❝ 𝓒𝓱𝓪𝓹𝓲𝓽𝓻𝓮 14 ❞

Quand je rouvris les yeux, j'étais devenue aveugle. Parfaitement aveugle. 

Je ne voyais plus rien, et un élan de panique s'empara de moi. Je tournai ma tête en tous sens pour tenter de percevoir quelque chose, n'importe quoi ; une lumière, une couleur. N'importe quoi qui me prouve que je n'avais pas perdu la vue.

Un gémissement étranglé m'échappa bien malgré moi alors que je me rappelais les derniers événements. Je dis être plus bruyante que ce que j'aurais voulu, car une voix quelque part sur ma gauche tenta de me rassurer.

— Tout va bien, Kyra. Tout va bien.

Non, tout n'allait pas bien ! avais-je envie de hurler en retour. Pourtant, un mauvais pressentiment et la crainte de ne pas être seule me retint.

— Perrit, c'est toi ?

— Bien sûr, qui est-ce que ça pourrait être d'autre ?

Il y avait de l'amertume dans sa voix, pourtant je fis comme si de rien n'était. D'ailleurs, ce n'était pas bien compliqué ; un immense soulagement s'empara de moi, je voyais de nouveau. Nous étions juste plongés dans une obscurité des plus totales, et il fallait un peu de temps à mes yeux pour s'y accoutumer.

Tout ce qui était autour de moi était en teintes de gris et de noir, mais c'était toujours mieux que d'être tout bonnement aveugle. Prudente, je voulus me redresser très lentement mais ma tête ne tarda pas à cogner contre quelque chose de froid et de dur, qui me renvoya immédiatement au sol.

Je gémis de nouveau en me frottant le sommet de la tête et tachant d'ignorer la douleur nouvelle qui se répandait sous mon crâne.

— On est enfermé, crut bon de me préciser Perrit d'un ton placide.

Je fusilla du regard l'endroit d'où provenait sa voix, même si je ne pouvais pas encore le voir.

— Sans blague, tu ne crois pas qu'il est un peu trop tard pour me dire ça ? sifflai-je.

— Eh, ce n'est pas à cause de moi qu'on est ici, je te signale ! protesta-t-il vivement.

— Oui, si tu avais pris la direction des choses on serait juste morts. Oh mon Dieu c'est vrai que c'est tellement mieux !

Ma vue s'était désormais suffisamment éclaircie pour que je puisse voir Perrit. Il était enfermé dans une cage en métal que j'imaginais similaire à la mienne, en fer ou en acier, juste assez grande pour qu'il puisse se tenir assis en tailleur, le dos droit, sans se cogner.

Quant à moi, j'imaginais me trouver dans une prison similaire. Pourtant, rien à faire ; dans le nuage d'obscurité qui entourait ma cage, je distinguais Perrit mais pas les barreaux de ma cage.

Mes doigts se tendirent d'eux-mêmes pour tâter le terrain devant moi et rencontrèrent, non pas du métal, mais ce qui ressemblait plutôt à une pierre lisse grossièrement taillée, étonnamment coupante.

— Qu'est-ce que... débutai-je sans achever ma phrase.

Je ravalai ma fierté et me tournai vers Perrit en m'efforçant de prendre un ton aimable.

— Est-ce que, par hasard, tu sais ce que c'est ?

— Je n'en ai aucune idée, mais j'ai un mauvais pressentiment. Essaye...

Perrit soupira avant de terminer sa phrase.

— Je n'en reviens pas de te demander ça, mais essaye d'utiliser tes pouvoirs.

L'atmosphère était tendue, je sentais que l'électricité autour de nous étais presque palpable. Presque sans le faire exprès, les mots jaillirent tous seuls de ma bouche sans que je réfléchisse.

— Tu as oublié le mot magique.

— Kyra, voyons, ce n'est pas le moment de jouer à ça, protesta Perrit.

J'étais trop loin pour en être sûre, mais j'étais presque certaine qu'il levait les yeux au ciel, exaspéré.

— Allez, insistai-je pourtant.

— D'accord. S'il te plaît.

J'avais le sentiment que les mots lui écorchaient la gorge, sans savoir si cela était dû à moi ou aux circonstances. Ou peut-être aux deux.

