𝓒𝓱𝓪𝓹𝓲𝓽𝓻𝓮 15

Nous mîmes en marche le plan de Kánel à la nuit tombée.

Environ une heure après qu'elle nous ait détaillé en long et en large chaque détail de son plan — ingénieux, je devais bien le reconnaître — deux brigands descendirent dans les cales. Mais nous étions déjà prêts, et rien ne laissait paraître le plan que je retournais encore et encore dans mon esprit, de peur d'en oublier une partie.

Quand ils arrivèrent dans les cales du navire, ils n'y virent que du feu ; Perrit et moi étions recroquevillés dans nos cages — de nouveau fermées à clé — plongés dans un mutisme empreint de colère. 

Nous essuyâmes quelques moqueries quand à notre situation, mais j'étais si concentrée que je n'y prêtais même pas attention.

Après avoir farfouillé quelques minutes dans leurs réserves alimentaires, ils dénichèrent ce qu'ils étaient venus chercher et repartirent comme ils étaient venus, les bras chargés de bouteilles d'alcool et de bœuf séché.

À peine la porte menant sur le pont inférieur se fut-elle refermée sur les deux brigands que Kánel jaillit d'un recoin sombre dans lequel elle s'était dissimulée. Sans attendre une seconde, elle nous libéra de nos cages respectives et déclara à voix basse :

- L'heure du dîner à sonner, on ne va pas tarder à pouvoir commencer.

En effet, nous attendîmes environ une heure, à s'assurer encore et encore que nous avions tout ce dont nous avions besoin pour le reste de notre trajet, avant que Kánel entre dans le jeu.

Elle nous salua d'un petit geste de la main, puis crocheta la serrure de la porte menant au pont, pour se faufiler à l'air libre.

Je me mis à faire les cent pas ; je savais ce que Kánel devait faire, mais chaque seconde de son plan pouvait échouer. Et si elle échouait, nous étions tous morts. Or à la clé ou pas, Ath ne supporterait certainement pas que son pouvoir et son autorité soient remis en question.

Soudain, alors que j'étais perdue dans mes pensées, j'entendis un « humpf » étouffé. La porte ne tarda pas à s'ouvrir, quelques secondes à peine plus tard. Sur le seuil je distinguais Kánel, dont l'ombre noire se découpait faiblement sur le ciel nocturne. La nuit, qui avait presque fini de tomber maintenant, serait à notre avantage.

La jeune fille se tenait — comme elle semblait en avoir l'habitude — les poings sur les hanches, avec l'air d'attendre en permanence.

— Bon, vous avez décidez de venir ou j'ai fait tout ça pour rien ? râla-t-elle à voix basse.

Ses mots nous réveillèrent Perrit comme moi ; il ne nous en fallut pas plus pour réagir et nous engager sur le pont à sa suite.

L'air frais qui circulait sur le pont inférieur me fit l'effet d'une claque, qui me vivifia en l'espace d'un instant. Mes vêtement s'envolèrent dans mon dos, tandis que j'entendais le faible bruissement de mes vêtement qui claquaient doucement. 

Ma vue étant relayée au second plan à cause de la nuit tombante, je me concentrais sur mon ouïe, dans l'espoir de pouvoir distinguer un éventuel danger. Pour le moment, je percevais les sifflements et les bruits de soufflerie du vent qui s'engouffrait dans les voiles, faisant avancer le navire à vive allure sur le fleuve Chrìmata, à moins que nous ne l'ayons quitté durant notre passage par les cales.

Sans perdre une seconde, Kánel s'élança d'un pas léger et rapide, toujours sautillant mais silencieux, vers ce qui me paraissait être une extrémité du bateau — poupe ou proue, je n'en avait pas la moindre idée.

Le pont inférieur était parfaitement désert, si bien que rien ne se mit en travers de notre passage. Nous atteignîmes sans difficulté l'extrémité du bateau, qui se révéla être la proue. 

Je baissai les yeux et découvris l'avant du bateau qui fendait les flots, les vagues qui se fracassaient et se brisaient contre le bois massif. La figure de proue, était encore plus effrayante à la nuit tombée ; son éclat doré était rendu terne par les ténèbres, et la femme presque entièrement dévêtue semblait plus que jamais vivante. Je m'arrêtai un instant le temps de l'observer : alors que, de sa main droite, elle paraissait se raccrocher au bateau pour ne pas tomber, sa main gauche était tendue vers l'avant. Plus que de la peur, cette observation me fit ressentir de la pitié ; elle me faisait l'impression de vouloir s'échapper, d'être prisonnière.

Ma gorge se noua et se fut la voix de Kánel qui me sortit de ma torpeur.

— C'est Méduse. Le mythe raconte qu'elle avait des cheveux magnifiques, qui ont été transformés en serpents pour la punir de sa beauté et de son orgueil. Toute personne croisant son regard est supposée être instantanément changée en pierre.

