux éclats, en disant qu'il avait fait semblant, ou que cette plaie était ancienne. Tout, tout plutôt que la vérité lancinante qui s'insinuant dans mon esprit.

En voulant me reculer par mesure de sécurité, mon pied buta sur une racine, et je me rattrapai par réflexe en posant ma main à plat sur le tronc d'un arbre. Immédiatement une odeur de roussi atteignit mes narines, et je découvris avec horreur la trace noire de ma paume sur l'écorce brûlée.

Tremblante, mes jambes soutenant à peine mon poids, je lançai un regard désespéré à Aldaron, qui lui ne me regardait toujours pas.

— D... désolée... balbutiai-je pitoyablement.

Ce simple mot me paraissait ridicule, mais je ne savais quoi dire d'autre. M'excuser ? Hurler ? Faire comme si tout était normal ?

Non ! Rien de tout cela n'était normal ! D'abord ce rêve, et maintenant, mes mains irradiaient, littéralement !

Mais ma peur n'arrangeait pas la situation. Plus je paniquais, plus j'avais l'impression de ne rien contrôler, que tout m'échappait. Alors je fis la seule chose qui me traversa l'esprit : fuir.

Je m'enfuis à travers ces bois que je connaissais si bien. Et même si en temps normal j'aurais pu y semer n'importe qui — excepté peut-être Aldaron —, aujourd'hui j'étais facile à pister. Mon cœur battait à la chamade, ma vision se brouillait par moments. Et tout ce que je touchais, que ce soit une feuille, une plante, un arbre, un rocher, se noircissait au contact de ma main.

Je laissais derrière moi une piste ponctuée de cendres. Même si sur le moment j'étais bien loin de penser à ça, j'aurais sûrement dû m'estimer heureuse de ne pas avoir fait flamber la forêt sur mon passage.

Finalement j'arrivais, éreintée et encore frémissante, à la lisière des bois. J'avais le souffle court, la respiration hachée après ma longue course dans les bois. Je restais cependant sur le qui-vive ; le moindre craquement de branche m'arrachais un sursaut.

J'ignorais combien de temps je passai ainsi, le regard perdu dans le vague. Je ne distinguais plus clairement les choses, mes yeux ne distinguaient qu'un amalgame de couleurs ponctué de sons. Au bout d'un certain moment, je finis par sortir de ma transe, aussi brutalement que j'y étais entrée.

Il me semblait que je m'étais un peu calmée. Des étincelles avaient cessé de jaillir de mes paumes et, en effleurant une feuille morte, je ne la brûlai pas. Soulagée mais avec l'impression d'avoir créé un grand vide au fond de moi, je me mis à chercher ce qui m'avait fait retrouver mes esprits, la cause de mon retour à la réalité.

Cause qui ne fut pas très difficile à trouver. De là où je me trouvais, je pouvais voir la route principale qui menait à mon village. Et, traversant cette route, une voiture tirée par quatre majestueux cheveux à la robe isabelle. Or ce ne fut pas l'élégance du carrosse qui me fit rester sans voix, mais les deux épées entrecroisées et entourées de plantes qui ornaient le flanc de la voiture.

Le sceau royal. Oh, oh...

À ma connaissance, jamais personne du Palais royal ne venait dans un village d'Aellaron sans une bonne raison. Une très bonne raison, même. Et après ce que je venais de vivre, la coïncidence était dure à avaler. Et si quand bien même d'en était une, l'enchaînement des événements ne me plaisait pas le moins du monde.

Je sentis un mauvais pressentiment s'emparer de moi, et tournai les talons. Aussi vite que je le pouvais, je repartis en sens inverse, en courant. Cependant cette fois-ci, je fis une courte pause près d'un arbre au tronc creux, afin d'en sortir un poignard avec une lame argentée. L'arme n'était pas d'excellente qualité, mais elle devrait faire le nécessaire pour se protéger en cas de besoin.

J'aurais souhaité croiser Aldaron pour l'avertir de la présence de nos « invités », cependant les bois semblaient déserts. Il me fallut donc une petite dizaine de minutes pour rejoindre le village, mais je craignais que ce soit assez pour que la voiture royale pénètre dans le centre ville. Heureusement quand j'arrivai, même si ce n'était plus qu'une question de secondes, la carriole n'était pas encore là.

Mon premier réflexe fut d'aller voir ma tante. J'avais beau ne pas être proche d'elle — quelque fois cela allait jusqu'au mépris —, elle restait ma seule famille. Et je voulais la mettre au courant. Je parcourus au pas de course ces rues que je connaissais par cœur avant d'entrer dans sa maison. Ma maison, celle où j'avais passé toute mon enfance. Je découvris sans surprise ma tante attablée avec quelques-unes de ses amies.

— On a des invités surprises, lâchai-je sans adresser un regard aux autres femmes.

Ma tante me fusilla du regard. Parfois, j'avais douté d'être véritablement de sa famille. En réalité, elle ressemblait plus à Mademoiselle Mila qu'à moi !

Elle possédait des cheveux blonds raides réunis dans un chignon strict, un visage autoritaire, et des yeux verts perçants. Ce n'était pas le genre de personne qu'il fallait défier si on ne voulait pas en subir les conséquences. Ça, je l'avais appris à mes dépends.

— Des invités royaux, ajoutai-je avant de sortir en claquant la porte derrière moi.

Avant de tout à fait quitter la pièce, j'eus une petite dose de satisfaction ; l'air sonné et béat de ma tante et de ses amies. J'avais réussi à leur faire se poser des questions.

Une fois ma mission accomplie, ma peur revint au grand galop. Je ne pouvais m'empêcher de penser qu'ils venaient pour moi. Pour ce qu'il venait de se passer dans les bois. Pour ce que j'avais fait qui — bien que je ne sois pas encore tout à fait prête à me l'avouer — représentait tout ce qu'ils cherchaient depuis trois cents ans.