Malgré tout satisfaite, je levai une paume vers le ciel et fit apparaître une toute petite flammèche. À peine plus grande qu'une braise, la petite flamme flottait à quelques millimètres de ma main et s'agitait paisiblement. Si la flammèche était tranquille, j'aurais préféré qu'elle gronde, qu'elle exprime toute ma rage et mon envie de sortir d'ici. 

Cependant, après l'énergie que j'avais déversée sur mes assaillants un peu plus tôt — sans grand effet, ce que je n'arrivais toujours pas à comprendre — j'avais épuisé mes forces, qui ne revenaient que peu à peu.

— C'est bon, tout va bien, rassurai-je Perrit. Regarde, je peux faire ça.

Je lui montrai la flamme, minuscule luciole qui dansait près de moi. Dubitatif, Perrit ne dit pas un mot. Je voulus donc lui prouver que tout irait bien, et peut-être aussi par la même occasion... me faire pardonner ? C'était sûrement ma faute si on en était là, je devais bien l'admettre. Même si reconnaître cette amère vérité m'écorchait la gorge.

Quoi qu'il en soit, ce n'était guère le moment des aveux. Toujours concentrée sur ma flamme, je l'envoyai doucement s'éloigner de moi, tout droit en direction de Perrit. Les premiers centimètres se passèrent très bien ; la flammèche progressait à un bon rythme, même si je sentais une goutte de sueur perler sur ma tempe.

Cependant, alors que la petite boule de lumière flottante passait les barreaux de ma cage, elle disparut.

Tout simplement.

L'instant d'avant elle était là, l'instant d'après elle ne le fut plus. Un petit hoquet de stupeur m'échappa, et je décidai de retenter l'expérience sans attendre, me disant que j'étais peut-être juste trop fatiguée.

Mais tout se passa exactement de la même manière : la flammèche était bien présente, avant de s'évaporer à l'instant même où elle franchissait la cage qui m'entourait.

Je distinguais le rictus de Perrit malgré la distance.

— Alors, qu'est-ce que tu en penses ? soupira-t-il. Toujours aussi persuadée que cette cage est ordinaire ?

J'ouvris la bouche et la refermai sans qu'un seul mot ne franchisse mes lèvres, je commençai à nouveau à tâter les barreaux autour de moi, tandis que mes yeux s'habituaient de mieux en mieux à l'obscurité. Si j'avais eu du mal à voir ma prison, c'était parce qu'elle était en réalité très différente de celle de Perrit.

Contrairement à celle de mon compagnon de route, la pierre qui composait les barreaux était d'un noir d'encre, mat et profond comme la nuit.

— De l'obsidienne... murmurai-je.

Je venais de reconnaître la pierre ténébreuse, utilisée pour certains outils utiles à la vie de tous les jours. La même que celle qui composait la statuette de l'archer, dans la cabine.

— Qu'est-ce que tu as dit ? m'interrogea Perrit.

— Elle a dit « de l'obsidienne », rétorqua une voix inconnue.

Un petit cri étrange m'échappa et, dans un geste de protection aussi futile qu'inutile, je tendis les paumes devant moi. Un peu plus loin, dans la direction où se trouvait Perrit, j'entendis un bruit sourd et un grognement de douleur.

— Qui est là ?

Dans le silence et l'obscurité, ma voix parut résonner, étrangement forte. Je fus à deux doigts de plaquer un main sur ma bouche, mais me retins à la dernière seconde ; je n'avais aucun moyen de savoir si la personne qui venait de parler pouvait me voir ou non.

— Qui est là ? répétai-je d'une voix plus basse, mais aussi plus menaçante.

- Éh, pas la peine de s'énerver ! répéta la voix. Je ne vous ai pas fait de mal que je sache.

— Alors pourquoi est-ce que tu refuses de nous donner ton identité ? protesta Perrit.

D'après ce que j'entendais de la voix inconnue, elle appartenait à une jeune fille, peut-être un peu plus jeune que moi.

— Et c'est le garçon qui s'est cogne assez fort pour avoid une commotion cérébrale qui dit ça ?

Un léger silence plana, et je ne pus retenir un sourire en coin amusé ; après tout, qui qu'elle soit, elle n'avait pas tout à fait tort.

— Enfin bref, reprit la jeune fille, si vous voulez tout savoir alors je vais tout vous dire. Je m'appelle Kánel, j'ai quinze ans, quatre mois et vingt(huit jours. Je suis une passagère clandestine, je suis dans les cales de ce bateau depuis le port de Pīpri. Ça fait dix-sept jours que je suis ici. Oh, et si ça vous intéresse, la cage de Kyra est bel et bien composée d'obsidienne, la seule pierre capable d'endiguer le pouvoir des Flammes. Et enfin... enfin, j'ai les clés de vos cages respectives.