— Ce devait être une femme horrible, cracha Perrit avec amertume.

Kánel se retourna brusquement vers mon compagnon de route, et le fusilla du regard.

— Je ne suis pas d'accord. Personne ne connaît son histoire en entier, mais le mythe doit taire de nombreuses choses. Peut-être qu'elle n'était pas aussi horrible que ça. Peut-être qu'elle aurait pu être heureuse, trouver le bonheur et rester quelqu'un de bien. Mais son pouvoir a fait d'elle un monstre à abattre pour tous ceux qui entendaient parler d'elle. Moi je suis persuadée qu'elle devait être bien plus que ça.

Malgré moi, mon regard croisa celui de la jeune fille, et je sentis mes yeux me brûler. Le parallèle était simple à faire entre Méduse et moi, mais pas pour autant moins désagréable. 

Oui, j'étais sûrement considérée comme un monstre par Ath et sa troupe de brigands et peut-être même par Perrit, quoi qu'il n'en ai rien dit jusqu'à présent. Mais il y avait une différence majeure entre la jeune femme aux cheveux de serpents et moi : Aldaron.

De toute évidence, Méduse n'avait eu personne pour la protéger, alors que moi... moi, mon meilleur ami s'était jeté dans la gueule du loup, à ma place.

Après ma gorge, mon cœur se serra de douleur. Cela faisait tellement longtemps qu'il avait été enlevé... Depuis le temps, on avait dû se rendre compte de la supercherie. Depuis le temps, il vaut dû être tué pour avoir osé prendre ma place.

J'osais espérer, d'un espoir fou et irraisonnable, que je m'en serais rendu compte. Si on avait enlevé la vie à Aldaron, j'espérais de tout cœur que je l'aurais senti. Comme un coup de poignard, une sensation de vide, n'importe quoi.

— Sauf que pour moi, il y a encore de l'espoir.

Mon regard était sombre et triste, mais déterminé. Sans attendre plus longtemps, je pris soin d'ignorer mes camarades et marchai jusqu'au petit ponton que j'avais remarqué à mon arrivée sur le navire. Juste en dessous, pendant dans le vide, se trouvait une barque de taille moyenne. 

Notre sortie de secours.

Kánel me dépassa avec dextérité. Sans dire un mot, elle enjamba la barrière de sécurité — dans un bois pourri qui commençait à s'effriter, et se pendit dans le vide. Sous elle, les rémous du fleuve formaient des tourbillons grondants, prêts à l'avaler à la moindre faiblesse de sa part.

— Alors, vous voulez nous fausser compagnie ?

Je sursautai : trop occupée à regarder ce que faisait Kánel, je n'avais pas remarqué Zyla. La femme aux cheveux auburns était arrivée derrière nous et nous jaugeait d 'un regard dont la colère froide me pétrifia sur place.

— Qu'est-ce que vous regardez comme ça ? poursuivit Zyla sans nous laisser l'occasion de répondre.

Immédiatement, je détachai mon regard du ponton et lui tournai le dos. À pas prudents pour ne pas inciter Zyla à attaquer, je tournai le dos à la barrière en bois et reculai jusqu'à la sentir juste derrière moi. Je ne pouvais pas reculer plus si je ne voulais pas me retrouver dans les flots écumants. D'une démarche chaloupée, Perrit me rejoignit et se plaça directement à ma droite.

Pour contrer les ténèbres de la nuit, Zyla tenait dans une de ses mains une petite lampe crasseuse. La flamme à l'intérieur diffusait un faible halo de lumière qui se reflétait dans le bleu si particulier de ses yeux. Toutefois, si elle avait dans son apparence quelque chose de mystique, ses intentions ne trompaient pas ; de la main gauche, elle tenait son étrange épée à la lame recourbée.

— Ne tente rien, persifla-t-elle en suivant mon regard. Avant même que tu aies fait quoi que ce soit, cette lame sera venue se loger dans la poitrine de ton cher ami.

Du coin de l'œil, j'aperçus le geste nerveux de Perrit : il porta ses doigts à son cou, à la marque encore fraîche que la lame de Zyla y avait fait.

J'aurais voulu pouvoir être plus forte. Mais à vrai dire, l'idée d'attaquer Zyla ne m'avait même pas effleurée. L'obsidienne avait eu une action  terriblement efficace contre moi, et m'avait vidée de mes forces. J'étais épuisée. À quand remontais ma dernière vraie nuit de sommeil ? Je n'en avais pas la moindre idée. Si je faisais ne serait-ce que penser aux heures de marche, aux péripéties, à la faim, à la soif et la fatigue, je craignais de m'effondrer et de ne plus être capable de me relever.