Une petite voix dans ma conscience, au fin fond de mon esprit, me réprimandait. Voyons, c'était ridicule ! J'avais subi une sorte d'hallucination, je ne pouvais pas réellement avoir des pouvoirs. Si ?

Le doute envahissait mon esprit, et ma gorge se noua. Avec ça, je sentis mes mains chauffer. Ce n'était pas désagréable, plutôt une douce chaleur réconfortante. Mais en baissant les yeux vers mes mains, mon cœur rata un battement : des flammèches couraient entre mes doigts.

J'agitai mes mains en tous sens, mais cela ne fit qu'attiser les flammes. Heureusement pour moi, la rue était déserte. Il me fallut plusieurs minutes pour réussir à calmer ma respiration, et à faire disparaître les langues de feu orangées. Cependant la douce chaleur était toujours là, je devinais donc qu'à la moindre contrariété, cela repartirait de plus belle.

Soudain, me coupant dans mes sinistres réflexions, j'entendis le son d'un cor. Ce son signifiait que tout le monde devait se rendre sur la grand-place. Parfois, cela pouvait être pour un examen médical général, afin d'éviter une épidémie. Mais là, j'avais le pressentiment que ça allait être pour quelque chose de totalement différent...

La place était bondée. Par mesure de sécurité, je gardai mes mains dans mon dos, et m'efforçai de rester la plus calme et détendue possible.

Un homme en tenue d'apparat majestueuse sortit de la voiture, tandis que le cocher faisait résonner une ultime fois son cor. Le soldat s'avança au centre de la place et parcourut toute la population d'un regard rapide. Il sortit ensuite un parchemin de son étui et se mit à lire :

— Mesdames, mesdemoiselles, messieurs. Vous êtes réunis aujourd'hui pour une réunion de la plus haute importance. Nous avons en effet de bonnes raisons de penser qu'un... individu, de la plus haute importance, se trouve parmi vous.

En entendant ces mots, des murmures intrigués parcoururent la foule. Un carrosse similaire était déjà venu plusieurs dizaines d'années auparavant pour la même raison, ne cachant qu'à moitié qu'il était à la recherche de Flammes. Il avait pris quatre enfants qui avaient semblé être piochés au hasard, puis étaient repartis. Quelques mois plus tard, ces enfants étaient rentrés, l'air profondément choqué. Depuis cela, aucun d'eux n'avait semblé capable de vivre une vie normale.

J'aperçus du coin de l'œil plusieurs mères de famille cacher leur cadet derrière leur dos, dans une tentative pour le protéger. Même si au fond, elles devaient pertinemment savoir que cela ne les protégeraient en rien.

Je sentis mes mains trembler. Je ne voulais pas partir. Je ne voulais pas quitter le seul endroit au monde que j'avais connu, le seul endroit où j'avais de la famille, des amis. Mais je ne voulais pas non plus que des enfants innocents soient enlevés à leur famille par ma faute.

Indécise, je cherchais Aldaron du regard. Peut-être que lui saurait me dire ce qui était juste, mais il n'était nul part en vue. Le soldat reprit alors, poursuivant la lecture de son parchemin :

— Nous sommes donc ici aujourd'hui afin de tester chaque habitant de votre charmant village. Nous vous remercions d'avance pour votre compréhension et votre coopération.

Le soldat rangea le parchemin dans son étui et adressa un petit geste en direction de la voiture, de laquelle sortirent deux autres soldats aux allures un peu moins prestigieuses que le premier. Ils se dirigèrent droit vers la foule. Le premier à leur faire face fut un homme d'une quarantaine d'années, la peau burinée et le visage soucieux.

— Tendez vos mains, ordonna l'un des soldats à un habitant pris au hasard, tandis que l'autre s'occupait d'une fillette de dix ans.

Je ne comprenais pas tout à fait ce qu'ils faisaient ; ils tâtaient les mains des différents personnes, puis passaient à quelqu'un d'autre après avoir marmonné à mi-voix que cette personne ne correspondait pas à leurs attentes.

Tout d'un coup le moment que je redoutais arriva : un des soldats se présenta devant moi. Je savais ce qui m'attendais. Mes paumes étaient encore brûlantes, je n'avais aucune chance de me faufiler entre les mailles du filet. Terrifiée, je tendis les mains, craignant ce qui allait suivre, quand une voix nous interrompit :

— Plus la peine de chercher, c'est moi.

Je tournais le regard vers cette voix que je connaissais si bien. Aldaron.

— C'est moi que vous cherchez, répéta Aldaron d'un ton ferme et calme.

J'étais à deux doigts de hurler. Non. Il n'avait pas le droit de faire ça. Pas le droit de prétendre qu'il avait des pouvoirs. Mais pourquoi faisait-il ça ? Dans quel but ? Me protéger ? Ça n'avait aucun sens ! Je lui lançai un regard triste, le suppliant en silence de retirer ce qu'il venait de dire, mais il ne le fit pas.

Tout se passa si vite que je n'eus pas le temps d'intervenir.

Les soldats attrapèrent Aldaron sans poser de question, sûrement trop heureux d'avoir trouvé leur prise pour ne serait-ce que confirmer ses paroles, et l'accompagnèrent dans la voiture. Quelques instants plus tard, ils étaient tous partis, et la foule se dispersa.

En regardant la voiture s'éloigner loin sur la route, emportant mon meilleur ami, je compris. Je n'aurai jamais dû laisser faire ça. J'aurai dû assumer. Assumer la réalité.

J'étais une Flamme.

J'étais la dernière des Flammes.

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