Sans que je puisse m'en empêcher, ma poitrine fut secouée de soubresauts et, avant d'avoir pu y faire quoi que ce soit, je m'étais mise à rire. Le ridicule de la situation était tel que je ne pouvais rien faire d'autre.

Alors que j'étais pliée en deux, la lumière s'allume. J'ignorais d'où elle provenait, mais elle inonda l'endroit où nous nous trouvions — de toute évidence, les cales du navire des brigands. Une fois de plus, mes yeux eurent du mal à s'habituer ah changement de luminosité. Ce fut comme une sensation de brûlure sur mes rétines, mais pas le type de brûlures dont je commençais à avoir l'habitude.

— Je n'ai dit que la vérité, je ne vois pas ce qu'il y a de drôle.

Mon regard se porta sur Kánel, que je détaillai des pieds à la tête.

La jeune fille était assez grande — elle devait faire ma taille même si nous avions deux ans de différence — et était élancée. Menue, elle semblait sportive malgré ses vêtements dépareillés : un pantalon large en toile bleue, des bottes hautes marrons aux lacets défaits et une veste en cuir d'un rouge délavé.

Alors qu'elle remarquait que je l'observais en détail, Kánel m'adressa un petit signe moqueur de la main, comme si elle me saluait. Elle accompagna son geste d'un sourire aux dents éclatantes, qui détonna sur sa peau métissée.

Cependant, ce qui se démarquait le plus dans son accoutrement restait ses cheveux. Kánel avait de longs cheveux coiffés en petites tresses fines, dont la majorité avait une teinte de vieux rose titrant sur le cuivre.

— Bon, tu as fini de me détailler ? J'ai l'impression que Perrit voudrait mieux sortir de là.

Une fois de plus, l'honnêteté de Kánel me prit au dépourvu ; c'était rare de rencontrer une personne qui disait de but en blanc ce qu'elle pensait. Pourtant, la première chose que j'eus l'idée de dire n'était même pas une remarque par rapport à ses paroles.

— Dis-moi, comment ça se fait que tu connaisses nos prénoms ? Et comment...comment sais-tu ce dont je suis capable ?

Par réflexe, je baissai d'un ton en prononçant les derniers mots. De nouveau, Kánel eut un grand sourire.

— Disons... disons que je suis perspicace. Je fais attention aux gens et les gens font rarement attention à moi. La preuve, je vous l'ai dit. Je suis là depuis dix-sept jours, et personne ne m'a vue.

Kánel pencha la tête sur le côté, avec l'air de quelqu'un qui parlait à des enfants et commençait à s'agacer de leurs incompréhensions.

— Vous voulez sortir, oui ou non ? Parce que sinon moi je vous laisse là, ça ne changera rien à ma petite vie.

Je fis la grimace mais hochai tout de même la tête.

— Oui, sors-nous de ces cages.

Kánel opina du chef avec un petit air satisfait et s'avança de la cage de Perrit d'un pas qui avait quelque chose de dansant, mais qui restait très silencieux. Après avoir libérer mon compagnon de route, elle fit de même avec moi. Avant de reculer prudemment.

Soudain, la jeune fille parut beaucoup plus nerveuse, voire même effrayée.

— Je vous ai aidé, vous m'en devez une. Vous m'en devez une, je vous ai aidez, répéta-t-elle à mi-voix.

Perrit haussa les épaules, las. 

— Ce n'est pas moi qui peut mettre le feu à ce rafiot, mais si tu veux mon avais, je n'avais pas prévu de te faire de mal.

— Moi non plus ! m'exclamai-je, offusquée que Perrit ai pu croire une chose pareille.

Comme Kánel ne parla plus et Perrit n'insista pas, un silence pesant s'installa dans les cales désormais illuminées. Je pris soin de détailler mon environnement, pour me familiariser avec l'espace dans lequel j'étais.

Le plafond était relativement bas mais je pouvais tout de même me tenir debout, le haut de ma tête frôlant les planches de bois du plafond. Ici, le bruit de la mer était assez retentissant, on entendait parfaitement bien le bruit des vagues se fracassant contre les parois du navire.