Cependant tout ça, Zyla n'avait pas besoin de le savoir. 

Je me redressai autant que possible pour paraître plus menaçante, et tendis la main en avant, paume vers le ciel. Je fis apparaître une flammèche, logée au creux de ma main. Elle était de taille modeste et guère impressionnante, mais je n'étais pas capable de plus. À peine tentai-je de faire grossir la flamme que ma tête se mit à tourner. L'espace d'un instant, m'a vue se troubla et je menaçais de tomber.

Pathétique.

Perrit à côté de moi se tendit. Il devait être nerveux ; le bouclier humain que j'avais pu être jusqu'à maintenant n'était plus aussi efficace qu'il devrait.

Très bien. Peut-être que je n'étais plus capable d'agir. Mes j'étais toujours capable de parler, et les mots en devenaient ma meilleure arme.

— Combien ? 

Ma voix était si basse que Zyla ne devait pas m'avoir entendu ; elle ne broncha pas ?

— Combien, répétai-je d'une voix plus forte, comme un coup de tonnerre dans le silence de la nuit. 

Zyla ne répondit pas, mais haussa un sourcil ; c'était suffisant, elle m'avait entendu.

— Combien d'argent Ath vous a promis, à chacun d'entre vous ? Quelles richesses êtes-vous supposés obtenir contre ma vie au Palais royal ? Beaucoup j'imagine, pour quelqu'un... comme moi. Je suis unique, pas vrai ?

Je partis d'un rire sarcastique à peine contrôlé. La fatigue décuplait chacune de mes émotions, je me sentais instable. Et, au vu du regard perplexe et de l'air inquiet de Perrit, je n'étais pas la seule. À rire ainsi dans une telle situation, il devait me croire folle. Moi-même j'avais des doutes.

— Je suis unique ! Mais des rumeurs ont dû courir. J'imagine que des brigands comme vous savez tout de ce qui se passe à Aellaron. Très bien. Dans ce cas-là, vous devez savoir qu'un garçon a été attrapé, dans un petit village de province. Qu'il a été emmené de force au Palais, dans ce même Palais où je cherche à tout prix à me rendre. Quelle coïncidence, n'est-ce pas ? Mais la soif d'or est si grande que vous n'y avez peut-être même pas pensé. Si un des miens — tenez, je peux même vous donner son nom : Aldaron — est déjà là-bas c'est que d'autres ont profité de la richesse de livrer une personne unique comme moi.

Je me tus un instant, pour jauger la réaction de Zyla. Imperturbable, elle ne laissa rien paraître. Cependant, le fait que Perrit était toujours en vie était une preuve suffisante de mon succès ; j'avais piqué son intérêt.

Si j'ignorais combien de temps je pourrais encore gagner avec mes paroles vides de sens, j'espérais de tout cœur que Kánel avait trouvé pendant ce temps une idée ingénieuse pour nous sortir de là. Je ne tiendrai pas encore très longtemps.

— Ouvrez les yeux ! Les rumeurs ne sont pas que des rumeurs, vous devez savoir mieux que personne qu'elles ont souvent une part de vérité. La royauté n'a même pas conscience de mon existence. Je ne suis rien, je ne suis personne, alors qu'Aldaron là-bas est tout pour eux. L'attrait de la nouveauté, l'exception que je suis censée être a déjà été épuisée. En me livrant aux gardes royaux, vous ne gagnerez rien du tout. Rien du tout.

Je n'avais plus rien à dire, et le silence s'éternisa. Mon cœur battait à la chamade dans ma poitrine. Après mon petit discours, je peinais à reprendre mon souffle.

Soudain, alors que l'électricité crépitant dans l'air était presque palpable, j'entendis un cri.

— Eh oh, il y a quelqu'un ?

Kánel surgit de nulle part, se soulevant à la force des bras sur le bastingage.

La suite des événements se passa si vite qu'il ne dur seconded qu'une seconde, durant laquelle je restai pétrifiée de béatitude.

À peine Kánel était-elle apparue que Zyla laissa d'un mouvement ample son arme dans sa direction. J'entendais un bro sourd quand la lame entra dans la chair de la jeune fille. L'espace d'un instant ses yeux s'écarquillèrent et ses mains lâchèrent la rambarde. Je perçus un bruit violent quand elle dut percuter la surface des flots.

Alors que je reprenais mes esprits, je me précipitai pour tenter de l'apercevoir. 

— Non !

Le hurlement semblait provenir de nulle part. Je tournai la tête vers la gauche, mes cheveux virevoltant dans le vent qui se levait de plus en plus. J'eus à peine le temps de comprendre ce qui se passait sous mes yeux ébahis : c'était Dexí qui avait hurlé.

Et tout juste son cri poussé, il s'élança jusqu'au bastingage et plongea dans les flots tumultueux sans hésiter.

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