Les planches craquaient et quelques tonneaux, tout au fond des cales, roulaient et s'entrechoquaient au rythme régulier du roulis. À part ça, les cales du navire étaient divisées en deux espaces ; le premier paraissait contenir des réserves de nourriture avec notamment du poisson et de la viande séchée et salée, alors que le deuxième était composé d'un ensemble de bric à brac qui tenait en équilibre précaire.

Parmi ces objets jetés en vrac, j'aperçus notre sac en toile, qui contenait tout ce que nous avions pris pour notre périple.

Avec un soulagement mal contenu, Perrit suivit mon regard et se jeta vers le sac, qu'il retira de l'amas poussiéreux. Il l'épousseta d'un geste précautionneux avant de fouiller à l'intérieur, pour faire l'inventaire de ce qu'il nous restait.

Bien évidemment, il ne restait plus aucune trace de nourriture, que les brigands avaient dû récupérer pour leur propre usage. En revanche il y avait toujours mes gants ignifugés, auxquels ils n'avaient pas dû trouver d'utilité notable. Je notai amèrement que mon précieux poignard était introuvable.

Je sentis malgré moi mes yeux piquer et se remplir de larmes. Ce poignard, c'était une des rares choses qu'il me restait de ma mère. Bien plus qu'un héritage précieux, cette arme avait une valeur que je ne pouvais quantifier.

— C'est ça que tu cherches ?

Mes yeux se tournèrent une fois de plus vers Kánel, pour découvrir que la jeune fille jouait avec mon poignard, qu'elle tournait entre ses doigts avec vitesse et dextérité.

— Donne-moi ça, lâchai-je d'un ton sec.

Sans attendre, j'enfilai mes gants — je ne voulais pas prendre le risque de blesser qui que ce soit — puis arrachai le poignard des mains de Kánel, qui ne pipa pas mot.

Pendant ce temps, Perrit avait « emprunté » de la nourriture aux brigands, qui possédaient une réserve faramineuse. Nous n'avions plus aucune pièce d'or — Ath n'avait pas dû hésiter beaucoup de temps avant de prendre le peu d'argent que nous avions — mais nous n'étions pas sans rien. Non, ce qui m'inquiétait le plus désormais, c'était de trouver un moyen de sortir de là.

Le bateau était désormais à flots depuis plusieurs heures. Peut-être même plus, j'ignorais combien de temps j'étais restée inconsciente avant de me réveiller ici. Mais si Kánel avait réussi à se faire discrète durant dix-sept jours, il était impossible que Perrit et moi fassions de même. Notre temps était même compté : au prochain repas des brigands, ils se rendront compte que les cages n'étaient pas aussi infaillibles qu'elles en avaient l'air.

Je devais bien avouer, à contrecœur, que je ne voyais aucune solution pour nous sortir de là. Cependant déterminée, je refusais de laisser le désespoir m'envahir et demandai à Perrit :

— Est-ce que tu as une idée pour nous sortir de ce bateau alors qu'il est en mouvement ?

Perrit me jaugea d'un regard sévère, et je me sentis me faire toute petite. Il devait encore m'en vouloir pour avoir fait confiance à Ath et, je ne pouvais le nier, j'avais fait une terrible erreur. Qu'y avait-on gagner ? Quelques kilomètres, pendant lesquels j'avais détruit la maison de ce que j'imaginais être une charmante famille et m'étais fait plus d'ennemis que je ne pouvais en compter.

— Aucune, marmonna-t-il en levant les yeux au ciel.

J'ignorais son geste d'exaspération et m'assis à même le sol, le regard perdu dans le vide. Il fallait qu'on trouve une solution, mais je ne voyais même pas le début d'une idée poindre à l'horizon.

Soudain, alors que je me perdais dans mes sombres pensées, Kánel me fit revenir à la réalité. La jeune avait les poings sur les hanches et un air amusé.

— Vous croyiez vraiment que je n'avais pas de solution à vous proposer ?

Je sursautai, ayant presque oublié la présence de Kánel. Comment elle, qui ne nous connaissait que depuis quelques minutes mais semblait connaître notre vie toute entière, pouvait trouver une solution là où je n'en voyais aucune ?

— Quelle solution ?

Je devais bien admettre être dubitative, mais j'étais cependant prête à tout tenter. Après tout, je n'avais rien à perdre et tout à gagner.

Avec un sourire en coin, Kánel rétorqua :

— Je vais tout vous expliquer.

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